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Mobilité-immobilité, mobilisation-immobilisation, qui est le maître de musique ?

piétonnier bruxelles
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La rhétorique néolibérale constitue une puissante incitation à bouger quand les maîtres le décident, au sein d’une mobilité qui dépasse de loin l’aménagement des espaces publics. Est-ce que résister, désormais, ne signifie pas rester, s’agripper, faire l’immobile?

La presse canadienne se fait écho de revendications plus pressantes des associations cyclistes, indignées par le nombre de cyclistes écrasés sur la voie publique lors du vire-à-droite des camions de transport. Pour un jeune Bruxellois, le ticket de train vers Bruxelles National coûte 3 fois plus cher qu’un aller simple Ryanair vers Berlin. Les mobilités des jeunes universitaires Erasmus peuvent difficilement se comparer aux immobilisations des jeunes de certains quartiers de Bruxelles, dont les trajets, scrutés par nos sociologues, évoquent l’enfermement local, « l’ancrage territorial local et l’attachement fort au quartier comme réponse aux multiples ségrégations vécues par les jeunes dans ces zones urbaines » comme l’expose Perrine Devleeshouwer.

Les études menées dans les universités anglaises sur l’histoire du vélo, évoquées par Robert Penn, montrent que la démocratisation de son usage au début du vingtième siècle est parallèle à la montée des revendications et des victoires des féministes, admises, après de durs combats, dans les pubs avec des vêtements adaptés à ce type de pratiques.

En mars 2002, les dirigeants de la société Noranda décident de fermer la mine de cuivre située à Murdochville, au Québec, mettant 600 ouvriers au chômage. La moitié d’entre eux acceptera un poste dans une entreprise de la société sise en Ontario, à plus de 1200 km de là. La ville, quant à elle, passera rapidement de 5000 habitants à 600, illustrant le propos de Jean-Paul Sartre en voyage aux États-Unis en 1946, « une ville jetable après emploi » [1].

Dans un article publié par Politique, l’historien Jean Puissant revient sur le monde ouvrier au dix-neuvième siècle et sur les pratiques patronales d’immobilisation. Il fallait couper les ouvriers de leur mobilité de réplique : « Le livret ouvrier est mis en place par les patrons soyeux de Lyon qui se sont adressés à Napoléon. Ils lui disent : « Faites quelque chose, nous sommes incapables de garder nos ouvriers, ils ne respectent pas leur contrat d’embauche ». Rapidement, le livret ouvrier va devenir un outil de police industrielle. L’ouvrier contrôlé sur les routes sans son livret sera assimilé à un vagabond et poursuivi selon la fameuse loi sur le vagabondage. Le livret ouvrier, dans l’esprit du patronat, était un instrument qui obligeait l’ouvrier à respecter le contrat d’embauche, selon l’esprit contractuel du libéralisme : accord libre entre le patron et celui qui vend sa force de travail mais chacun doit en respecter les termes. On peut affirmer que le premier ouvrier de la révolution industrielle est nomade et à temps partiel. Il s’agit de le couper de ses racines et de ses réserves rurales et agricoles et de l’industrialiser, en quelque sorte, dans les rythmes et les astreintes du travail en usine » [2].

Des controverses et des rapports de force

Les exemples évoqués ci-dessus montrent que les mobilités, les immobilisations, les mobilisations et les immobilités traduisent des rapports de force politiques, des intérêts parfois contradictoires et des modes de vie divergents. Les acteurs de l’im/mobilité produisent des discours visant à légitimer leurs pratiques, autant offensives que défensives. Qui appelle à la mobilisation ou assigne à demeure ? Qui bouge, libre ou contraint, enclavé et astreint ? Qui au contraire doit bouger pour survivre ? La rhétorique néolibérale constitue une puissante incitation à bouger quand les maîtres le décident, au sein d’une mobilité qui dépasse de loin l’aménagement des espaces publics. Est-ce que résister, désormais, ne signifie pas rester, s’agripper, faire l’immobile ? Est-ce que vivre et persister au sein d’une particularité morale, linguistique et culturelle nous vaut d’être taxé d’obscurantiste ? voire pire encore ? Il ne s’agit plus d’un village gaulois qui résiste mais le monde est un village, proposition et prise de position, autant indicative que performative et impérative. Les mobilisants mobiles peuvent compter pour leur bougeotte sur des cireurs de chaussures immobilisés.

Le nomade attalien et le monde selon Mark Zuckerberg

Sommes-nous séduits par la rhétorique néolibérale ? Faire l’entrepreneur de soi, armé de réflexivité implique la mobilité existentielle, sociale et géographique.

