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Nouvelle gouvernance économique : rêves et réalités

La crise budgétaire que traverse actuellement la Grèce (et demain d’autres pays de l’Union) interroge inévitablement le système monétaire européen, dont l’emblème (l’euro) fête ses dix ans. Un constat s’impose : le modèle de gouvernance économique de l’eurozone est faillible.

Deux mille neuf : l’euro souffle ses dix bougies. Hier havre de paix, la zone euro se trouve aujourd’hui dans l’œil du cyclone. Au moment où nous rédigeons ces lignes, la descente aux enfers de la Grèce, qui s’englue dans un endettement public abyssal, est susceptible de mettre le feu aux poudres de l’ensemble de la zone euro. L’argument selon lequel un risque de défaut de paiement de la Grèce serait indolore, compte tenu que son économie pèse peu au sein de l’eurozone (2% du PIB) ne tient pas. La Grèce n’est pas un cas isolé. L’Espagne, le Portugal ou encore l’Italie pourraient suivre… Pour sortir de l’ornière, les appels à la solidarité et à l’amélioration de la gouvernance économique de l’UE se font de plus en plus pressants. Herman Van Rompuy, nouveau président de l’UE, entend jouer les sapeurs pompiers en exhortant les États membres à constituer un «gouvernement économique européen». José Emmanuel Barroso, président de la Commission, abonde dans le même sens. Pour asseoir la crédibilité de ses propos, le Traité de Lisbonne est hissé comme étendard pour calmer le jeu des fonds spéculatifs sur la monnaie. Comme si la mise en œuvre pleine et entière des nouvelles dispositions du Traité, notamment dans le volet de la coordination économique, suffirait à éteindre les braises. Or, c’est oublier que les questions économiques n’ont précisément pas été revues en profondeur lors de la dernière réforme institutionnelle. Hormis quelques modifications mineures, les questions de gouvernance économique, dont le Traité de Maastricht (1992) a jeté les bases en instituant l’Union économique et monétaire, restent le parent pauvre du Traité. Pire, le modèle économique qu’il préconise se fonde largement sur les principes de concurrence et de «non-solidarité». Il souffre ainsi d’un vice de construction dont on sent à présent le souffle du boulet. Conscients que la convergence économique des États était indispensable au fonctionnement d’une Union monétaire, les pères de l’euro l’ont sciemment restreinte à un dispositif contraignant de discipline budgétaire. En organisant le marché intérieur selon les principes de concurrence fiscale et sociale, les pays de l’UE ont de facto délégué ce processus au marché, enclenchant un processus de fragilisation des travailleurs et de précarité à grande échelle, dont ils subissent à présent l’effet boomerang. Les exhortations à la constitution d’un «gouvernement économique européen» ne seront crédibles dès lors que l’on n’éludera plus ce débat.

L’engrenage

Parmi les failles du Traité qui ont préparé le terreau de la secousse monétaire, trois retiendront notre attention. La règle de «non-garantie» (euphémisme pour signifier le principe de «non-solidarité») ; l’interdiction de restreindre la libération des capitaux et le Pacte de stabilité et de croissance. Elles font office à présent de camisole de force, dont il faudrait se libérer pour sortir de la crise par le haut. Les dispositions relatives au fonctionnement de l’Union économique et monétaire ont coulé dans le marbre le principe de non-sauvetage (no «bailing-out»). L’article 125 TFUE Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la nouvelle dénomination depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. (TCE : Traité instituant la Communauté européenne.).. (ex-article 103 TCE) interdit ainsi formellement toute prise en charge des engagements des États par la Communauté ou d’autres États membres. Concrètement, cela signifie qu’un État membre ne peut pas compter sur l’intervention de ceux-ci en cas de dérapage budgétaire… Il est piquant de constater qu’à l’origine, cette absence de sauvetage s’est vu motivée par la nécessité de contenir «l’aléa moral» des autorités publiques. Par contre, aucun mécanisme n’a préalablement été conçu pour contenir toute forme d’aléa moral du secteur privé. Au contraire, les Traités l’ont implicitement encouragé de deux façons. D’abord, en consacrant la libération totale et irréversible des mouvements des capitaux entre les États membres et à l’égard des pays tiers (de manière unilatérale). L’engrenage de la dérégulation financière est ainsi amorcé. Ensuite, la politique de concurrence, prérogative exclusive de l’UE, a précipité la crise. S’il est vrai qu’elle est censée répondre aux intérêts des consommateurs, en élargissant la gamme de produits et en réduisant les prix, la réalité est toutefois plus complexe. Elle a favorisé la constitution d’oligopoles dans le secteur financier… Or, la «consolidation financière», issue du mouvement de «fusion-acquisition» d’entreprises, a pour effet de réduire la concurrence et d’accroître les risques d’instabilité financière. D’où l’idée que ces établissements devenaient, dans le jargon financier, «too big to fail» (trop grand pour faillir). En secourant ces «molosses» de l’industrie financière, les États sont dès lors tombés de Charybde en Scylla : ils ont encouragé l’aléa moral dans le secteur financier… et ce, en laissant exploser leur déficit public. L’ironie du sort veut que les États soient à présent sanctionnés par ce sauvetage. Dans l’urgence, l’orthodoxie budgétaire a momentanément été mise en sourdine, tant les conséquences d’une dépression paraissaient plus graves que celle de l’endettement. Les marchés financiers ont toutefois sonné la fin de la récréation. Non contents d’avoir été secourus par les autorités publiques, les fonds spéculatifs s’attaquent (en guise de remerciement ?) à la monnaie des États membres de l’eurozone, sous prétexte que certains d’entre eux ont laissé filer leur endettement public dans des proportions inquiétantes. En particulier, la Grèce est en ligne de mire des marchés financiers, qui s’émeuvent de son endettement abyssal. La menace potentielle d’un défaut de paiement se profilant, ils renchérissent le coût de son endettement sur les marchés et rapprochent, de cette façon, la Grèce plus près du bord gouffre… De cette façon, la prophétie risque d’être auto-réalisatrice.

