Émissions télévisées, initiatives d’élus politiques, manifeste d’historiens: l’histoire est décidément au goût du jour. Encore faut-il s’entendre sur sa définition et la manière dont on l’explique, à l’école ou dans l’espace public.

Il a fallu que la RTBF découvre Annie Cordy pour que l’histoire retrouve une place en vue sur le petit écran. Même si notre chanteuse nationale effectue avec conviction (et avec efficacité manifestement) le travail qui lui a été demandé, force est de constater que notre chaîne d’information et de culture a fait la juste démarche pour révéler sa perception de l’histoire: il s’agit à ses yeux de produire un spectacle. La motivation qui anime certains acteurs de la scène politique ne semble pas fort éloignée de cette approche quand on lit certaines propositions récentes de loi ou de décret qui ont comme justification morale le fameux «devoir de mémoire». Déposée par Alain Destexhe et Isabelle Durant, la proposition «visant à instituer une commission spéciale chargée d’étudier les relations entre les autorités politiques nationales, la recherche historique et les demandes de la société en matière d’histoire et de mémoire» Sénat de Belgique, session de 2005-2006, 14 mars 2006, 3-1604/1.. a le mérite de viser large: pas moins de trois objectifs disparates la sous-tendent. Bilan de la loi condamnant le négationnisme, résultats de l’enquête sur les autorités belges pendant la guerre, problématique des archives en Belgique : cet ensemble disparate couvre en fait le cœur du projet. Il s’agit principalement de statuer sur deux questions: «Que doit-on entendre par devoir de mémoire et quelles doivent être les implications des historiens et des pouvoirs publics en la matière dans l’expression commémorative?» Accessoirement se pose aussi la question de savoir si la présence de citoyens belges d’origine étrangère «justifie un traitement spécifique de la mémoire de certaines tragédies». Sous cette façade moralisante, voilà exposé un programme qui a de très profondes implications. Pour faire bref, il s’agit que l’État se donne le moyen de décider quelle mémoire est légitime, quelle ne l’est pas ou pas encore; de faire dépendre l’évocation officielle de tragédies de la présence plus ou moins compacte de groupes spécifiques sur notre territoire; de donner à l’État les moyens de décider de faire passer la mémoire privée au statut de mémoire publique, «nationale». En institutionnalisant ainsi la commémoration, en n’en retenant que les tragédies, on entre doublement dans un processus de falsification historique en réorganisant ou en reconstruisant l’histoire en fonction de paramètres réducteurs sous le couvert d’éducation civique.

Mémoire contre histoire

Reprenons ces divers éléments. Il est évident que l’histoire se nourrit également de mémoire et que certaines frontières entre les deux sont incertaines. Il est tout aussi évident que marquer l’anniversaire d’événements saillants permet des réinterprétations nouvelles de ces moments, réinterprétations qui sont l’essence même du travail historique car chaque époque réinterroge le passé selon des angles et des préoccupations nouvelles. Nier que ces questionnements répondent soit à des courants idéologiques, des modes ou à une demande sociale, serait nier le caractère même de la recherche scientifique qui n’est jamais désincarnée ni «objective». Autre chose est de «célébrer» un événement du passé selon les choix de l’État pour les usages que celui-ci entend en faire au présent, si légitimes que soient ses intentions. Nous quittons ici l’histoire pour «l’entreprise mémorielle». Le mot «entreprise» est bien correct quand on voit que le Conseil de l’Europe entend par exemple mener à bien un projet «d’enseignement de la mémoire et prévention des crimes contre l’humanité». Il ne s’agit donc plus d’enseigner l’histoire mais la mémoire, c’est-à-dire la réinterprétation utilitaire de l’histoire au service du présent ! Qui tient les clés du pouvoir tient donc les clés de la compréhension qu’il faut avoir du passé : la voie est ouverte, officiellement, avec toutes les cautions morales voulues, à la réécriture de l’histoire au service du pouvoir. Cela a comme un air de chanson connue, n’est-il pas ?

