Retour aux articles →

No Government, Great Country ?

En ne s’occupant pas des « vrais problèmes des vraies gens », le gouvernement fantôme à la tête d’un pays qui l’est à peine moins a rendu à ces vraies gens un fier service. En termes de croissance du PIB, les derniers chiffres fournis par Eurostat témoignent en effet d’un résultat plus qu’honorable pour la Belgique, et en tout cas supérieur à la moyenne européenne. Les recettes fiscales 2010 sont nettement plus élevées que prévu. En matière d’emploi, notre pays figure très haut dans la liste de ceux que la crise a épargnés au cours des deux dernières années. Ce paradoxe requiert évidemment une explication – qui ne réduise pas à un plaidoyer démagogique libertarien. Hasardons celle-ci : ce gouvernement si ardemment désiré aurait enfin eu les coudées franches et la légitimité nécessaire pour appliquer des remèdes de cheval. Lesquels ? Ceux-là mêmes que préconisent les maquignons du FMI, de l’Union européenne et d’Itinera Institute réunis – et qui font le régime ordinaire des autres pays européens : coupes claires dans les services publics, déflation salariale compétitive, limitation dans le temps des allocations de chômage, pression généralisée sur la Sécurité sociale… À l’exception des pays en crise aiguë – Grèce et Irlande – c’est le nouveau gouvernement conservateur libéral britannique qui a appliqué avec le plus de discipline ces remèdes universels. C’est aussi le seul qui soit retombé en récession fin 2010. En appauvrissant encore un peu ses citoyens les plus pauvres – ceux dont la propension marginale à consommer est la plus élevée – et en se privant des effets de la dépense publique, le cabinet Cameron a étouffé dans l’œuf toute possibilité de reprise et s’est privé de la possibilité de la relance par la demande intérieure. À des degrés divers, les gouvernements européens ont suivi, avec des résultats similaires.

Si le paradoxe belge pouvait au moins avoir la vertu de convaincre du mal-fondé et de l’absurdité dogmatique de la religion néolibérale, l’expérience aura peut-être valu la peine.

Le respect des prescrits normatifs de l’orthodoxie économique amène ceux qui s’y plient à échouer, même à l’aune du critère myope, insuffisant et unidimensionnel que cette orthodoxie se donne : la poursuite de la croissance. Rappelons ici cette vérité première : la crise économique est également, et peut-être même d’abord, une crise de la science économique. Mais qui s’étonnera que celle-ci s’avère inapte à remédier à ce qu’elle n’a pas été capable de prévoir ? Dans un tel contexte, ligoter le gouvernement en le maintenant dans la gestion des affaires courantes revient aussi à l’empêcher de manier un bâton aussi cruel qu’inefficace. C’est aussi le rendre temporairement sourd aux appels de ces conseillers du prince dont rien ne vient ébranler les certitudes, et surtout pas les échecs avérés et récurrents de leurs prescriptions. Mais la comparaison des situations économiques et politiques des différents pays européens vient également rappeler que l’ordre néolibéral requiert non pas une absence d’État, mais un État fort doté d’un gouvernement légitime, interventionniste et capable d’imposer des politiques impopulaires et inégalitaires. Cet ordre n’exige pas tant le retrait de l’État, que proclament ses thuriféraires, qu’une transformation de ses champs et modalités d’action. Si les limbes politiques dans lesquelles se débat notre pays anesthésient provisoirement ces forces de transformation, l’Union européenne ne bénéficie pas de cette chance paradoxale. Alors qu’il est discrédité comme jamais, c’est encore et toujours le paradigme économique le plus orthodoxe, postulant tout à la fois l’efficience des marchés, la rationalité égoïste des acteurs et la non-limitation des ressources naturelles, qui vient irriguer les différents projets à l’agenda, depuis la « gouvernance économique » sauce Van Rompuy jusqu’au récent Plan Merkel-Sarkozy. Renforcer encore les politiques qui ont mené à la crise témoigne d’un singulier amour de l’homéopathie. Si le paradoxe belge pouvait au moins avoir la vertu, non plus seulement d’illustrer mais de convaincre du mal-fondé et de l’absurdité dogmatique de la religion néolibérale, l’expérience aura peut-être valu la peine. A fortiori, si cette conviction devait déboucher sur l’élaboration d’une alternative à gauche fondée sur un paradigme économique partagé, multidimensionnel et intégrant les défis du jour – qui sont loin de se limiter à la relance de la croissance. C’est sur cette base qu’on pourra alors se réjouir d’un retour de la politique, sans se limiter à implorer celui du gouvernement.