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L’OMC n’a sauvé que sa façade

Avec l’émergence des pays du Sud, s’ils n’ont plus les mains entièrement libres, les États-Unis et l’Union européenne gardent tous pouvoirs sur l’organisation. Le dernier sommet de l’OMC en fut une nouvelle preuve. Echantillon de discussions et de mesures adoptées.

Le sommet de l’Organisation mondiale du commerce s’est terminé à Hong-Kong, le 18 décembre dernier, par un accord global, cautionné comme il se doit par l’unanimité de ses États membres. Après l’échec flagrant du sommet de Cancún, en septembre 2003, marqué par la révolte des pays en développement confrontés à la toute puissance des deux poids lourds de l’organisation (États-Unis et Union européenne), il était impératif de restaurer la crédibilité de l’institution : en clair, un nouvel échec était à exclure. Il s’agissait donc pour Pascal Lamy, le nouveau patron de l’OMC, et pour ses principaux acteurs, de dégager au minimum un semblant d’accord, quelle que soit sa portée véritable.

Accords en trompe-l’œil

L’examen des textes de l’accord déclaration finale du 18/12/2005 confirme cette thèse. Deux enjeux, l’agriculture et le coton, avaient fait conflit à Cancún et avaient permis la coalition des pays en voie de développement (PVD) avec les pays les plus libéraux en matière agricole (groupe de Cairns Le groupe de Cairns se compose de 17 pays (Afrique du Sud, Argentine, Australie, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Indonésie, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Paraguay, Philippines, Thaïlande, Uruguay) qui n’accordent pas d’aide interne ni de subventions à l’exportation en matière agricole, et qui demandent dès lors que les États-Unis et l’Union européenne démantèlent leur politique de soutien aux agriculteurs ). Aucun accord n’avait pu être dégagé quant à la suppression des subventions aux exportations agricoles et aucune réponse crédible n’avait été donnée aux pays africains producteurs de coton victimes des politiques de soutien à leurs producteurs de l’Union européenne et surtout des États-Unis. À Hong-Kong, une solution en apparence satisfaisante a été trouvée. C’est ainsi qu’une échéance a été fixée pour l’élimination des subventions directes à l’exportation: la fin de l’année 2013. Mais pour ce qui est des subventions indirectes, c’est-à-dire les soutiens internes aux producteurs ayant des effets de «distorsion des échanges (commerciaux)» C’est-à-dire qui entravent le libre échange, ou faussent la libre concurrence , l’accord prévoit d’élaborer des disciplines pour arriver à des abaissements effectifs sans pour autant que leur élimination soit envisagée. Sachant par ailleurs que le processus aura lieu de manière progressive et parallèle, c’est-à-dire sous le contrôle réciproque des États-Unis et de l’Union européenne, il faut s’attendre à huit années de difficultés diplomatiques et de faux fuyants susceptibles à tout moment de freiner sinon d’empêcher la mise en œuvre effective des accords. Pour les membres du groupe de Cairns, le résultat peut être considéré comme acceptable ; pour les pays où l’agriculture est essentiellement paysanne, il s’agit avant tout d’un leurre qui n’empêchera pas la fragilisation accélérée de leur mode de vie, même si le droit des pays en développement à protéger les produits qui sont pour eux d’une importance vitale leur est reconnu. Rien de concret ne vient en effet traduire cette reconnaissance… Qu’en est-il du coton? Deux décisions ont été prises: 1.Toutes les formes de subventions à l’exportation pour le coton seront éliminées par les pays développés en 2006; 2.Les pays développés accorderont un accès en franchise de droits et sans contingent aux exportations de coton en provenance des pays les moins avancés (PMA). Ces décisions constituent un remarquable trompe-l’œil destiné à prouver la bonne volonté des États-Unis. D’une part, les subventions à l’exportation accordées par les États-Unis à leurs producteurs ont été condamnées récemment par l’Organe de règlement des différends (ORD) et doivent de toute manière être éliminées; d’autre part, ces subventions ne représentent qu’une faible part du total des aides accordées aux producteurs de coton américains, aides qui permettent la mise sur le marché de quantités considérables de coton à un prix bradé et dépriment ainsi en permanence le cours du coton sur le marché mondial. Certes, il est reconnu qu’il est nécessaire de réduire les subventions internes à la production de coton lorsqu’elles ont des «effets de distorsion des échanges» mais une telle formulation n’a qu’une vertu purement déclamatoire. Aucun des pays africains concernés (Mali, Burkina Faso, Tchad, Bénin) n’y trouve donc son compte et ce n’est pas l’accès libre aux marchés des pays développés pour leur production de coton, déjà largement acquis, qui y change quoi que ce soit.

