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Maxime Steinberg ou l’oeuvre d’un pionnier

Un historien de combat nous a quittés ; non pas qu’il transformât l’histoire au service d’une cause. Non, cet historien rigoureux, accroché aux documents, les torturant d’une critique impitoyable, n’était pas plus conciliant envers sa propre réflexion. Mais il avait construit une œuvre qui fondait scientifiquement des combats essentiels. Il avait pratiquement créé de toutes pièces l’histoire enfin scientifique de l’extermination des Juifs de Belgique. Il avait éclairé tant la mise en place du système que les hommes qui le conçurent et l’exécutèrent, tout en décortiquant le système idéologique qui les nourrissait. Il avait ensuite entamé et donné les pistes pour tirer de l’ombre la stature effective des victimes, leur donnant une identité, une épaisseur, une présence dans la ville qui, a contrario, permettra de mieux peser leur incommensurable absence. Enfin il avait mis en place le décor dans lequel se joua le drame : une société peu réactive, des témoins souvent muets ou pire, quelques fois coopérants. Quelle meilleure réponse aux négationnistes ! Mais quelle réponse aussi à ce qu’il désignait comme le «concept-fatras du génocide» servi par des «soldats du devoir de mémoire» dont il dénonçait le rôle confusionniste. Lui même remplit jusqu’au-delà du possible son devoir d’histoire, par ses écrits, ses cours, ses conférences et son remarquable sens pédagogique que traduisent le musée de Malines et le pavillon belge d’Auschwitz dont il fut le concepteur. Mais derrière le chœur unanime qui le pleure à juste titre, quelle part aussi de récupération ! Rappelons que cet orphelin de mère, gazée à Auschwitz, cet enfant caché, avait choisi en toute conscience «la rue belge» pour lieu de ses premiers combats. Étudiant communiste à l’ULB, secrétaire politique de la section enseignement du PCB, remuant syndicaliste CGSP, il s’était lancé initialement avec brio dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il avait posé dès l’abord le cadre théorique dans lequel s’était produit «le ralliement de la classe ouvrière à l’action politique», soit la création du POB, pour mettre ensuite en évidence les racines de l’extrême gauche révolutionnaire avant 1914. Il fit entrer les leaders ultérieurs de celle-ci, les communistes Joseph Jacquemotte et Julien Lahaut, dans la très exigeante Biographie Nationale. Dans cette lignée, il encadra avec érudition la première traduction française des critiques sévères dressées en 1911 contre le réformisme du POB par Henri De Man et Louis De Brouckère, qui demeuraient occultées dans une revue socialiste allemande. La filiation vient tout naturellement à l’esprit avec la trajectoire de Marcel Liebman, dont il était l’ami, proximité qui ne se limitait pas à l’histoire ouvrière, on le lui fera sentir. Car lorsqu’entre 1983 et 1987, parurent les fort volumes de son travail fondateur sur la question juive sous l’occupation, L’Etoile et le fusil, l’accueil fut très éloigné des louanges unanimes d’aujourd’hui. Le travail, publié avec difficultés et grâce notamment au soutien de ce qui était à l’époque une organisation proche des communistes, fut accueilli avec réserve, voire suscita un malaise certain chez les bien-pensants. Car l’ouvrage mettait à mal quelques non-dits, ou quelques certitudes conventionnelles qui confortaient l’image d’une communauté juive, globalement et exclusivement victime et secourue par la solidarité compassionnelle de tous, exceptés des seuls collaborateurs de l’occupant. Or le travail de Maxime Steinberg mettait en évidence les fractures idéologiques, culturelles et surtout sociales qui traversaient cette population juive de Belgique, le fossé séparant notables installés et émigrés de fraîche date. L’Etoile et le Fusil tirait de l’ombre les combattants juifs, piliers de l’action des Partisans Armés, et n’occultait pas l’engagement communiste de la plupart. Et surtout, il fondait cette vérité dérangeante (qui avait valu à Marcel Liebman les foudres d’un tribunal ! ) de la participation de certaines institutions belges à l’accomplissement de la politique génocidaire allemande. Cette vision dérangeait profondément les notabilités de la communauté dans leurs relations idylliques avec lesdites autorités. Il fallut l’attitude exemplaire de Nathan Ramet, président du Musée de Malines, pour oser lui confier la conduite scientifique de cette entreprise qui constitue l’un des lieux pédagogiques les plus remarquables qui soit. Il fallut le second pavillon belge d’Auschwitz pour qu’à son tour ce lieu hautement symbolique atteigne ce niveau sous sa direction. Il fallut une longue enquête clôturée en 2007 pour que la docilité de certaines institutions soit érigée en évidence. Il fallut attendre 2010 pour qu’une partie de l’establishment juif célèbre les derniers survivants de ces Partisans Armés « oubliés ». Le combat ininterrompu de Maxime Steinberg n’a pas été vain. Il lègue une œuvre de pionnier qu’il a eu le courage et la modestie de critiquer, de repenser, d’enrichir sans trêve. Et mieux encore, il a fait lever une génération de chercheurs pour lesquels il a brisé les barrières qui entravaient le chemin de la critique historique en cette matière.