Retour aux articles →

Molenbeek au-delà des fantasmes

couve.turine_c1.hd
couve.turine_c1.hd
Dans un ouvrage alliant ses partis pris politiques à une profonde sincérité, Sarah Turine (échevine de la Jeunesse et de la Cohésion sociale, Ecolo) présente sa commune, Molenbeek, à travers le prisme de son expérience d’élue locale. Contrairement à ce que l’actualité récente autour de ce petit bout de territoire bruxellois pourrait laisser croire, le livre est tout sauf un énième opus brûlant sur le radicalisme violent.

Si l’on excepte les quelques pages introductives en guise de biographie, Molenbeek, Miroir du monde[1] s’ouvre d’emblée sur l’épisode du changement de majorité de 2012 où le PS de Philippe Moureaux, pourtant premier parti, fut évincé de la majorité communale molenbeekoise au profit d’une alliance MR-CDH-Ecolo. Le livre sonne ainsi comme un bilan politique autant qu’une justification de la cheffe de file écologiste quant au choix de sa locale de gouverner avec le MR, qui a valu au parti de très vives critiques.
Le besoin de bonne gouvernance, qui constitue en quelque sorte le principal fil rouge de l’ouvrage, est alors invoqué face au système « clientéliste » du PS : « Le clientélisme n’est pas qu’une atteinte aux notions de démocratie et de justice sociale, c’est une atteinte fondamentale à la notion de dignité humaine. En cela, il n’est jamais que la forme la plus extrême des politiques paternalistes et d’assistanat assumées et revendiquées par certains. (…) Ces agissements politiques (…) ont perduré bien trop longtemps pour que l’on puisse les considérer comme une simple dérive d’un système a priori bien intentionné : c’est devenu le système en soi ». Ces « agissements », Turine les illustre entre autres par des promesses de passe-droits dans l’accès au logement ou par une fraude électorale ayant mené à l’annulation de votes.

Le choix de mettre fin à 20 ans de règne socialiste n’en demeure pas moins douloureux et le rapport de l’auteure face au bourgmestre déchu est plus qu’ambigu : présenté à la fois comme « éducateur» politique, homme de gauche sincère et figure autoritaire, Moureaux apparaît comme un potentiel allié dont la longue mainmise sur le pouvoir semble avoir perverti les qualités.

Vie publique, vie privée

La suite de l’ouvrage se lit comme une collection de récits où la difficile conciliation entre vie privée et responsabilité politique illustre l’intérêt mais aussi les limites de l’action d’une élue locale face à la précarité et l’appel à l’aide de certain.e.s administré.e.s. Une interrogation profonde interpelle le lecteur lorsque l’auteure évoque les personnes qu’elle « s’impose de recevoir et d’écouter sans jamais leur mentir, quitte à les décevoir », avant de mentionner une mineure d’âge reléguée à la rue ou encore une famille de migrants qu’elle a accueillis à son domicile, à titre privé, pour leur permettre de trouver leurs marques et mieux repartir. Turine pose deux balises dans la gestion de ces situations : « D’un côté le refus de pratiques qui pourraient laisser croire à du favoritisme ou du clientélisme et, de l’autre, le refus de m’isoler dans une tour d’ivoire en évitant tout contact individuel ». Distinguer ressources publiques et ressources privées, poursuivre l’intérêt général plutôt que les réponses individuelles et concilier ses actions au quotidien avec ses convictions politiques sont les principaux enseignements à tirer.

Le recours fréquent aux anecdotes d’ordre privé dans les premiers chapitres humanise incontestablement le récit et lui ajoute une dimension de témoignage non négligeable, mais il constitue aussi par endroits une faiblesse de l’ouvrage dans la mesure où l’analyse des phénomènes sociaux ou politiques peut se réduire à quelques exemples saillants.

Jeunes en rupture

Sur les questions de Jeunesse et de Cohésion sociale dont elle a la charge, Sarah Turine ne se montre aucunement naïve ni complaisante, évoquant sans langue de bois divers problèmes : repli identitaire, petite délinquance, jeunesse en rupture,… Mais elle prend soin de ne pas réduire les phénomènes à l’une ou l’autre communauté et expose les conditions sociales qui rendent possible leur émergence : précarité, exclusion, rupture scolaire et manque de qualification. Des pistes de solution sont avancées dont la plus détaillée concerne les jeunes en rupture et prône la légalisation du cannabis, qui permettrait d’après elle d’encadrer la vente grâce à des réseaux officiels et d’en finir avec le sentiment d’insécurité liée aux activités des trafiquants. A une approche répressive, pénalisant principalement les jeunes issus de quartiers populaires en raison de leur précarité qui les rend plus vulnérables à la petite délinquance, Turine privilégie une politique de prévention.

En matière de jeunesse, la bonne gouvernance se décline surtout sous forme de participation, mise en œuvre à travers des processus tels que les Etats Généraux de la Jeunesse, le Conseil des jeunes ou encore la création de spectacles à partir des récits des jeunes molenbeekois eux-mêmes. Cette vision « émancipatrice » est à nouveau avancée par l’auteure comme une rupture à l’égard des politiques « occupationnelles » du passé. La critique est furtive et aurait gagné à être étayée, puisque l’essentiel du propos est consacré à la valorisation des actions de l’échevine, sans expliquer en quoi la précédente législature favorisait l’occupationnel.

Molenbeek meurtrie

Il faut attendre plus de 130 pages avant d’en venir au phénomène du radicalisme violent et du véritable Molenbeek-bashing qui a tourmenté la commune après les attentats de Paris et Bruxelles, preuve s’il en faut que l’ouvrage n’est pas inspiré par l’actualité. Qu’à cela ne tienne, les anecdotes qui émaillent la fin du livre sont intenses et montrent une facette méconnue de la commune : celle de ces habitants lambda qui subissent les stigmates d’une tension palpable au quotidien sur l’espace public, les réseaux sociaux et dans les médias. Qui s’investissent aussi pour leur commune. Turine dresse ici une critique pertinente de l’emballement sécuritaire qui a suivi les événements et rappelle les réalités du terrain.

Quoique parfois décousu, principalement en raison des interviews de citoyens pertinentes mais qui interrompent quelque peu le rythme de lecture, Molenbeek, Miroir du monde reste un livre agréable, d’accès aisé et qui doit être considéré pour ce qu’il est : une photographie subjective, orientée mais honnête de la vie quotidienne à Molenbeek, dans un registre de témoignage plus que de manifeste politique.

 

[1] Turine S., Molenbeek, Miroir du monde, Editions Luc Pire, 2017 – 18,00€.