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Penser sans autorisation

10 NOVEMBRE 2018 : SORTIE DU LIVRE « COLUCHE PRÉSIDENT. HISTOIRE DE LA CANDIDATURE D’UN CON »

Le philosophe Michel de Certeau a pu écrire qu’en 1968, on avait pris la parole comme en 1789, on avait pris la Bastille. Peut-être, mais alors la prise ne fut pas très longue. Avant le début des années 2000, avant l’apparition d’Internet, un peu, et des réseaux sociaux, surtout, qui disposait en effet de la capacité effective de s’adresser à, disons, plus de mille personnes à la fois ?
Qui d’autre qu’une infime minorité de la population détenait la capacité exorbitante de dire au monde ce qu’il fallait penser de son cours ?L’accès à la parole publique large était de facto restreint à des groupes si limités qu’une énumération exhaustive en est possible : mandataires politiques, journalistes, leaders syndicaux, (grands) patrons, haut clergé, vedettes de la culture et éventuellement du sport. Une infime minorité de la population se voyait donc socialement confier la mission de dire la vérité sur le social.

Celui qui a sans doute le plus finement exprimé ce verrouillage, c’est… Coluche : « Dans les milieux autorisés, on s’autorise à penser. Alors ça ! Le milieu autorisé c’est un truc, vous y êtes pas vous hein ! Vous êtes même pas au bord. Vous y êtes pas du tout. »
En l’occurrence, il aurait été plus juste d’évoquer une autorisation à parler, et plus précisément à parler publiquement – accompagné de l’attente légitime d’être écouté.

Cet accès à la parole publique a fait l’objet en moins de quinze ans d’une ouverture massive dont toutes les conséquences n’ont sans doute pas encore été mesurées. Il n’est pas exagéré de réactiver un couple ancien et d’évoquer en matière de liberté d’expression publique le passage d’un droit formel à un
droit réel.

Ce bouleversement s’accompagne d’une autre évolution, qu’il accentue peut-être : le discrédit généralisé de la sphère politique – qui apparaît au mieux comme le notaire, au pire comme l’otage des équilibres si peu équilibrés des marchés mondiaux. Comment s’étonner dès lors de la prééminence du registre de l’indignation dans la manière dont les « citoyens lambda » s’emparent de cette possibilité nouvelle de dire « leur » vérité sur le monde ? La puissance nouvellement acquise de l’expression vient ici pallier l’impuissance longuement sédimentée de l’action politique, dans un cercle vicieux apparemment inextricable.

Il n’est pas question ici de donner les coordonnées permettant de nous sortir collectivement de ce cercle vicieux, mais de rappeler que dans ce qui apparaît à certains yeux comme un ingrédient de la crise de la démocratie – la « Tour de Babel » des réseaux sociaux – constitue, au moins dans son principe, une des plus formidables avancées de la démocratisation. Que cette rupture radicale dans les conditions d’accès à la parole publique se soit produite en un laps de temps si court explique sans doute également que nous n’ayons pas encore trouvé les moyens d’un exercice fructueux de cette liberté nouvellement
acquise.

On peut – il faut – déplorer la médiocrité généralisée du débat public qui a accompagné l’essor des réseaux sociaux. Mais il faut en même temps « s’autoriser à penser » le formidable espace de démocratisation qu’il ouvre.