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L’inflation dans l’économie libérale

Le mois de mai a connu un taux d’inflation historique. Avec le développement des pays émergents, l’inflation basse pourrait même devenir un vieux souvenir. Avec les conséquences que l’on imagine sur les plus bas revenus, dans un contexte de fragilisation des budgets publics, des allocations sociales et des systèmes de pension collectifs.

L’inflation rogne le pouvoir d’achat. Cette réalité que l’on avait un peu perdue de vue au cours des dernières années se pose aujourd’hui de nouveau avec acuité. Avec une inflation de 5,2% en mai, on est revenu à une accélération des prix plus observée depuis 1985. Pour l’ensemble de la zone euro, le chiffre est certes plus limité mais c’est le record historique depuis la création de la monnaie unique. La Banque centrale européenne se fixe comme principale mission d’assurer une stabilité des prix. Cela implique qu’en dépit de la plongée de la croissance économique suite à la crise financière, elle ne diminue pas les taux d’intérêt pour relancer la machine économique. Elle préconise plutôt que les gouvernements accélèrent leurs réformes de la sécurité sociale (via des politiques d’activation) et la flexibilisation des marchés du travail. La Commission européenne n’a d’autres choix que d’abonder en ce sens puisque la BCE est indépendante et ne peut donc recevoir d’ordre d’autres institutions européennes. Ainsi, tout comme l’OCDE, elle suggère par exemple qu’il faut revoir à la baisse la législation protégeant les travailleurs pour réduire les «rigidités» sur le marché du travail. De même, parce que cela serait considéré comme un nouvel obstacle à la liberté de circulation des services ou comme une source d’inflation, l’instauration d’un salaire minimum (même au niveau sectoriel) là où il n’existe pas encore (en Allemagne par exemple) est combattue. En ce qui concerne la Belgique, l’indexation automatique est dans le collimateur de la BCE qui appelle régulièrement à l’abandon de ce système car il susciterait une spirale inflation-salaire. Quant aux allocations sociales, ce n’est plus un secret qu’elles sont en décrochage avec les salaires, particulièrement en Belgique où l’instauration du mécanisme de liaison au bien-être (qui s’inspire de l’indexation) essaie d’y remédier. Pourtant, on nous assène que nous ne disposons pas des marges de manœuvre budgétaires pour les relever. Même si les finances publiques n’ont jamais été aussi saines depuis 1973, le vieillissement de la population approche à grand pas et implique qu’il faille dès aujourd’hui se comporter comme des fourmis si l’on veut être en mesure de payer la facture démographique. On estime que celle-ci représentera un montant correspondant à un peu plus de 4% du PIB d’ici à 2030. Si l’on ne prend pas le défi au sérieux comme la cigale, alors les pouvoirs publics devront emprunter beaucoup. Concrètement, ils devront aller sur les marchés financiers pour avoir des prêts et entreront en concurrence avec les entreprises qui elles aussi se rendent sur ces marchés pour lever les fonds nécessaires à leurs investissements. En raison des lois de l’offre et de la demande, cette pression aura pour effet de relever le taux d’intérêt, de rendre les projets des entreprises beaucoup plus coûteux et de reporter la charge de la facture sur la génération suivante. Mais au cours des prochaines années, le PIB croîtra moins rapidement car les travailleurs seront moins nombreux, plus vieux (sous-entendu : moins productifs) et le secteur non marchand pèsera plus lourd. Avec deux travailleurs (contre quatre actuellement) payant pour la pension d’un retraité, les systèmes de pension par répartition frôleront l’implosion. Dans le cadre de la réforme des règles budgétaires fixées par l’UE, il a été convenu de promouvoir le système par capitalisation. Autrement dit, il s’agit d’une réduction de la solidarité interpersonnelle et intergénérationnelle au profit d’une individualisation et d’une responsabilisation. Le hic est que ce faisant, l’argent transite par les marchés financiers le temps que l’on atteigne l’âge de la retraite. Or, ainsi qu’en témoigne la crise financière, ceux-ci sont par nature fragiles et les épargnants ignorent l’usage qu’il est fait de leur argent. Sert-il à démultiplier la puissance de feu des fonds spéculatifs ou à soutenir l’industrie de l’armement, du tabac… ? Actuellement, il est estimé que 4% des fonds investis répondent aux critères de l’investissement socialement responsable, c’est-à-dire avec une visée éthique (respect de l’environnement, des normes sociales et de la bonne gestion des entreprises). En ce qui concerne les allocations sociales à proprement parler, elles semblent de plus en plus être légitimées que dans la mesure où elles rentrent dans l’optique anglo-saxonne de la charité. D’autant que toute une réflexion s’est développée quant à leur rôle en tant que piège à l’emploi : fixées trop haut, elles décourageraient la reprise ou la recherche d’un emploi. Néanmoins, l’expérience du fameux modèle scandinave montre qu’elles doivent être suffisamment généreuses pour que les travailleurs ne résistent pas à l’insécurité inhérente à la modernisation de l’économie et à la mondialisation. Dans le même temps, comme on le voit en Belgique, de plus en plus d’emplois sont subsidiés (comme les titres-services) ou les cotisations patronales sont réduites de manière ciblée (bas salaires, travail en équipe ou de nuit) ou non.