Retour à la case départ

Pour rassurer les marchés, l’heure est à nouveau au tour de vis budgétaire. Et ce en dépit du fait qu’un scénario prématuré de «sortie de crise» met la convalescence économique sous le boisseau. La Commission européenne multiplie les procédures de déficit excessif à l’encontre des États membres. À sa décharge, le Traité l’y oblige, car la discipline budgétaire, et son encadrement dans le Pacte de stabilité et de croissance, constitue une des dispositions fondamentales de l’Union économique et monétaire. L’idée des pères fondateurs de l’euro étant d’éviter que des dérapages budgétaires d’un État pénalisent ses voisins (à travers une hausse des taux d’intérêt de la Banque centrale européenne subie par tous). En clair, ce dispositif d’encadrement de la rigueur visait à éviter le scénario d’insolvabilité d’un État membre et de stratégie du passager clandestin. Pour être crédible, rappelons que le Pacte de stabilité et de croissance, qui limite le déficit autorisé à 3% du PIB et la dette publique à 60% du PIB, était assorti, dans sa version initiale, d’un mécanisme de sanction. Ce qui reflète l’aversion des Traités pour l’endettement public, suspect d’être obligatoirement néfaste… Et ce en dépit du fait qu’il peut être provisoirement utile pour inciter à un usage plus économe des ressources naturelles, favoriser les produits alternatifs «verts», et orienter les investissements ou l’innovation. A contrario, dérive néolibérale oblige, aucune disposition n’a été prévue pour éviter et sanctionner l’endettement des agents privés, sur laquelle repose notamment la stratégie des fonds spéculatifs (par le biais de l’effet de levier). Les États membres paient à présent le prix fort de cet ostracisme. Par exemple, la bulle immobilière en Espagne, responsable de l’endettement effréné des ménages, aura été profondément déstabilisatrice pour son économie, et, par ricochet, pour l’ensemble des États de l’eurozone. Mais le Pacte de stabilité et de croissance, qui se focalise sur le seul endettement public, ne s’y est pas intéressé, dès lors qu’il s’agissait d’endettement des agents privés… C’est ainsi que l’Espagne était perçue comme vertueuse, car conforme aux règles du Pacte de stabilité. Cette carence est d’autant plus fâcheuse que le Pacte de stabilité constitue à ce jour le seul outil de gouvernance économique de l’eurozone. Au minimum, s’il y a bien une leçon à tirer de cette crise, c’est que le Pacte doit être réformé : il ne peut désormais plus évacuer la question de l’endettement privé, qui n’est pas plus vertueux ! En outre, on est en droit d’attendre des autorités politiques qu’elles instaurent enfin une limite à l’endettement des acteurs financiers dans les dossiers législatifs en cours (celui des hedge funds, par exemple), au vu de leurs effets funestes pour la collectivité. Mais le combat n’est pas gagné d’avance tant les résistances au changement restent tenaces.