Déformations de l’histoire

Cette dérive est encore accentuée par l’angle sous lequel, comme dans la proposition Destexhe-Durant, l’histoire est abordée. Il s’agit en effet de commémorer les tragédies. Première question : lesquelles ? Si l’on suit nos sénateurs, celles pour lesquelles un groupe suffisamment nombreux et apte à se faire entendre obtiendra l’écoute des pouvoirs publics. En Belgique, il y aura peu de chances pour les Indiens d’Amérique…ou les Éthiopiens massacrés par les Italiens…. Plus fondamentalement, cette vision induit deux graves déformations. L’histoire est réduite à la succession de ses tragédies. Dès lors les acteurs historiques sont ramenés à trois éléments : la victime, le bourreau, le témoin. Signalons, avec Enzo Traverso E. Traverso, Le passé, mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005 , combien cette appréhension de l’histoire est en phase avec tous ceux qui chantent la mort des idéologies, la disparition des classes sociales, la faillite de l’analyse marxiste de l’histoire. Soulignons combien dans cette vision, les courants dominants escamotent, voire criminalisent l’antifascisme, la lutte anticolonialiste, l’anti-impérialisme, mais aussi les luttes et les conquêtes sociales qui fondèrent la société démocratique, tous paramètres qui n’entrent pas dans ces schémas réducteurs. Certaines autorités, animées des meilleures intentions n’ont-elles pas voulu commémorer la guerre d’Espagne, en proposant naïvement comme date à «célébrer», celle du soulèvement franquiste, le 18 juillet ! Les ravages sont donc bien profonds ! Comme l’écrit Esther Benbassa, l’histoire par les tragédies, «c’est une mémoire négative qui renvoie à la victimisation. Or .celle-ci. plombe l’avenir comme le présent, parce qu’elle isole, enferme, coupe les liens avec les autres, interdit les responsabilisations réciproques» Diasporiques, Paris, n° 37, mars 2006, p. 21. Esther Benbassa est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Paris). Elle sanctuarise des mémoires particulières.

Centralité du génocide des Juifs

Faire ainsi de l’histoire une composition à trois acteurs, victimes, bourreaux et témoins, débouche irrémédiablement sur la judiciarisation de celle-ci, car il faut dès lors juger ces coupables et donner réparation aux victimes! Nous voilà sortis du champ de la compréhension et de la signification des phénomènes pour entrer de plain-pied dans celui de leur jugement non seulement moral, mais également pénal. Nous nous situons désormais dans le domaine de la loi et de la repentance, et au-delà, du dédommagement. Entendons-nous bien: je n’ai quant à moi évidemment rien à opposer à la juste réparation des dommages, matériels et moraux, infligés à des victimes de crimes, qu’ils soient de guerre ou de paix. Comme historien cependant je n’accepte pas que ces questions interfèrent dans le nécessaire travail historique, car elles le polluent. Pour délicate que soit la démarche, il faut bien affronter ce qu’avec d’autres, Traverso désigne comme «la religion civile du monde occidental», la focalisation sur la mémoire de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour demeurer politiquement correct, il est de bon ton à ce stade, d’exciper de ma qualité d’enfant caché… Bien que la déclaration ultime de reconnaissance de culpabilité exigée du gouvernement ait pris la forme, dilatoire aux yeux de certains, d’une commission de recherche pour déterminer la participation éventuelle de l’appareil d’État à la déportation et l’extermination des Juifs de Belgique, une loi belge Loi du 23 mars 1995 existe donc bien qui réprime «la négation, la minimisation, la justification, ou l’approbation du génocide…». Et les autorités responsables de l’enseignement de nos deux communautés ont mis sur pied depuis des années, des cellules spécifiques qui œuvrent avec ténacité à la connaissance de la tragédie parmi les générations nouvelles. Séminaires et voyages à Auschwitz sont organisés avec l’appui permanent d’instances diverses. Des enseignants accomplissent, souvent sur leur temps propre, des stages de formation sur cette question, certains vont même les poursuivre à l’Institut Yad Vashem Lieu de mémoire et d’étude israélien, situé à Jérusalem, sur la Shoah.

