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Les tribulations de l’Europe politique

On n’a pas fini d’en parler! Le projet de traité constitutionnel avorté et ses avatars restent au cœur de l’agenda européen. Dans une perspective historique longue, l’auteur retrace ici le fil des événements récents jusqu’à la bataille politique actuelle.

Nous fêtons cette année les 50 bougies de la construction européenne. Depuis, deux positions s’affrontent. Pour l’une, l’Europe ne doit être qu’une zone de libre-échange, flanquée de quelques politiques techniques (la Ceca, l’Euratom). Pour l’autre, il s’agit de construire un nouvel espace, fédéral, où des décisions politiques orienteraient le développement économique selon des critères (sociaux, écologiques…) définis par la majorité des citoyens. L’unification économique, renforcée de politiques selon des valeurs communes, servirait de base à l’identité européenne, pour en finir avec les guerres intra-européennes et défendre l’Europe face à d’autres superpuissances. Il n’y a pas de muraille entre ces deux conceptions, car le Marché a besoin d’institutions. Une zone de libre circulation appelle des règles communes, afin que le marché ne soit pas «faussé» par le dumping social, fiscal ou environnemental. Or, ces règles ont besoin d’instances politiques de décision et de légitimation. La défaite du traité constitutionnel de mai 2005 semblait pourtant enterrer l’Europe politique et réduire l’Union à une zone de libre-échange. D’où vient donc le sursaut de 2007?

Libéralisme et souverainisme

Pendant les 40 premières années de la construction européenne, chaque crise entre libéraux et fédéralistes s’est soldée par un compromis, qui représentait presque toujours une avancée dans l’unification soit du marché, soit des instances politiques, la seconde courant en général après la première. Les vraies divergences sont apparues à la fin des années 1980. Jacques Delors, président de la Commission européenne, avait parié que l’accélération de l’unification du marché déclencherait un appel à plus de régulation politique, de fédéralisme. Il encouragea l’Acte unique, qui instituait un marché unique, puis laissa passer, à Maastricht en 1992, une unification monétaire gérée par une Banque centrale européenne indépendante, sans renforcement parallèle des instances politiques. Contre ses attentes, on en resta là. L’ultime avancée en matière démocratique fut le traité d’Amsterdam, qui élargissait un peu les modes de décision à la majorité en Conseil (assemblée des gouvernements) et en co-décision avec le Parlement européen (représentant les citoyens). Le traité de Nice marqua un recul, renforçant de fait le droit de veto de chaque gouvernement. Que s’était-il passé? Tout simplement la victoire, à l’échelle mondiale, du néolibéralisme. Le Marché unique condamnait l’État nation à l’impuissance. On n’aurait pu riposter qu’en créant des instances de décision démocratiques à la dimension géographique du même marché Voir A. Lipietz, «Ecologie politique et mondialisation» in L’Economie politique, n°34, avril 2007. La grande ruse des libéraux fut d’opposer à cette aspiration la défense de la «souveraineté nationale». Or, dans un espace comprenant 15, 25 puis 27 pays, le droit de veto de chacun des pays aboutissait à désarmer le politique face à des capitaux et des marchandises qui, eux, étaient libres de se promener dans les 27 pays! De plus, le traité de Maastricht privait les États nationaux de l’outil monétaire, confié à la BCE, et l’outil budgétaire fut muselé par le pacte de stabilité d’Amsterdam. Cette manœuvre des libéraux trouva l’appoint du discours «souverainiste national», même «de gauche». Chaque avancée du fédéralisme était présentée comme une perte de pouvoir de l’État nation, et chaque renforcement de la difficulté de prendre des décisions en Conseil comme une défense des droits de la Nation, pour camoufler le désarmement du politique. L’inter-étatisme comme masque du libéralisme ? La manoeuvre n’était pas nouvelle, c’était celle imaginée par les républicains contre le New deal démocrate rooseveltien. En défendant la législation de chaque État de l’Union contre l’État fédéral, ils cherchaient à étouffer dans l’œuf l’idée même de politiques sociales à la dimension des États-Unis. Et ce qui avait échoué sous Roosevelt a jusqu’ici marché en Europe. Car les États-Unis s’étaient fédérés et refédérés dans les guerres d’indépendance et de sécession. Les Européens, qui avaient passé plus de deux mille ans à se faire la guerre, devaient unifier des nations millénaires, malgré l’héritage du fascisme en Europe du Sud et du stalinisme en Europe de l’Est. L’unification européenne avançait donc à pas de loup : comme un traité inter-national, genre Congrès de Vienne, diplomatie secrète et petits arrangements entre États. En face, les voix des citoyens s’exprimaient dans un Parlement certes élu à la proportionnelle, mais dénué de la plupart des pouvoirs d’un Parlement. Il ne vote pas les recettes et vote à peine 45% des dépenses ! L’accumulation du mécontentement populaire face à la montée constante du libéralisme depuis l’Acte unique obligea cependant les gouvernements à concéder une réforme institutionnelle, et même à la faire préparer, non par eux-mêmes, mais par une Convention d’élus directs.