Jacques Attali, l’ancien conseiller de François Mitterrand donne à la transgression, à la mobilité existentielle, géographique, familiale et professionnelle des accents prophétiques : « Chacun d’entre nous s’enferme trop souvent à l’intérieur de frontières invisibles, qui conditionnent nos vies, nos conceptions de la réussite et du bonheur (…) transgresser suppose donc, d’abord, d’avoir le courage de dire non à ce qui est organisé pour soi par d’autres (…) transgresser, c’est ainsi faire progresser la liberté et refuser d’admettre que quelque chose est impossible« .

Il faut, dit-il, bouger, inventer, migrer, se mouvoir, la liberté de soi nécessite l’ouverture des frontières, autant intérieures qu’étatiques, nous sommes requis dans nos enthousiasmes. La mobilité « est un donné, une réalité qui s’impose à nous (…) c’est à une aliénation mobilitaire que nous sommes confrontés. Le néo-libéralisme cherche à fabriquer un « néo-sujet » dont toute la subjectivité doit être impliquée dans l’activité qu’il est requis d’accomplir. (…) C’est sans doute un des plus efficaces tours de passepasse du néolibéralisme : bâtir une mobilité aliénante en la camouflant sous le rêve d’une époque où la mobilité était émancipatrice » [3].

Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook n’est pas en reste.

Dans un discours prononcé à Harvard et adressé aux diplômés 2017[4], il est question de « relever les grands défis, d’aller de l’avant, de prendre des initiatives, de saisir les meilleures opportunités » : appel à un monde d’ouvertures, de sensibilités diversitaires reliées en réseau, composées de citoyens du monde qui ne connaissent ni frontières, ni obstacles à la libre circulation.

Il est question de se connecter davantage pour des nomades qui voyagent léger. « Chaque génération, poursuit le jeune homme, élargit le cercle des personnes que nous considérons comme « l’une des nôtres ». Pour nous, cela englobe la totalité de la planète (…) nos plus grandes opportunités, les réponses à nos plus grands défis sont internationales ». Certes, il faut quelques sécurités pour les immobilisés et « nous devons explorer des idées comme le revenu universel afin de donner à chacun une sécurité permettant d’essayer de nouvelles choses (…) il faut élargir nos horizons« .

Zuckerberg en appelle aux « forces de la liberté, de l’ouverture d’esprit et de la collaboration internationale contre les forces de l’autoritarisme, de l’isolationnisme et du nationalisme« . Un appel vibrant est lancé à la charité privée dans un monde où les entreprises et les ONG auront pris le relais des États. Assistons-nous là à un nouveau partage, la gauche culturelle étant chargée par ses maîtres de multiculturaliser le monde tandis que la rhétorique néolibérale servira de bréviaire à la programmation économique des mobilités transnationales ?

Walzer et les 4 mobilités

Le philosophe Michael Walzer distingue 4 mobilités : mobilité des engagements matrimoniaux, des engagements professionnels, du lieu de résidence et des affiliations idéologiques et/ou religieuses.

Walzer évoque la mobilité américaine : on déménage souvent, on change de profession et de statut, autant en niveau de revenu, de hiérarchie sociale descendante ou ascendante, on divorce à bouche que veux-tu et on change d’opinion politique en fonction d’impératifs personnels ou de promotion sociale opportune.

Pour les libéraux, ces 4 mobilités représentent la promulgation de la liberté et la recherche du bonheur personnel, le tout, ajoutons-nous, parlé en américain international. « Nous libéraux, ajoute Walzer, nous nous connaissons probablement moins bien, et avec moins de certitude que les gens d’autrefois. Nous sommes plus souvent seuls qu’avant, nous n’avons plus de voisins sur lesquels compter, de parents proches géographiquement ou affectivement, ou de camarades de travail ou dans les mouvements« .

Dès lors, la philosophie libérale est-elle un acide corrosif, prompt à dissoudre les liens constitués ? Sans doute pour partie, si l’on caractérise le fond de cette doctrine comme une apologie de l’auto-trangression des cadrages. La philosophie libérale encourage l’incessante remise en question de ses propres certitudes qui produisent un mode de vie mobilisé. Le véritable moi libéral n’est pas un soi qui préexisterait à toute forme de sociation, mais plutôt un moi post-social, un entrepreneur de soi construisant son C.V. professionnel et existentiel par désengagements successifs, une espèce de Don Juan social, de butineur impénitent.
Si le libéralisme est une doctrine auto-subversive ou partir est le contraire de pourrir un peu, comment imaginer un vivre ensemble apaisé, conforté par la promesse libérale d’une société sécurisée faite d’étrangers transitoires ? Comment vivre ensemble avec des « moi » centrés sur la transgression fréquente ou continuelle de leurs certitudes et engagements ? Si ce constat sociologique est vrai, si la société est peuplée d’individualistes forcenés, il faudra que les aménagements spatiaux et les configurations politiques obéissent à ce nouveau credo, « il faut que l’on puisse circuler sans cesse, il y a tout à (a)voir« .

