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L’intérêt, moteur de l’engagement collectif

Je répondrai ici aux éléments de critique avancés par Pierre Ansay sur mon dernier ouvrage, en me concentrant sur les aspects du livre abordés par ce dernier. Cependant, j’encourage vivement le lecteur à consulter directement l’ouvrage pour s’en faire une idée à la fois complète et personnelle. L’un des premiers désaccords émis par Pierre Ansay à l’égard de mon livre concerne mon insistance sur l’intérêt comme facteur central des progrès. S’inscrivant dans une approche idéaliste des évolutions historiques, il perçoit ces dernières comme résultant de changements d’idées ou de valeurs. Il prend de la sorte le contrepied du présupposé réaliste de mon livre selon lequel les idées n’influencent les mouvements historiques que par leur imbrication étroite avec les luttes d’intérêt. Adoptant une vision morale de la politique proche de celle que je dénonce dans mon livre, Pierre Ansay défend aussi le désintéressement comme le moteur des progrès. Par opposition aux ressorts égoïstes du capitalisme, Pierre Ansay met donc en avant l’« altruisme d’éloignement » comme fondement de l’action collective.

Si les cultures peuvent parfois constituer des outils de libération, elles sont aussi très souvent imbriquées aux diverses formes de domination qui parsèment la société.

Toutefois, le fait que les illustrations qu’il propose relèvent de faits historiques anciens trahit la difficulté de soutenir une telle thèse. Dans mon livre, je soutiens que le désintéressement découle très probablement d’un sens moral naturel et peut constituer un motif d’engagement. Mais j’ajoute qu’il ne suffit pas à justifier l’altruisme comme le cœur d’un projet progressiste. Tout d’abord, le dégoût naturel contre les injustices ne se transforme que rarement en action déterminée pour remédier à celles-ci. Et c’est justement dans ce passage ardu de l’indignation à l’action que réside aujourd’hui l’un des plus grands problèmes stratégiques de la gauche. De plus, les cas d’engagement purement désintéressés sont assez exceptionnels et sont en général le fait de militants « héroïques ». Or, si ces individus hors du commun et capables de s’oublier totalement au profit d’autrui ne peuvent que susciter l’admiration, ils ne sauraient occulter le fonctionnement du citoyen ordinaire. En effet, tant le sens commun que les études existantes sur le sujet montrent que si l’altruisme constitue une évidence, il s’actualise beaucoup plus aisément à petite échelle, dans les rapports affectifs et de proximité. Par conséquent, plutôt que d’essayer, en vain, de transformer les êtres humains, un projet politique à vocation majoritaire devrait partir de ce qu’ils sont. Pour ce faire, il devrait faire de l’égoïsme l’une de ses principales composantes.

Liberté contre perfectionnisme

Cela dit, il ne s’agit pas de substituer un perfectionnisme de l’obsession du moi à celui du désintéressement. Le projet de liberté dont je dessine les contours dans le dernier chapitre de l’ouvrage suppose de laisser s’épanouir l’ensemble des dimensions des comportements humains. Même dans une société dans laquelle auraient été fortement amoindries les dominations, il est probable que la majorité des individus continuent à faire passer leur intérêt avant ceux d’autrui. Néanmoins, il subsistera toujours des individus soucieux d’autrui, de causes désintéressées ou de création purement gratuite. Accepter et valoriser la diversité des personnalités humaines suppose donc de contester tant le perfectionnisme du plaisir que celui de l’empathie, qui visent tous deux à imposer une conception particulière du bien à l’ensemble de la société. Le principe de liberté doit rester ouvert, chacun devant être en mesure de lui donner le contenu qui lui sied le mieux.