Fragilité monétaire

La crédibilité et la solidité de l’eurozone se mesurera à la capacité des États membres de relever le défi de la gouvernance économique. La gestion de la crise en Grèce constitue, à ce titre, un test grandeur nature de l’engagement européen des États membres. La viabilité à long terme de l’euro en dépend. Dès lors que le Traité exclut formellement l’assistance financière entre États membres de l’eurozone, l’engagement pris par les chefs d’État et de gouvernement, lors de leur sommet informel du 11 février 2010 de ne pas laisser tomber la Grèce, nécessitera la mise en œuvre de solutions créatives, à même de contourner les écueils du Traité. Diverses options sont possibles : émissions d’euro-obligations, aide financière octroyée sur base intergouvernementale entre États ou par la Banque européenne d’investissement… La question ne s’arrête toutefois pas là. Même si on trouve dans l’immédiat les moyens de surmonter la crise grecque, ces mesures provisoires constitueront au mieux un emplâtre sur une jambe de bois, dès lors que les causes des difficultés de l’eurozone ne sont pas traitées en amont. Pour être solidement ancrée, rappelons, à ce stade, qu’une zone monétaire doit répondre à trois exigences fondamentales. En premier lieu, elle suppose une intégration économique poussée entre les partenaires et la convergence de leurs économies. En clair, si deux pays membres connaissent des situations économiques radicalement différentes et nécessitent donc des politiques économiques opposées, alors la monnaie commune devient une entrave à l’intervention économique. En deuxième lieu, pour résoudre les éventuels chocs asymétriques (choc économique ne concernant qu’un ou une minorité de pays), une zone monétaire doit se doter de mécanismes pour y faire face, par d’autres moyens que la politique monétaire. Ce qui suppose, en troisième lieu, un saut qualitatif dans l’intégration politique. La «volonté politique» constitue, en quelque sorte, le ciment indispensable à même de pérenniser une zone monétaire. Or, force est de constater que la zone euro ne remplit aucune de ces conditions.

Sombres perspectives

En effet, l’Eurozone est en proie à des déséquilibres internes croissants : au lieu de converger, les économies des États membres de la zone euro divergent de plus en plus. En axant sa stratégie économique sur l’exportation, l’Allemagne enregistre par exemple des excédents extérieurs importants, tandis que des pays comme la Grèce sont largement déficitaires. Par ailleurs, aucun dispositif n’a été conçu afin de contrôler et limiter ces divergences économiques (hormis le lacunaire Pacte de stabilité et de croissance). Par exemple, il n’existe ni de «fond de solidarité» ni de budget «fédéral» permettant de résoudre les chocs asymétriques sous forme de transfert de revenus. La coordination des politiques économiques au sein de l’Eurogroupe est surtout d’ordre virtuel. Ainsi, les États membres de l’eurozone ne sont pas légalement tenus de se consulter préalablement avant de prendre des décisions économiques qui affecteraient l’ensemble des partenaires… Enfin, il n’existe aucun appétit politique pour approfondir l’intégration européenne dans son volet social et politique. Pour forcer la convergence de leur économie, les États membres ont au contraire misé sur la stratégie de «déflation salariale» Par une politique de baisse des salaires, un pays entend de cette façon restaurer/gagner un avantage compétitif par rapport à ses autres partenaires commerciaux , sur laquelle repose notamment le succès de l’Allemagne. Depuis que l’euro a été porté sur les fonts baptismaux – rendant du même coup caduc l’outil de la dévaluation de la monnaie pour restaurer une perte de compétitivité entre États membres –, jamais les travailleurs n’ont autant été mis en concurrence. Ils sont d’ailleurs qualifiés, dans le jargon économique, de «variable d’ajustement». Le fait que la question du pilotage économique de la zone euro soit restée en rade n’est pas le fruit du hasard. En effet, elle représente la meilleure garantie pour que la convergence économique se fasse selon les diktats du marché. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que là où les États membres mettent leur priorité, le Traité prévoit des mécanismes qui visent à décrocher des résultats efficaces. C’est notamment le cas en matière de politique de concurrence (pour laquelle la Commission a quasi plein pouvoir). Pour les négociations commerciales, l’UE dispose également d’un seul porte-parole, à savoir le commissaire au commerce : c’est lui qui négocie seul, dans les instances de l’Organisation modniale du commerce, sur base du mandat livré par le Conseil. À l’inverse, sur les questions socio-économiques, l’UE s’exprime en ordre dispersé… Par exemple, il n’y a pas de siège unique pour les pays de l’UE au sein des instances du Fonds monétaire international (FMI). Au sein de l’Union, faute de gouvernail économique, les États peuvent s’adonner librement à leurs jeux non coopératifs sous couvert du respect du sacro-saint principe de subsidiarité Ce principe, formellement reconnu dès le Traité de Maastricht, veut que les decisions prises dans l’Union européenne le soient au niveau le plus pertinent et le plus proche possible des citoyens… Face à l’incurie européenne en matière de gouvernance, l’idée de charger la Commission européenne d’un rôle accru en termes de surveillance économique est a priori salutaire. Toutefois, la question des «outils» ne doit pas supplanter celle des objectifs poursuivis. Certes, la construction d’une Europe citoyenne et solidaire passe par une meilleure prise en charge des enjeux sociaux et environnementaux par la sphère européenne. Pour cette raison, la logique d’intégration européenne en appelle au renforcement du pouvoir des institutions incarnant les «intérêts communs», et a fortiori, de la Commission européenne, l’institution supranationale par excellence chargée de défendre les intérêts européens (à l’inverse du Conseil, qui représente les intérêts nationaux). Mais il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes et tomber naïvement dans le piège d’un «europhilisme béat». À cet égard, l’opinion émise par la Commission au sujet du plan d’austérité budgétaire de la Grèce a de quoi inquiéter.

