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Nabela

Bénie soit Nabela. En trois apparitions télévisées, la sœur de Loubna Benaïssa a cloué le bec à tous les amateurs de clichés et autres représentants en idées toutes faites. Reportez-vous quelques mois en arrière. Imaginez la même Nabela, sur un trottoir d’Ixelles, marchant d’un pas pressé, enveloppée dans son hijab. Cette image aurait servi à illustrer un commentaire sur la difficulté voire l’impossibilité de l’intégration des jeunes d’origine maghrébine, ou sur l’islam, décidément trop intégriste pour être soluble dans notre société judéo-chrétienne, ou sur l’indispensable combat laïque contre tous les prosélytismes. Cette image aurait alimenté les fantasmes racistes. Cette image était un fameux cliché et ce cliché à volé en éclats. Tout le monde a pu voir Nabela, dans la salle des pas perdus du palais de justice, s’emparer d’un porte-voix pour calmer une foule en fureur contre le dessaisissement du juge Connerotte. Une foule bien de chez nous si l’on peut dire, qui en d’autres temps aurait peut-être conspué l’impudence. Tout le monde a pu voir la même jeune fille-voilée-mais-qui-parle-si-bien-le-français s’adresser en arabe du haut d’un podium à une foule immense. Et cette même foule bien de chez nous d’applaudir à tout rompre. Il n’y a pas eu la moindre huée, le moindre sifflet. Bien sûr, c’était une journée particulière, il y avait de la catharsis dans l’air, tout le monde était là pour se purifier, y compris de ses fantasmes racistes. Mais Nabela n’est pas un pur esprit, elle n’a pas traversé la vie des Belges comme un ange de passage. Nabela existe, elle habite à Ixelles, elle accorde des interviews à des journalistes bluffés, elle fréquente le roi et les ministres, elle fait des déclarations (souvent les plus posées), elle assiste aux côtés de son père (un des zimigrés qu’on brocarde pendant les campagnes électorales) aux travaux de la commission d’enquête parlementaire sur les disparitions d’enfants. Reportez-vous quelques mois en arrière. Imaginez des magistrats, des commissaires, des inspecteurs de police rendant des compte à propos de la disparition d’un enfant d’immigrés. Cette scène de politique-fiction, de Belgique-fiction, est aujourd’hui dépassée par la réalité : non seulement les intéressés rendent des comptes, mais ils bredouillent, ils s’embrouillent, et c’est toute la Belgique qui semble gênée et coupable face à une jeune fille voilée. En somme c’est le monde à l’envers et c’est peut-être le seul élément positif dans ce magma où s’enfonce le pays. Plus rien ne sera comme avant, disait-on après la Marche blanche. Possible, mais dans quel sens ? Si c’est pour restaurer un ordre pseudo moral à grands coups de sacrifices expiatoires (après l’immigré, le pédé ?), merci bien. Si c’est au contraire pour arrêter la dérive générale vers le rejet de l’autre; pour cesser de considérer l’exclusion et le repli comme panacée de tous nos maux, alors tant mieux. Et là pour la gauche, ou ce qu’il en reste, ou ce qui prétend l’être, il y a matière à réflexion. Car la gauche aussi semble gagnée par ce besoin impérieux et primitif de se trouver des boucs émissaires : Maastricht ou la mondialisation par exemple… Et la gauche déserte aussi le terrain humaniste. On l’a vue se lancer, au nom de la laïcité, dans de douteux combats contre le « voile islamique » qui masquaient mal son propre problème d’identité. Imaginez que Nabela n’eût pas été voilée. Elle serait bientôt sur des listes électorales, elle n’aurait que l’embarras du choix. Heureusement, elle garde son hijab, elle nous renvoie nos clichés en pleine figure. Nabela se promène comme une formidable contradiction dans notre espace manichéen. Et par les temps qui courent, nous avons terriblement besoin de contradictions.