Des droits culturels sans communautarisme

L’autre grande critique qu’adresse Pierre Ansay à Pour un individualisme de gauche concerne ce qu’il considère comme une sous-estimation des affiliations culturelles dans les sources d’engagement. Il s’inscrit de la sorte dans une perspective penchant clairement du côté du communautarisme, dans son sens ontologique comme normatif : d’une part, les cultures seraient le lieu principal de la socialisation et orienteraient dès lors en grande partie nos « conceptions du bien » et, d’autre part, il s’agirait d’un fait globalement positif et à protéger. Mon approche des cultures et des identités se distingue clairement d’un tel communautarisme. Comme Pierre Ansay le remarque très justement, je ne nie pas l’importance des affiliations particulières dans la définition des projets de vie individuels. Cependant, loin de constituer un fait unilatéralement positif, ces dernières peuvent engendrer des conséquences ambivalentes. Si le renoncement à certains aspects de sa culture peut représenter un lourd sacrifice, un tel geste peut aussi constituer une libération. Dans les cas où la culture en question est source d’oppression, les individus doivent être dotés des moyens de s’en émanciper. Considérer, comme le font les communautariens radicaux, que tous les individus sont tellement liés à leur culture que leurs « fins constitutives » sont partiellement ou entièrement déterminées par ces dernières constitue un postulat anthropologique controversé et potentiellement contraire à la liberté. Si les cultures peuvent parfois constituer des outils de libération, elles sont aussi très souvent imbriquées aux diverses formes de domination qui parsèment la société. Il importe donc de reconnaître la légitimité et la visibilité des appartenances culturelles, mais en ayant pour préoccupation principale la liberté des individus de mettre réellement en pratique leurs conceptions du bien. Si, comme le souligne Pierre Ansay, le multiculturalisme libéral de Will Kymlicka accorde en principe une importance égale à ces deux dimensions, ses recommandations concrètes rendent leur mariage difficile en pratique. L’octroi de droits culturels collectifs peut en effet facilement contredire les libertés des membres des groupes concernés. Mon point de départ est donc foncièrement distinct de celui de la plupart des multiculturalistes et des communautariens : l’objectif principal devrait résider dans la mise en œuvre de la liberté plutôt que de l’identité. Bien sûr, pour être complète, la liberté requiert la reconnaissance égale du droit et de la capacité à exprimer librement ses appartenances culturelles.

Dans son sens progressiste, la politique devrait avant tout viser à proposer un projet de société s’adressant aux intérêts et aux préférences de tous les individus ou, du moins, d’une majorité d’entre eux.

Toutefois, plutôt que des droits collectifs, l’objectif général de liberté recommanderait d’accorder à chacun le droit effectif de vivre ses appartenances culturelles, ethniques et religieuses. Ce sont les individus et non les groupes – derrière lesquels se cachent souvent les individus les plus puissants – qui doivent se voir reconnaître la liberté d’exprimer leur identité. L’acceptation du port du foulard par les femmes musulmanes n’est nullement contradictoire avec une telle position. Ce qui importe avant tout, c’est d’accorder la priorité au choix individuel : chacun doit pouvoir exprimer son identité de la façon la plus libre possible. Si cela peut passer par l’intégration d’un héritage culturel, cela doit aussi pouvoir mener à des remises en question profondes des identités d’origine ou à des hybridations entre divers référents. Dans tous les cas, l’essentiel est que les individus disposent des moyens d’effectuer de tels choix de façon émancipée.

