Le 28 décembre 1944, un arrêté-loi institutionnalise en Belgique la sécurité sociale des travailleur-se-s salarié-e-s. Il est la traduction dans la loi du projet d’accord de solidarité que les représentant-e-s des travailleur-se-s et des employeur-se-s ont négocié dans un groupe clandestin pendant la seconde guerre mondiale et conclu le 24 avril 1944. Les atrocités causées par la guerre, la crainte d’une montée de la misère sociale telle qu’observée après la crise des années 30’, la pression du nationalisme-fasciste et du soviétisme sur le libéralisme économique, le contexte de croissance économique… sont autant de facteurs qui rendent possible un tel climat de pacification entre la classe capitaliste dominante et les représentant-e-s syndicaux et mutualistes. Comme l’observe Matéo Alaluf dans ses travaux, cet évènement instaure en réalité l’institutionnalisation de « conflits sociaux », traversant les classes sociales autant que les différents piliers (social, chrétien et libéral), bien plus que la « paix sociale » entre ces différents rapports sociaux.

La sécurité sociale entend instaurer un principe de responsabilité collective face aux risques de précarisation rencontrés dans la vie : chacun-e contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins.

L’assurance sociale contre la maladie, la perte d’un emploi, le vieillissement ou la précarisation des revenus du ménage liée à la venue d’un enfant, est alors considérée comme un droit social universel. On entend par là que la redistribution des richesses se fait en amont du dispositif de la sécurité sociale (principalement via les cotisations sociales progressives en fonction des revenus) et que la prestation sociale en aval est universelle, c’est-à-dire que chaque citoyen peut bénéficier de cette assurance solidaire quand il est dans le besoin, quel que soit son niveau de revenu. Opérer la répartition des richesses en amont plutôt que la différenciation des traitements sociaux en aval assure les conditions de possibilité de la cohésion sociale entre les individus. Les plus pauvres ne subissent pas de stigmatisation via une prestation sociale différenciée et les plus riches observent un intérêt à cotiser pour un système qui leur offre une bonne couverture sociale.

Nul besoin de rappeler que loin d’être une charge pour la société, les droits sociaux universels rattachés à l’institution de sécurité sociale constituent un investissement sans précédent pour le bien-être de l’ensemble des citoyens. Même si le dispositif n’a pas évincé les inégalités de classe, de genre et de race, il les a largement réduites et régulées. Une multitude d’indicateurs montre d’ailleurs que l’espérance de vie moyenne n’a fait qu’augmenter depuis sa création, le temps de travail a diminué, le capital culturel des citoyen-ne-s s’est largement développé, l’emploi féminin a bien progressé… et cela, dans toutes les catégories socio-économiques.

Aujourd’hui, la notion de « besoin » traverse différents pans de l’État social.

La philosophie du New Public Management développée dans les années 1970, parallèlement à la montée au pouvoir de Margareth Thatcher en Angleterre et Ronald Reagan aux États-Unis, s’inspire de la gestion du travail des entreprises privées pour organiser les administrations et organisations publiques. Cette théorie parle à tout va d’adapter les politiques publiques aux « besoins » de la population. Dans les administrations ou organismes parapublics de sécurité sociale, les employé-e-s de première ligne doivent prouver via des indicateurs comptables qu’ils ont été « efficients » dans leur « gestion » des allocataires sociaux. Sur base de l’analyse de ces indicateurs qui détermineraient les « besoins objectivés » du terrain (en réalité, la productivité de ces travailleurs), des choix budgétaires peuvent être établis par des gestionnaires financiers publics.

[>> Sur le New Public Management, lire notamment « Les contradictions du New Public Management » (2013)]

Du côté de certain-e-s intellectuel-e-s, la prise en compte des « besoins » semble également aller de bon train. Dans son dernier ouvrage « La vertu des inégalités », Marc De Vos parle d’une question sociale qui ne serait plus l’affaire de classes sociales mais bien de territoires géographiques, de situations familiales ou générationnelles qu’il s’agirait de mieux cibler via des moyennes statistiques pour être au plus proche des « besoins » des citoyens.

Par ailleurs, les politiques d’assistance sociale de plus en plus ciblées et contraignantes se renforcent depuis la fin des années 80 et sont justifiées par nos responsables politiques pour octroyer l’argent émanant de la solidarité collective à ceux qui en ont « vraiment besoin ».

Petit à petit, à coup de mesurettes politiques, les personnes dites « capacitaires » sont invitées à s’assurer seules contre les risques qu’elles rencontrent dans la vie (en prenant des assurances de santé ou pension privées, un dispositif que le système encourage d’ailleurs via la déductibilité fiscale), pendant que les personnes désaffiliées du système peuvent recevoir des aides ciblées sur base de leurs « besoins », à condition qu’elles aient bien prouvé leur situation de détresse sociale et leur docilité face au labyrinthe administratif que cette épreuve impose. Les premiers voient de moins en moins l’intérêt à cotiser pour la sécu pendant que les seconds subissent les épreuves de stigmatisation.

A force de quantifier le ciblage des « besoins » en aval, ne prenons pas le risque d’en oublier l’amont de la répartition ?

 

ALALUF M, 1999, « Le modèle social belge », in Gouverner la Belgique, Clivages et compromis dans une société complexe, Presses Universitaires de France

DEVOS M, 2017, « Les vertus des inégalités », Éditions Saint-Simon

REMAN P., FELTESSE P., 2006, « Comprendre la sécurité sociale. Pour la défendre. », FTU, FEC, BXL, Couleur livres