Retour aux articles →

Pays-Bas : des alters très isolés

Avant-gardistes il y a 15 ans — ils étaient actifs bien avant Seattle (1999) –, les altermondialistes néerlandais ne semblent plus être que l’ombre d’eux-mêmes. Dans une société «pilarisée», rompue au consensus entre acteurs institutionnalisés, ils peinent à faire entendre leur voix contestataire.

Les médias français et allemands déploient un arsenal impressionnant pour commémorer Mai 68 ; rien de pareil aux Pays-Bas : chez nous, c’est dès 1965 qu’a émergé une nouvelle génération de contestataires. C’était le mouvement Provo. Provo était un mouvement d’action directe non violente qui a inspiré bien des mouvements interventionnistes, notamment en Allemagne et en France. Le véritable tremblement de terre moral déclenché par Provo a fait qu’aux Pays-Bas, Mai 68 n’était jamais qu’une vague de protestation de plus. Les grands affrontements du mouvement étudiant allaient eux devoir attendre jusqu’en 1969. Si nous envisageons le mouvement altermondialiste, 30 ans plus tard, nous observons un phénomène similaire. Alors que dans la plupart des autres pays, la «Bataille de Seattle» contre la conférence ministérielle de l’OMC en 1999 et les contre-sommets des deux années suivantes représentent la référence obligée pour la contestation de la mondialisation néolibérale, aux Pays-Bas, à cette époque, l’altermondialisme était déjà bien installé, voire sur le déclin.

Un bon début…

En 1991, ce sont les infoshops Sorte de petit magasin contenant du matériel d’informations politiques, livres, brochures….. politiques néerlandais qui ont contribué à organiser une caravane européenne dont l’objectif était de stimuler le débat sur l’Union européenne et les perspectives radicales de résistance aux politiques néolibérales. De même, jusque 1995, A Seed En anglais seed signifie graine, semence , une organisation de militants de base pour l’action, la solidarité, l’égalité, l’environnement et le développement, a mené des actions portant sur les problèmes mondiaux liés au commerce et à l’environnement. A Seed a aussi participé à la Plateforme pour une autre Europe, qui a coordonné le contre-sommet européen en 1997. Par ailleurs, une des retombées de la préparation d’actions contre le sommet des chefs d’État de l’UE a été le collectif Eurodusnie (= l’Europe ainsi jamais), établi dans un squat à Leiden et lié aux Marches européennes. Eurodusnie a joué un rôle important dans l’émergence d’une critique radicale de l’Union européenne et a favorisé des contacts internationaux étendus, qui se sont concrétisés dans la réunion de l’Action mondiale des peuples (Peoples’ Global Action), un réseau mondial horizontal de mouvements rassemblant des militants de base, à Leiden en 2002. Peu après le sommet d’Amsterdam, les réseaux altermondialistes des Pays-Bas, se sentant plus forts, ont participé à une campagne internationale contre l’Accord multilatéral d’investissement (l’Ami). Cette campagne a élargi le champ d’action aux accords sur le commerce mondial et aux institutions internationales qui soutiennent l’économie néolibérale. Une autre conséquence fut la création aux Pays-Bas en 1998 d’un vaste réseau de groupes anticapitalistes d’action directe. Ces quelques excursions rétrospectives dans les mouvements altermondialistes aux Pays-Bas démontrent donc que les manifestations de Seattle, Prague et Gênes ne sont pas tombées du ciel. Mais, posons-nous la question : y a-t-il une raison qui fait que les mouvements de gauche de ce petit pays sont souvent à l’avant-garde ?

… menant à une mauvaise fin ?