Libéraliser, encore et toujours

Les autres thèmes explicitement abordés s’inscrivent dans la logique du sommet de Doha (octobre 2001), logique rappelée avec force dans la déclaration de Hong-Kong en ses articles 1 et 2. Outre la réaffirmation des déclarations et décisions de Doha, l’insistance sur la détermination commune à mener à bien le programme adopté, et à conclure en 2006 les négociations lancées à l’époque, les signataires soulignent à nouveau l’importance de la dimension développement dans ce programme. On a vu ci-avant qu’en fait de développement, c’est celui des secteurs de l’agriculture productiviste des pays développés qui a préoccupé les négociateurs plus que le sort des PVD. Les chapitres consacrés aux services, au traitement spécial et différentié et aux médicaments (dans le cadre de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce – APDIC) ne font que confirmer le caractère purement incantatoire de la référence au développement des PVD. L’Union européenne, depuis Doha, n’a jamais caché sa volonté de libéraliser les services dans le monde, soucieuse qu’elle est de conquérir cet important marché pour ses entreprises à vocation transnationale. Le résultat de Hong-Kong constitue incontestablement un important succès pour les négociateurs européens puisque c’est le texte qu’ils soutenaient qui se trouve sous une forme pratiquement inchangée dans l’annexe C de la déclaration finale. Le dépôt d’un texte alternatif par les ACP Les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique , l’ensemble des pays d’Afrique et de l’ASEAN Association de pays d’Asie du Sud-Est n’a même pas été pris en considération; il est vrai qu’il s’opposait frontalement à une proposition qui livre en pâture des services publics d’importance cruciale et économiquement fragiles aux appétits des multinationales. L’accord sur les services confirme qu’aucun secteur n’est susceptible d’être tenu à l’écart du marché: les services sociaux, culturels, de santé, d’enseignement et de transport, de même que les services d’eau et d’hygiène, malgré les multiples réticences exprimées dans de nombreux milieux, peuvent a priori être libéralisés. Les négociations en la matière resteront fondées sur les demandes et les offres, non seulement sur base bilatérale mais aussi multilatérale de manière à faciliter la participation de tous les membres, en particulier des pays en développement. Tout devrait être finalisé au 31 octobre 2006. Même si on peut douter de l’échéancier (rappelons qu’à Doha, la date limite avait été fixée au printemps 2003), la volonté politique subsiste dans le chef des pays développés qui ont réussi en outre à restreindre au minimum les exemptions possibles pour les PVD ou les PMA.

Brevets: des paroles plus que des actes

Un dossier qui avait à juste titre profondément fâché les PVD avant le sommet de septembre 2003 à Cancún était celui de l’accès aux médicaments brevetés pour les pays pauvres frappés par des maladies graves requérant des médicaments trop coûteux pour les personnes atteintes. L’ADPIC a instauré quelques garde-fous au monopole des firmes pharmaceutiques. Il autorise, moyennant le respect d’un certain nombre de conditions, le recours à deux mécanismes essentiels : les importations parallèles et les licences obligatoires Les importations parallèles sont un mécanisme permettant que des produits fabriqués et commercialisés par le titulaire du brevet (ou de la marque ou du droit d’auteur) dans un pays soient importés dans un autre pays sans son autorisation. Les licences obligatoires sont, quant à elles, des autorisations données par un pouvoir public de fabriquer un produit breveté ou d’utiliser un procédé breveté sans le consentement du titulaire du brevet. Par ce mécanisme, un gouvernement peut octroyer le droit à une entreprise de produire des médicaments génériques sur son territoire.(Inès Trépant, L’organisation mondiale du commerce, dossier du Crisp, n°63, 2005.)… En pratique, ces dispositions n’ont pas protégé les pays du sud. La déclaration ministérielle de Doha a fixé les exceptions à la protection de la propriété intellectuelle; le principe de la protection de la propriété intellectuelle comme instrument du développement de nouveaux médicaments fut confirmé mais tempéré par la reconnaissance du droit des États à protéger la santé publique et l’accès de tous aux médicaments. Le «hic» est que le texte de Doha se présente, dans sa forme juridique, comme un vœu et non comme un engagement contraignant. C’est seulement le 30 août 2003, quelques jours avant le sommet de Cancun, qu’après de longs mois de négociations, un accord final a pu être obtenu. Il est cependant apparu très vite que l’encadrement prévu pour le marché des médicaments génériques était si contraignant que l’accord en devenait impraticable. Alors que le problème n’est toujours pas résolu, laissant dans le malheur des millions d’individus dans les pays pauvres, l’accord de Hong-Kong se contente de réaffirmer l’importance d’une décision sans effet et de pratiquer l’autocongratulation pour les résultats obtenus.

Les États-Unis et l’UE restent aux commandes

Le bilan de Hong-Kong est donc sur le plan pratique des plus maigres. Rien d’important n’a été décidé. Ceci dit, les enseignements à tirer sont précieux. Le premier a trait au comportement des grandes puissances commerciales comme l’Union européenne et les États-Unis, acteurs dominants au sein de l’OMC; tout en martelant leur foi dans le livre échange généralisé, ils veillent à maintenir les avantages commerciaux qu’ils se sont octroyés à coup de mesures protectionnistes et de subventions publiques. Ils n’acceptent de les remettre en question qu’au prix de contreparties importantes en termes de conquête de nouveaux marchés. En outre, les concessions qu’ils consentent à grand peine touchent souvent plus la forme que le fond. Il est juste de dire que ce type de comportement est adopté par la plupart des puissances en devenir lorsqu’elles bénéficient d’avantages concurrentiels certains. Le second enseignement est d’ordre politique. L’OMC, conçue lors de l’Uruguay Round à la fin des années quatre-vingts et portée sur les fonds baptismaux en 1994, est une institution totalement imprégnée de l’idéologie libérale selon laquelle le libre échange est la clef du bonheur universel. L’idée selon laquelle le marché doit prévaloir sur le politique se traduit clairement dans le fonctionnement d’une institution fondée sur une hiérarchie des valeurs où le commerce occupe la position prépondérante. Imposée au monde entier par les grands acteurs commerciaux, l’OMC contraint, dans les faits, tous les gouvernements à partager cette idéologie au point qu’aucun d’entre eux n’ose ouvertement la remettre en cause.