Pas tous égaux devant l’inflation

L’inflation ne fait pas sentir ses effets de manière identique sur l’ensemble de la population. Elle affecte différemment les ménages selon leurs niveaux de revenus et leur profil de consommation : les mieux nantis consommeront davantage de (grosses) voitures, de nouvelles technologies (télévision à écran plasma)… tandis que plus de la moitié des dépenses des plus pauvres sera dirigée sur les loyers, l’alimentation et l’énergie. Ainsi, en 2007, l’inflation subie par les ménages les plus pauvres était de 0,86 point plus lourde que celle des plus riches. La classe moyenne, un peu mieux lotie, ressentait une inflation plus forte de 0,55 point. Dès lors, l’indexation sur base du salaire moyen peut s’avérer insuffisant pour contrebalancer le «surplus d’inflation» affectant une part non négligeable des ménages. Avec la flambée des prix alimentaires, il faut également mentionner que les ménages qui s’approvisionnaient déjà dans les hard discounts ou qui achetaient des produits de marques moins renommées sont parmi les plus affectés car la part des matières alimentaires dans le prix de vente total est relativement plus importante (car il n’y a pas ou peu de dépenses de marketing, de Recherche & Développement…). Ainsi, la répercussion des hausses est plus prononcée et comme ils acquéraient déjà des produits bas de gamme, ils n’ont plus de substituts vers lesquels se tourner. Aussi, comme ce groupe épargne moins, il peut moins puiser dans d’hypothétiques réserves pour faire face aux hausses les plus fortes. Et même s’il en a la possibilité, recourir à l’épargne amincit le coussin d’amortissement qui le met à l’abri d’autres aléas de la vie.

La fin de l’ère de l’inflation basse ?

Depuis Francfort, la Banque centrale européenne veille à ce que l’inflation moyenne dans la zone euro n’excède pas les 2% dans le moyen terme. L’objectif a été fixé à un siècle où personne ne s’intéressait réellement ni à la Chine ni aux autres pays émergents. Mais depuis le Traité d’Amsterdam (1997), le monde occidental a pris conscience du réveil du géant asiatique. Le poids croissant de la Chine dans l’économie mondiale suscite des inquiétudes en raison notamment des coûts de production (salariaux) très faibles qui sont source de délocalisations. Son irruption sur la scène internationale se reflète aussi dans le commerce de la zone euro : alors qu’elle ne comptait que pour 5% des importations de la zone, sa part a triplé. En conséquence de quoi, la réorientation du commerce vers la Chine et d’autres pays émergents ont aidé à maintenir l’inflation basse. Pourtant, il se pourrait bien que très prochainement, le monde se préoccupe du contraire, à savoir une augmentation des coûts de la Chine car à partir de ce moment-là, cela signifierait — outre une amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière — un relèvement du coût des importations et par conséquent, de l’inflation globale. Aussi, le développement de ces pays élève la demande pour certaines matières premières. C’est bien entendu le cas de l’énergie : si chaque Chinois consommait autant que chaque Américain, l’entièreté de la production journalière – 87 millions de barils de pétrole – serait absorbée par la Chine ! Comme, de plus, selon nombre d’experts, nous approchons du pic pétrolier (voire nous sommes en plein dedans), cela exacerbe encore la flambée des prix. Il en va de même pour les produits alimentaires et les denrées de base. Depuis le début des années quatre-vingts, la consommation de viande a grimpé de 20 à 50 kg par an et par habitant. Les tensions sont par ailleurs exacerbées sur ces marchés par la spéculation financière, beaucoup de fonds d’investissement ayant redirigé leurs placements vers ces marchés si bien que selon la Fédération agricole française, 20% de l’explosion du prix du blé s’explique par ces fonds. Ainsi, l’obstination à s’agripper aux fameux 2% d’inflation signifierait qu’il faudrait comprimer les autres composants de l’inflation pour compenser la hausse du coût des importations : les coûts salariaux (cf. modération salariale), les taxes indirectes (qui constituent près du tiers des recettes fiscales, ce qui nous ramène à notre discussion sur le budget et plus précisément le financement des politiques sociales) et les marges des entreprises (qui sont «intouchables» en vertu de la mobilité des capitaux qu’il ne faudrait pas effaroucher car ils iraient s’investir ailleurs)…

Développement durable et inflation

La lutte contre le réchauffement climatique et dans son sillage le développement durable sont heureusement sur toutes les lèvres. Des engagements ont été pris et ont donné lieu en Europe au système d’échange des permis de polluer et à des mécanismes alternatifs. De plus en plus, on prend conscience qu’un saut qualitatif ne sera possible que si le marché est mis à contribution. L’idée est que comme le dit le jargon, les coûts externes doivent être internalisés, c’est-à-dire que les coûts indirects que font peser la production ou la consommation d’un bien sur l’environnement doivent être intégrés dans le prix de vente. Cela participe du principe pollueur-payeur. Mais affronter de cette manière cet enjeu de société signifie des coûts supérieurs et par-là, une augmentation de l’inflation. Et comme la phase de transition risque d’être relativement longue, la mise en œuvre du développement durable risque de produire des pressions inflationnistes qui s’étendront sur de longues années.

