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L’illusion francophone

La ruse du nationalisme, c’est d’avancer masqué aux yeux mêmes de ceux qui le professent. Ainsi, il ne viendrait jamais à l’esprit des « francophones » que leurs positions puissent s’apparenter de près ou de loin à l’hydre nationaliste, laquelle ne frappe à l’évidence que le camp adverse. L’honneur de la pensée libre, par contre, c’est d’être capable de penser contre son camp. Et puisque cette revue est publiée en Belgique en langue française, son camp est par définition celui de ses lecteurs, presque tous francophones de Wallonie ou de Bruxelles. Or ce camp – le camp « francophone » – fait fausse route… depuis qu’il existe. Bien sûr, la responsabilité des blocages actuels est très largement partagée. Mais c’est trop commode de ne voir de la mauvaise volonté qu’en face. Et, de toute façon, il est nettement plus utile de balayer devant sa porte que de s’exonérer par avance de toute faute. Toute l’histoire politique de ce pays l’atteste, les « francophones », quand ils se sont constitués en acteur politique, ont toujours agi pour conforter la position de domination de la langue française et de ses locuteurs dans le cadre belge. Au XIXe et au XXe siècle, on ne compte plus les joutes au sein du mouvement wallon entre ceux qui privilégiaient l’autodétermination des peuples et ceux qui ne voulaient à aucun prix mettre en péril la position dominante de la minorité francophone de Flandre avec qui ils se sentaient culturellement solidaires. Le néo-belgicanisme qui s’est emparé du monde politique francophone, gauche et droite confondues, son étonnant royalisme, sa volonté de s’accrocher coûte que coûte au signifiant « Belgique » même sans la Flandre vont bien de pair avec cette incroyable focalisation sur la périphérie bruxelloise et ses quelques milliers de francophones aisés qui ne sont sûrement pas les plus malheureux de nos concitoyens. L’identité francophone est l’héritière de cette ancienne position belgicaine qui n’est pas pour rien dans la radicalisation du mouvement flamand.

Dans le contexte d’un démembrement de l’État fédéral, le nationalisme flamand s’est fait l’instrument de l’affaiblissement de l’État social.

Et puisqu’on n’échappe pas à la question de l’identité, nous affirmons que l’espace francophone recouvre en réalité deux identités politiques distinctes à base territoriale : Bruxelles et la Wallonie. Entre elles, il y a lieu de s’interroger sur ce principe intouchable de la « solidarité Wallonie-Bruxelles » qui mobilise on ne sait quelle identité ethnique commune, comme si, dans ce pays d’immigration, il pouvait exister un « peuple francophone ». Entre Wallons et Bruxellois, il y a évidemment des liens culturels, des solidarités démocratiques et des solidarités sociales. Mais elles ne sont pas exclusives et elles ne lient pas forcément tous les Wallons et tous les Bruxellois. Il est urgent que les acteurs politiques et sociaux se préoccupent – certains le font – de construire des convergences basées sur des projets de société, à l’intérieur de l’espace « Belgique » et au-delà, puisque l’Europe est notre horizon commun. Les « francophones » feraient bien d’être clairs sur cette question au lieu de courir systématiquement le lièvre régional et le lièvre communautaire à la fois. La gauche s’est toujours identifiée à la défense et à l’approfondissement de l’État social. Elle a rêvé que l’Europe puisse être un État social au carré s’appuyant sur une solidarité élargie. A l’opposé, le nationalisme flamand – qui n’est pas toute la Flandre – se revendique d’une conception particulièrement rance de l’identité nationale. Dans le contexte d’un démembrement de l’État fédéral, ce nationalisme s’est fait l’instrument de l’affaiblissement de l’État social, d’abord au détriment des populations des régions belges les plus pauvres, ensuite au détriment de sa propre population. Nous sommes donc preneurs de toutes les solidarités, de toutes les coalitions susceptibles de s’opposer à cet affaiblissement. Oui à une autonomie régionale accrue, dont les Wallons et les Bruxellois de toutes cultures ont autant besoin que les Flamands, pour autant que les principes de base de la solidarité interpersonnelle soient préservés. En opposant par pétition de principe les « francophones » aux Flamands posés comme deux groupes rivaux irréductibles, on ne fait que rendre les enjeux de la réforme de l’État encore plus incompréhensibles qu’ils ne le sont déjà.