Le traité constitutionnel et son échec

Cette assemblée de parlementaires (la Convention) se réunit de 2002 à 2004, avec la contribution active de la société civile européenne (quelque 700 structures représentatives, de la Confédération européenne des syndicats aux huit grandes associations de défense de l’environnement). Le projet de traité ainsi élaboré représentait un pas en avant, limité mais notable, vers le fédéralisme et le contrôle citoyen. Les gouvernements nationaux réagirent immédiatement Voir A. Lipietz, «L’Europe des dupes» in Libération, 20 juillet 2004 , comme des institutions menacées par l’émergence d’un pouvoir transnational, et conscientes de la menace anti-libérale contenue en germe dans ce pouvoir politique européen, légitimé par des élections. Très significativement, la phrase de Thucydide («Notre Constitution est appelée démocratique parce que c’est la majorité qui décide») fut rayée par la Conférence intergouvernementale de juin 2004, qui rogna autant qu’elle le pouvait le projet de la Convention. Le projet conservait quand même plusieurs avancées. Tout d’abord, le Parlement voyait le champ de ses pouvoirs pratiquement doublé: il voterait l’ensemble des dépenses, y compris la politique agricole commune. Au sein du Conseil, le droit de veto national était drastiquement réduit, ne demeurant que sur certains noyaux durs: les recettes, plusieurs chapitres de la politique sociale, l’harmonisation fiscale et — France oblige — le recours au nucléaire. Le pouvoir des citoyens était étendu à un véritable droit d’initiative législative, à l’occasion du recueil d’un million de signatures. Surtout, la constitutionnalisation de la Charte des droits fondamentaux (simple déclaration intergouvernementale de la conférence de Nice) offrait une solide base d’appui jurisprudentielle, trop forte en réalité pour les pays les plus libéraux : la Grande-Bretagne et certains des pays d’Europe de l’Est. Et un article, le III-122, essentiellement rédigé par la CES, régissait les services publics.Voir .«La concurrence et les services publics dans le TCE». Jusqu’ici, les traités affirmaient seulement que les lois de la concurrence ne pouvaient «en droit ou en fait, empêcher les services publics d’accomplir leurs missions» (article 86), et l’article 87 énumérait une longue liste de domaines autorisant les aides d’État. Le nouvel article III-122 rappelait la compétence des États de «fournir et financer» ces services et confiait à la loi européenne le soin de fixer les conditions, «y compris financières», leur permettant d’accomplir leurs missions. C’en était trop. En janvier 2005, lors du vote du Parlement européen, les députés de Grande-Bretagne, de Tchéquie et de Pologne votèrent contre le TCE, les premiers parce qu’il était trop antilibéral, les derniers parce que Dieu n’y figurait pas (la Convention évoquait seulement les valeurs «spirituelles» de l’Europe) et les Tchèques parce qu’ils voulaient à la fois Dieu et le libéralisme. On s’attendait donc à ce que le TCE soit rejeté par ces trois pays. C’est alors que deux pays fondateurs, la France et les Pays-bas, se joignirent par référendum aux trois premiers. La victoire du non français concrétisa l’étonnant miracle d’une convergence du vote souverainiste de droite et du vote d’antilibéraux de gauche. Comment ces derniers n’ont-ils pas compris qu’en joignant ainsi leurs voix aux premiers, ils réalisaient les voeux (proclamés par le Financial Times et le Wall Street Journal) du néolibéralisme: le maintien du traité de Maastricht-Nice ? Tout d’abord, la grande majorité des électeurs votèrent simplement comme à une élection nationale (selon l’affiche du Parti communiste): «Non au référendum de Chirac et du Medef» (Mouvement des entreprises françaises). Mais il est évident que les dirigeants politiques de gauche, ayant fait quelques études, savaient que le non au TCE signifiait juridiquement le maintien de Maastricht, la constitution la plus libérale que le monde ait connu. En réalité, certains souhaitaient effectivement en rester à Maastricht-Nice, leur discours de gauche masquant leur social-libéralisme (Laurent Fabius), d’autres, dans une manœuvre de politique intérieure, voyaient l’occasion de construire un front d’opposition sur la désespérance populaire. Certains écologistes espéraient que le non à ce traité insuffisant aboutirait très vite à un bien meilleur traité… renégocié à 27! En fait, l’essentiel de l’argumentation de la gauche du non fut souverainiste, comme si seule la Nation pouvait incarner le social Voir la somme accablante recueillie par Dominique Reynié dans Le vertige social-nationaliste. La table ronde, 2005. Les idéologies sécuritaires, identitaires, xénophobes (anti-polonaises ou anti-turques) avaient largement gangrené les classes populaires.