Avant d’y apporter une réponse, il nous faut examiner ce qui s’est produit après l’entrée remarquée des mouvements altermondialistes dans la mire des médias internationaux. Les luttes altermondialistes aux Pays-Bas sont beaucoup moins vigoureuses aujourd’hui que dans les années 1990. Après l’été chaud de 2001 où des militants néerlandais avaient participé aux mobilisations internationales contre un sommet après l’autre, on remarque deux changements importants dans les mouvements altermondialistes néerlandaises. D’une part, bien des nouveaux acteurs sont entrés en piste, par exemple de grandes ONG (Milieudefensie ou Oxfam Novib), des syndicats (la FNV) et des organisations trotskistes. Si les ONG voyaient dans la conscience critique diffusée par les mouvements altermondialistes une chance de toucher de nouveaux sympathisants et de renforcer leur position à la table de négociation, les groupes trotskistes essayaient de donner davantage de «direction» à ce mouvement large, multiple et plutôt horizontal. Les premières insistaient pour qu’une version locale du Forum social soit organisée en 2004 et en 2006 tandis que dès 2002 les seconds ont voulu réorienter la contestation altermondialiste en manifestations contre la guerre dans des rassemblements qu’ils contrôleraient. Aucune de ces initiatives n’a entraîné le moindre désagrément pour les projets néolibéraux. D’autre part, les réseaux entre groupes de militants de base organisés horizontalement se sont avérés peu stables. Le réseau d’action directe anticapitaliste constitué en 1998 s’est dissout et en 2003 une nouvelle tentative pour y établir le réseau Basta sur des bases comparables n’a jamais vraiment eu de résultat. Si la tradition de travailler en réseau pour préparer des mobilisations à l’occasion de l’un ou l’autre sommet s’est bien poursuivie, ces réseaux temporaires n’ont jamais débouché sur des structures durables. C’est un peu comme si une action internationale coordonnée n’était plus une source d’excitation, juste un rituel obligé. En même temps le désir d’enraciner la critique altermondialiste dans le local, comme formulé lors du colloque de Peoples’ Global Action à Leiden et à d’autres occasions, n’a jamais non plus vraiment débouché sur des pratiques identifiables.

Les raisons d’une rupture de continuité…

Ainsi notre question – y a-t-il une raison qui fait que les mouvements de gauche de ce petit pays sont souvent à l’avant-garde ? – est mal posée. Une question bien plus intéressante est de savoir pourquoi il ne s’est pas développé davantage après des débuts aussi prometteurs. Pour y répondre, il faut se pencher sur les modifications dans le mouvement décrites ci-dessus et sur la façon dont les différents courants du mouvement altermondialiste se positionnent par rapport à la politique institutionnelle et à la culture politique des institutions néerlandaises portant sur des actions politiques contestataires. La culture politique des Pays-Bas est profondément marquée par une «culture du consensus mou» qui s’exprime aussi dans la structure institutionnelle par piliers. Même si les affiliations religieuses ont moins de poids qu’auparavant, les élites politiques institutionnalisent les conflits sociaux. Il est par conséquent très difficile pour des acteurs non institutionnels de ne pas se faire absorber par les structures institutionnalisées. Les conflits sociaux portant sur l’organisation de la société se transforment rapidement en questions techniques négociées dans le cadre d’une structure bureaucratique. Et le mouvement altermondialiste ne semble pas avoir compris les dangers inhérents au processus. La réussite de la campagne contre l’Ami a prouvé que pour combattre des politiques néolibérales il faut une organisation internationale et la pression de la rue. Pourtant, les ONG et les syndicats néerlandais ont choisi pour cible de leurs pressions des ministères nationaux et parfois des agences internationales. Cette tendance inhibe le processus de construction d’un mouvement qui puisse se concevoir comme une force sociale autonome. C’est ce qu’on a pu observer lors des deux éditions du Forum social néerlandais, auxquelles les mouvements de militants de base ont peu participé. Les débats se concentraient sur la conscientisation de la population et la façon d’influencer la politique gouvernementale.

… et l’absence de conflit

Vu pareille constellation, il est difficile pour d’autres courants de ranimer un conflit social ou d’ouvrir le consensus à une critique radicale de la mondialisation dans la société civile, comme cela avait été le cas en Italie. Si les ONG et les syndicats avaient vu dans les évènements des années 1990 une raison de mettre en cause le consensus social institutionnalisé autour de tables de négociation, il est probable qu’ils auraient trouvé dans ces réseaux de base des partenaires de coalition disposés à les épauler. Or ces réseaux se sont faits marginaliser par des organisations comme Oxfam/Novib qui prétendent qu’un «néolibéralisme social est possible». Il est par conséquent facile pour le gouvernement de réprimer tous les groupes qui formulent une critique plus radicale de la mondialisation néolibérale. L’an dernier, nous en avons eu une éclairante illustration : une manifestation de cent cyclistes s’est faite arrêter à Utrecht alors que les manifestants protestaient contre la réunion du G8 en Allemagne. Ces arrestations ridicules et illégales un an plus tard les manifestants ont été lavé de toute accusation montrent combien les contestataires sont isolés aux Pays-Bas. Comme il n’y a pas véritablement de conflit sur la mondialisation néolibérale dans le «polder «Polder» désigne les territoires conquis sur la mer grâce à des digues, mais aussi le système politique néerlandais : une culture de consensus sans affrontement qui rassemble les élites des différents piliers de la société douillet de la politique néerlandaise, les contestataires ne sont jamais qu’un «problème d’ordre public» à régler par les autorités politiques.