Post-adolescence et rhétorique néolibérale

La post-adolescence est définie comme un moratoire psycho-social, une stratégie, opportune pour beaucoup qui veut retarder l’arrimage comportant 4 immobilisations possibles, un couple et des enfants, un lieu de résidence, une profession et une affiliation religieuse ou philosophique. Ce passage étiré, entre la famille que l’on demi-quitte et celle dont on diffère la fondation se caractérise à la fois par l’effet Tanguy, titre du film de Chattiliez, où un jeune doctorant veut continuer à habiter chez papa-maman Hôtel mais poursuit la formation de soi on the road : beurre et argent du beurre ?

En tout cas errances mobiles, ces voyages vers le grand peut-être mais sûreté du havre, fabriquent une histoire de Bateau ivre à la Rimbaud qui se termine bien. Sans doute que la construction de ce nouvel âge, pour ceux qui ont la chance d’y vivre, inséré entre l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte constitue une porte d’entrée mobile pour un avenir mondialisé, pacifié, « il lui faudra des déclinaisons d’autoroutes« .

 

Pic Nic the streets et le piétonnier à Bruxelles

Au printemps 2012, le mouvement Pic Nic the streets occupe l’espace public des boulevards centraux de Bruxelles, instaurant dans l’espace public urbain un espace public de discussion lissé qu’il s’approprie festivement dans une désobéissance légère. L’enjeu proclamé était de restituer à la ville à tous ses habitants, débarrassée de l’automobile, rendue aux piétons et aux cyclistes, afin de retrouver un air plus sain. Le mouvement Pic Nic the streets se veut apolitique mais curieusement citoyen et ses mots d’ordre se conjuguent en anglais.

Les enjeux sociaux, économiques et institutionnels ne sont pas pris en compte, alors que, les organisateurs ne l’ignorent pas, cet espace public jouxte la frange la plus précaire de la population bruxelloise. La chercheuse Julie Tessuto évoque à ce propos « la naturalisation de l’espace piétonnier. C’est-à-dire qu’à aucun moment – de façon publique – les acteurs n’ont souhaité soulever les enjeux inhérents au réaménagement d’un tel espace public« .

Est-ce que les enjeux doivent être lissés, liquéfiés, désencastrés de leurs rugosités, de leurs haines sociales ravalées pour qu’une mobilité politique se construise entre l’espace public festif, spatial et existentiel et la sphère de la décision politique ? La pratique progressiste de la ville ne se résume pas, diront certains, à des occupations temporaires pour futurs cadres rebelles un moment le dimanche. Il faut rendre possible, pour la population fragilisée et pour les jeunes, l’appropriation, non des boulevards un dimanche mais celle des trottoirs de la ville pendant la semaine, enjeu qui consiste à apprendre à connaître et utiliser la ville comme une structure d’équipements collectifs réduisant les inégalités.

Sans doute que la mobilité édulcorante du mouvement a permis cette transition entre le langage bon enfant du boulevard dominical et le réaménagement autoritaire institué par les autorités communales. Une mobilité douce, une fluidité revendicative a permis l’instauration d’un dialogue pipé entre une minorité active, glissante et favorisée et la classe politique encore arrimée qui veut créer des emplois pour ses places de parking.

On connaît la suite : le bourgmestre Yvan Mayeur décide de passer à l’action et instaure le piétonnier assorti d’un nouveau plan de mobilité : « La zone piétonnière, indique-t-il, a été décidée afin de remettre le citoyen au centre de la vie. C’est aussi notre ambition de laisser les gens se réapproprier l’espace public« . La suite est moins lissée, les mobilités divergentes ne surfent pas sur les mêmes longueurs d’onde.

 

[1] Jean-Paul Sartre, Situations III, Paris, NRF Gallimard, 1974, p. 96.

[2] Jean Puissant, « Histoire de l’immobilisation ouvrière », interview publiée dans Politique, n° 64, avril 2010.

[3] Renaud Maes et Christophe Mincke, « La liberté (néo-libérale), c’est l’esclavage », La Revue nouvelle, numéro 2/2017, p. 50-58.

[4] Le Monde, lundi 27 mai 2017, p. 27.