Concurrence des victimes

À la centralité revendiquée du génocide dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, répond donc la centralité des efforts consentis pour que celui-ci soit connu car enseigné. Et ce dispositif s’appuie sur une loi qui veille à ce que cet enseignement ne soit pas mis en cause. Est-ce totalement ignominieux de mettre en doute qu’il s’agisse du seul paramètre permettant d’analyser le nazisme? Est-ce bien là l’unique guide pour déchiffrer les occupations nazies de l’Europe? Ce devoir de mémoire imposé, assorti d’un gardien légal, ne biaise-t-il pas la compréhension profonde, multiple, complexe d’un phénomène complexe et multiple ? En même temps que se produit la dévalorisation des grandes théories explicatives de l’histoire, et que celle-ci s’émiette dans le post-modernisme, le surgissement d’une histoire/mémoire officielle d’un événement certifié central du XXe siècle constitue une dérive qui brouille l’approche critique et plurielle de ce siècle, celui sur lequel pèsent encore nos interrogations les plus brûlantes. Mais en posant ces questions, ne suis-je pas déjà dans l’infraction à la loi antinégationniste puisque mon interrogation pourrait paraître minimiser le génocide ? Un pas supplémentaire dans «l’incorrection» a été franchi quand un chercheur de qualité, Jean-Michel Chaumont Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance , Paris, Editions La Découverte, 1997 , a souligné que le poids porté sur le seul génocide des Juifs a engendré une concurrence des victimes dont la manifestation, en Belgique, a pris un tour éminemment pénible, non dépourvu de stries antisémites parmi les «autres» victimes du nazisme. Les avatars du «Vlaams Holocaust Museum» (voir ci après) relèvent également de cette concurrence où l’on voit, face à une «libération» de plus en plus indécente de la parole raciste, les rescapés de l’enfer concentrationnaire décocher leurs bien lamentables flèches sur leurs compagnons de misère Un éditorial du Bulletin de la Confédération des prisonniers politiques (CNPPA) , (n°1, 1er mars 2003), contenait des propos rageurs inadmissibles sur les victimes juives. Le ministre de la Défense nationale intervint avec vigueur contre ces propos. Cf. José Gotovitch, Buchenwald/Auschwitz. Ne pas se tromper de cible! , Bulletin du Ceges, n° 38, été 2003. Malines doit-il renvoyer Breendonk dans l’ombre? D’autant que les circonstances politiques avaient déjà, immédiatement après guerre, fait glisser la représentation de l’héroïsme patriotique des résistants vers les prisonniers politiques. Demain, ma liberté de réflexion sera balisée légalement dans l’approche des génocides — car je leur applique quant à moi l’appellation et le concept en laissant quiconque les mettre en question — arménien, tutsi, voire cambodgien Voir La Libre Belgique du 13 octobre 2006. Les partisans des lois anti-négationnistes veulent faire endosser à l’histoire des préoccupations au mieux morales, hélas souvent politiques et électoralistes, en se constituant gardiens de la mémoire et créateurs d’histoire. Et l’histoire et le légitime combat présent contre les miasmes du passé en sont les victimes. C’est par la compréhension des phénomènes que l’éducation s’effectue, pas leur diabolisation gendarmée.

En terminer avec les lois

À ces considérations, certains objecteront qu’elles relèvent d’une conception élitiste du métier d’historien, d’une vision appropriative de l’histoire au seul usage des patentés. Comme l’affirmait clairement le manifeste des 150 historiens de janvier 2006, ceux-ci ne peuvent se soustraire à leur devoir social, l’histoire appartient à tout le monde. À condition qu’il s’agisse bien d’histoire et que le débat critique se situe dans ce créneau, sans limitation aucune. Il ne s’agit pas de céder aux émotions, si nécessaires soient-elles pédagogiquement et politiquement parlant, ni aux modes. Les commandes du pouvoir ne sont pas non plus à rejeter a priori, à condition précisément de n’en poser aucun, et pour autant qu’elles ne congestionnent pas et les possibilités et la liberté des recherches: le champ des capacités et les crédits ne sont pas extensibles à l’infini. L’historien ne peut servir d’alibi ni de caution à des opérations dont l’aboutissement est en fin de compte la négation même de l’histoire. Pour écarter valablement ces dangers, le politique et son instrument, la police des idées et son armature légale doivent être écartés. Pour éviter l’inégalité effective devant les drames de l’histoire, la concurrence des mémoires officielles, l’éventuel élargissement de la loi devrait faire place à la suppression de toute loi en la matière. La loi réprimant le racisme, loi de 1981, appliquée effectivement et non aussi frileusement qu’elle le fut, peut parfaitement constituer à elle seule le gardien efficace contre les dérives précisément visées à travers le négationnisme: «réhabiliter une idéologie raciste, offenser la mémoire des victimes» comme le soulignait le Mrax.Lettre du Mrax à la commission interministérielle de droit humanitaire, 27 janvier 2006. Voir par ailleurs, .la contribution de François De Smet dans ce numéro , tout en plaidant cependant pour l’élargissement!