L’Union, clone de l’OMC ?

Certes, la Grèce doit prendre des mesures qui s’imposent pour limiter son endettement public. Elle doit notamment réduire drastiquement le poids surréaliste de ses dépenses militaires, lutter contre la corruption et revoir de fond en comble sa politique d’imposition des revenus. À l’inverse, les mesures clés qui se dégagent des recommandations de la Commission sont, entre autres : le gel/réduction des salaires, la réforme – c’est-à-dire le «dégraissage» – de la fonction publique ou encore la réforme du marché du travail (au moyen d’une «flexibilité» accrue des travailleurs). Ainsi, compte tenu que la Grèce ne peut désormais plus user de l’outil de «dévaluation de sa monnaie» pour restaurer sa compétitivité intérieure, la Commission l’exhorte à pratiquer une politique non coopérative de «déflation salariale». Qu’elle puisse être préjudiciable à la reprise économique ne semble donc pas effleurer les instances européennes. Au contraire, elles ont unanimement «salué» les mesures d’austérité budgétaire prise par la Grèce, début mars, pour regagner la crédibilité des marchés. Quant à l’idée d’assurer un minimum de coordination salariale sur le plan européen pour éviter une mise en concurrence des travailleurs, ou encore de lutter contre la concurrence fiscale entre États au moyen d’une coordination minimale des taux d’imposition des entreprises en Europe, elles n’ont jamais été à l’agenda, faute de consensus, que ce soit au Conseil ou au Parlement européen. De façon plus générale, ce qui inquiète, c’est le retour en force des vieux réflexes ataviques, et la remise en selle d’un modèle économique éculé. Aux lendemains de la crise, la leçon de 1929 semblait pourtant avoir porté. Les logiques économiques keynésiennes étaient soudainement déterrées : pour éviter le spectre de la récession, les États ont défendu à l’unisson la sortie de crise au moyen d’une politique d’investissements publics, financée par l’endettement. Aucun État n’a prôné la baisse des salaires et des dépenses publiques. La rupture avec l’idéologie libérale n’était que factice. La gestion de la crise grecque, ou plus exactement la mise en scène de la «tragédie grecque» l’illustre à l’envi. En outre, on dénote d’inquiétantes similitudes entre les mesures d’assainissement budgétaire préconisées par l’UE et celles en vigueur au sein du FMI lors de l’élaboration des très (impopulaires) politiques d’ajustement structurels envers les pays pauvres endettés. L’UE est-elle amnésique au point d’en oublier que ces programmes ont largement démontré leur incurie ? La Commission serait-elle donc un avatar du FMI au sein de l’UE ? Est-ce à nouveau une approche «taille unique», axée sur «l’adaptabilité» des travailleurs à la concurrence internationale, qu’elle nous réserve dans la conduite de la politique économique coordonnée ? Ou faut-il attendre l’implosion de l’euro pour qu’émerge enfin un autre consensus ? En clair, tant que le modèle économique européen reste ancré dans les valeurs de compétition et non de coopération, on est en droit de craindre que la nouvelle gouvernance économique de l’Union soit une greffe du FMI, décliné à l’échelle européenne, dont le moteur – la recherche d’une croissance accrue par le biais du libre échange – est un clone de l’OMC. Ce scénario n’a pourtant rien d’inéluctable. Créativité, audace et remise en cause du paradigme économique dominant seront, sans conteste, les vecteurs d’une gouvernance économique réussie.