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Ludo Martens, le dernier communiste

Le 6 juin dernier, on apprenait le décès de Ludo Martens, la figure de proue du Parti du travail de Belgique. le journaliste Paul Goossens, qui l’avait cotoyé dans le mouvement étudiant de Leuven autour de 1968, évoque son parcours.

Ma première rencontre et première discussion avec Ludo Martens était centrée sur le Concile Vatican II. Dans le périodique étudiant de Leuven Ons Leven, j’avais écrit à l’occasion de cet évènement ecclésial un texte modérément subversif sur « l’aggiornamento de la révolution ». Quelques semaines après sa publication nous nous heurtions pour la première fois. Ce fut immédiatement une conversation longue et savoureuse, sur l’Église, les curés, la révolution, la Belgique et la Flandre. C’était en janvier 1966. Quelques mois plus tard les évêques belges allaient rendre public leur fameux message, l’université et l’État unitaire allaient trembler sur leurs bases, et la Flandre allait se débarrasser d’un fardeau clérical. À partir de ce moment là, j’allais rencontrer Martens quasiment tous les jours, pendant au moins deux ans. Il a été pour beaucoup dans le fait qu’on a beaucoup moins entendu le détestable « Walen buiten » pendant l’année de révolte que fut 1968 et qu’on l’a remplacé par le mot d’ordre « Bourgeois buiten » qui était neutre sur le plan ethnique. C’était le résultat d’un changement radical de mentalité. L’université de Leuven, vivier traditionnel de l’élite catholique flamande et par conséquent « fournisseur de la cour » pour le pilier catholique, apparaissait ne plus être une entité homogène et une fabrique d’idées conservatrices. On parlait du Vietcong et de l’impérialisme américain, des travailleurs flamands, de la bourgeoisie et de la lutte des classes, du pèlerinage de l’Yser et de la collaboration, des luttes sociales et du militantisme étudiant.

Il était à fond et avec plaisir dans la provocation, trouvait (…) des formules extraordinaires et il avait des choses à dire.

Et comme on ne se cantonnait pas au discours, il y eut de nombreux heurts avec les autorités académiques, avec les « stigmates » du mouvement flamand, avec la gendarmerie. Au grand déplaisir assurément de la presse catholique flamande, nous réussissions à mobiliser la majorité des étudiants pour nos actions et initiatives et même à définir l’agenda politique. Les étudiants n’étaient plus l’infanterie ou les mercenaires de l’establishment. À côté de Walter De Bock c’est Martens qui était le grand catalyseur de ce renversement des mentalités. Il était à fond et avec plaisir dans la provocation, trouvait comme ancien militant de l’ABN Algemeen Beschaafd Nederlands. Littéralement : néerlandais standard « civilisé ». Depuis lors, on a laissé tombé le « beschaafd » (NDLR) des formules extraordinaires et il avait des choses à dire. Je n’ai jamais su exactement comment il y arrivait. Il était impliqué dans toutes les actions, réussissait ses examens de médecine, écrivait un nombre incroyable de textes, discutait jour et nuit, et assimilait en un temps record la plupart des livres et écrits de gauche. C’est ainsi qu’il arriva chez Lénine et Mao, et qu’il en devint un disciple. Le provo d’antan devint un communiste et un marxiste-léniniste d’acier.

D’Amada au PTB

Depuis lors sa vie se confondit avec la politique. Il arrêta ses études de médecine et orienta les actions étudiantes de manière systématique vers le combat social dans les entreprises. Martens refusa une vie confortable et devint un révolutionnaire à plein temps. Il était formidablement intelligent, avait une analyse pointue, connaissait ses classiques de gauche, et il était strict et inébranlable dans son approche purement révolutionnaire. Il avait le plus grand mépris pour les réformistes et les sociaux-démocrates ; Staline et Mao, par contre, pouvaient compter sur une grande compréhension de sa part.

Il avait toujours le feu sacré et était resté un brillant polémiste, mais pour la première fois j’eus droit à un doute. Pas sur la révolution, mais sur ses architectes.

Le « Mijnwerkersmacht » Force de mineurs, en français. Groupe para-syndical créé parmi les mineurs du Limbourg par Ludo Martens et ses camarades (NDLR) (pouvoir des mineurs) fut créé en 1970, le Parti communiste en construction, Amada (Alle macht aan de arbeiders – Tout le Pouvoir aux Ouvriers) et le PVDA (Partij van de arbeiders – Parti du Travail) en 1979. Martens était le leader et le gardien de toute cette radicalité. Il définissait la ligne, était le seul juge de l’idéologie, et le chef incontesté. Son pouvoir dans l’organisation échappait à toute critique. Tout s’étiole en-dessous des grands arbres, même le doute le plus élémentaire. Les nombreux militants qui avaient beaucoup donné, voire tout offert au parti, se sont heurtés à cet état de fait. Ils étaient désillusionnés et on entendait régulièrement dire qu’il ne s’agissait plus d’un parti politique mais bien d’une secte. Et pourtant, en dépit de l’exode des militants et des scores électoraux affligeants, Martens a réussi à se maintenir. Le respect pour son engagement, son détachement et sa capacité de conviction était tellement grand que l’on faisait mine de ne pas voir ses erreurs d’appréciation.

La célébration des saints

Lorsque j’ai quitté l’université en 1969 pour faire mon service militaire ce fut le début de la prise de distance par rapport à Martens. Le syndicat de soldats que je mettais sur pied difficilement, avec de nombreux jours de cachot, ne l’intéressait que très modérément. Cela ne cadrait pas avec sa stratégie. Et moi j’en avais plein le dos des dogmes, des exégètes et de la « célébration des saints ». On se rencontrait encore, très épisodiquement – une fois par an ? –, la dernière fois ce fut au milieu des années nonante. Il avait toujours le feu sacré et était resté un brillant polémiste, mais pour la première fois j’eus droit à un doute. Pas sur la révolution, mais sur ses architectes. Ce n’étaient plus les travailleurs des pays industrialisés qui seraient les moteurs, mais bien ceux du Tiers-monde. C’est là que çà se passerait. Et de nouveau, il n’en resta pas au discours. Peu de temps après, il fit ses valises et le « dernier communiste » partit en Afrique. Maintenant il est parti pour toujours. Encore un compagnon de 68, vigoureux, et tellement conséquent avec lui-même. Texte publié dans De Standaard le 8 juin 2011, traduit du néerlandais par Jean-Paul Gailly.