Ne pas réduire la politique à l’identité

Pour autant, je ne veux absolument pas « expurger l’engagement politique de toute forme d’appartenance communautaire », comme le prétend Pierre Ansay. J’insiste bien sur ce point dans mon livre : le pluralisme des identités individuelles et collectives est à la fois une évidence sociologique et une immense richesse. Et ces dernières constituent souvent dans les faits des références pour l’action collective des citoyens, militants ou professionnels de la politique. En revanche, ce qui pose problème, c’est la volonté typiquement communautarienne de réduire le moteur de l’action politique à ces appartenances culturelles. Quand celles-ci deviennent la source principale ou unique de l’action politique, plusieurs dangers apparaissent : homogénéisation fictive du groupe qui tend à gommer ses différences et contradictions internes, opposition entre un « nous » valorisé à un « eux » dévalorisé et possibilités d’exclusions ou de discriminations des « autres » artificiellement construits. De tels biais peuvent survenir quand la communauté concernée est un groupe ethnoculturel ou religieux, une nation ou une région supranationale comme l’Union européenne. La perspective cosmopolite que je propose suppose au contraire de faire reposer la légitimité de l’action politique sur l’intérêt plutôt que sur une identité partagée. Un projet visant la liberté réelle de chacun serait susceptible de susciter davantage de soutien que les discours sur le « nous » et ce, sans tomber dans les mêmes dérives que les approches communautariennes.

Une approche large des dominations

Plus fondamentalement, mon approche se distingue aussi des soubassements communautariens de la pensée de Pierre Ansay par une volonté d’élargir le débat politique au-delà des questions culturelles et identitaires. Les contraintes externes influençant la capacité des individus à construire leurs projets de vie sont aussi socio-économiques, liées à leur sexe ou à leur orientation sexuelle. De plus, une grande partie de ces influences extérieures aux individus sont imbriquées à des rapports de domination. Le communautarisme se fourvoie donc, d’une part, par son approche unilatéralement positive des contextes culturels et d’autre part, par une lecture excessivement identitaire des rapports sociaux. Je plaide résolument pour un dépassement de cette focalisation sur l’identitaire et le culturel – auquel Pierre Ansay semble assimiler les contextes éthiques particuliers. Dans son sens progressiste, la politique devrait avant tout viser à proposer un projet de société s’adressant aux intérêts et aux préférences de tous les individus ou, du moins, d’une majorité d’entre eux. Comme le souligne Pierre Ansay, la perspective que je promeus se distingue d’un libéralisme qui percevrait la société comme une simple addition des actes individuels ou comme le résultat d’une libre association contractuelle entre individus rationnels et égaux. Je déconstruis clairement une telle approche individualiste méthodologique dans mon ouvrage et répète à plusieurs reprises que l’action individuelle ne permet ni d’expliquer la société ni de la changer.

Du « tournant culturel » à la liberté

Mais la raison principale de mon opposition à cette forme explicative d’individualisme n’est pas communautarienne. Car ce ne sont pas uniquement les attaches communautaires qui démentent l’utopie du libéralisme formel. Ce sont également les rapports de domination dans lesquels les individus s’insèrent et qui ont des fondements non seulement culturels, mais aussi socio-économiques, liés au genre et à l’orientation sexuelle. Par conséquent et à la différence d’un libéralisme dominant centré sur la tolérance et la diversité, mon libéralisme radical se soucie avant tout de liberté réelle. Il avance l’épanouissement de l’individu comme la fin du politique. Ce qui passe par la libération des multiples formes de domination et par la mise en place de politiques permettant aux individus d’élaborer et de mettre en oeuvre leur conception du bien le plus librement possible. Outre la reconnaissance des appartenances culturelles et religieuses, il s’agit aussi pour atteindre cet objectif d’égaliser les conditions socio-économiques et d’abolir les discriminations et inégalités liées au genre et à l’orientation sexuelle. Quant aux expériences personnelles motrices de mon engagement auxquelles je me réfère dans mon ouvrage, elles ne reflètent nullement un impensé de type communautarien, comme le pense Pierre Ansay. Loin de représenter une référence identitaire, le fait d’être femme, mère et universitaire constitue avant tout la base de mon intérêt personnel à m’impliquer activement pour une société de liberté. Plus largement, il est grand temps de sortir de la période ouverte par le « tournant culturel » ayant caractérisé la pensée progressiste pendant plusieurs décennies pour redécouvrir, au-delà du culturel et de l’identitaire, l’intérêt et ses multiples facettes comme l’un des principaux moteurs de l’engagement collectif.