Taux de change, salaire et tensions budgétaire

Lancé il y a une décennie, l’euro a rapidement confirmé son statut de seconde monnaie de réserve. Constituant 28% des réserves des banques nationales à l’époque, la monnaie unique a gonflé jusqu’à en représenter 45% en 2007. Cette montée en puissance s’explique par la crédibilité reconnue à l’Union économique et monétaire et par des fondamentaux (finances publiques, inflation, balance courante et endettement des ménages) européens plus solides qu’aux États-Unis. C’est donc un succès pour l’euro. Ceci dit, à cette place plus grande prise par l’euro dans les réserves, il faut ajouter que les réserves elles-mêmes ont fortement augmenté. Par conséquent, une partie de l’appréciation de la monnaie unique peut être mise sur le compte de la demande qu’en font les banques centrales asiatiques qui en accumulant des devises étrangères entendent se protéger de crises telles que celle qui les avait traumatisés en 1997. Il en résulte des difficultés pour les exportateurs de conserver leurs marchés. Et étant donné que la compétitivité internationale figure à l’agenda politique dans une bien meilleure position que la demande intérieure, cela implique à nouveau une modération des salaires dans ces secteurs sensibles et par effet de contagion dans tous les secteurs et comme on le pratique en Belgique, un renforcement des subventions salariales (travail en équipe et de nuit) calquées sur les besoins de l’industrie manufacturière (chimie, métal, automobile…).

À qui la faute ?

Doit-on blâmer l’euro pour toutes ces difficultés ? Certainement pas, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La monnaie unique est la réforme monétaire la plus ambitieuse et la plus réussie depuis Bretton Woods. Elle est devenue un signe d’appartenance à l’Union européenne. Son introduction a eu pour effet de discipliner les États : les déficits publics ont été considérablement réduits ce qui est indispensable dans la perspective du vieillissement de la population. L’inflation que l’on estime actuellement gigantesque atteignait les 3% dans les années nonante et était trois fois supérieure dans les décennies précédentes. Le commerce et les investissements au sein de la zone ont progressé plus rapidement qu’avec les autres pays ce qui a débouché sur la création de nombreux emplois. En Belgique, l’euro a évité que la crise politique de 2007 et ses suites ne débordent sur la sphère économique. Il y a 20 ans, pareille situation aurait détourné les investisseurs internationaux alertés par le Financial Times, le International Herald Tribune, le Washington Post… de l’incertitude quant à la survie du pays. L’euro ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Nous sommes tous confrontés à de grandes tendances mondiales : le vieillissement de la population, l’épuisement des réserves pétrolières et le réchauffement climatique (du moins tant que nous n’aurons pas provoqué la révolution industrielle verte : le passage à une économie faible en carbone) et des denrées alimentaires plus chères. Pourtant, il ne faut pas croire que nous sommes désarmés ; les rouages de l’Union économique et monétaire peuvent être huilés. Cela doit d’abord passer par une plus grande coordination budgétaire entre les États membres (pour éviter que leurs actions se neutralisent) et entre eux et la BCE, sans oublier les partenaires sociaux car ces trois acteurs sont responsables de la politique macroéconomique (respectivement : les questions budgétaire, monétaire et salariale). Il s’agit aussi d’instaurer une «diplomatie de l’euro», de faire en sorte que l’euro n’évolue plus seulement au gré des déséquilibres mondiaux mais que cet instrument soit utilisé par le politique à des fins socioéconomiques. Finalement, il faut garder à l’esprit que l’Union économique et monétaire n’est pas imperméable à l’environnement politique et au rapport de force. Après tout, c’est la droite libérale-conservatrice qui a décidé de ne pas changer un iota à la politique économique alors que la crise financière a changé la donne et détérioré les perspectives de croissance et de création d’emplois. C’est elle qui a progressivement fait glisser la préoccupation de la demande interne derrière l’obsession de la compétitivité internationale (alors que l’UE, dont l’une des grandes forces réside dans son marché intérieur de 500 millions d’habitants, est une économie faiblement ouverte au reste du monde – 90 % de ses échanges commerciaux sont intra-européens). C’est aussi elle qui a entériné les règles budgétaires qui pénalisent les investissements publics. Quant à savoir si la gauche serait plus convaincante, un début de réponse pourrait être apporté par les élections européennes de juin 2009 qui dans la foulée, détermineront dans une grande mesure la composition et l’orientation de la Commission européenne. Et à propos de la BCE dont on fustige l’indépendance que lui dote le Traité de Rome et qu’elle exploite pour justifier son autisme, il serait bon que tous se rappellent qu’il ne s’agit pas d’une entité abstraite : à sa tête, se trouvent les gouverneurs des Banques centrales nationales et les membres du directoire (qui préparent les réunions des gouverneurs et mettent en œuvre les décisions) et chacun d’entre eux y siège parce que son nom a été avalisé par les ministres au niveau national ou européen.