La contre-offensive fédéraliste

La victoire du non français libéra le non néerlandais (de nature encore plus nettement populiste-national) mais les électeurs luxembourgeois, comme les Espagnols, votèrent oui. Au total, 18 pays, la majorité de la population européenne, ont voté oui par une voie ou une autre. Et 55% des citoyens consultés par référendum ont voté oui. Pourtant, Tony Blair, présidant le Conseil européen après les non français et néerlandais, chef d’un pays lui-même noniste, ne fit aucune proposition pour un quelconque «plan B». Si forts étaient les cris de triomphe des libéraux et des néo-conservateurs américains que j’en déduisis que le fédéralisme et l’antilibéralisme étaient plombés en Europe pour une demi-génération. Je me trompais. Les forces du oui, qui se savaient majoritaires, n’attendaient que la présidence allemande (premier semestre 2007) pour s’ébrouer. Au même moment, la victoire de l’ultralibéral, «neo-cons» et souverainiste président français, Nicolas Sarkozy, présentait un risque : il fit immédiatement la proposition d’un «mini-traité» reprenant uniquement la première partie du TCE (celle qui fixait des règles de vote mais ne donnait pas la liste des cas où elles s’appliquaient), mais pas la deuxième (la Charte des droits fondamentaux), ni la troisième (l’élargissement des cas de vote à la majorité et en codécision, l’article III-122…), ni la quatrième (assouplissement des règles de réforme des futurs traités). Les «Amis de la Constitution» (les 18 pays qui avaient voté oui, dont la Belgique, plus l’Irlande et la Suède) ne l’entendait pas de cette oreille. La chancelière allemande, à la tête d’une alliance démocrates-chrétiens – sociaux-démocrates, non plus. Et au sommet de juin 2007, mandat fut donné au Portugal de rédiger un «maxi-traité», sous forme d’amendements… rétablissant pratiquement toutes les avancées démocratiques et fédéralistes du TCE, y compris la constitutionnalisation de la Charte des droits fondamentaux. Bien sûr, il avait fallu passer des compromis avec les nonistes ! La Grande-Bretagne était dispensée de reconnaître à ses citoyens la Charte des droits fondamentaux. La Pologne récupérait le mot «religieux» à la place du mot «spirituel». Les Pays-bas obtenaient la disparition des symboles supra nationaux (hymne, drapeau…). La Tchéquie, neutralisée par l’entrée des Verts au gouvernement, ne demandait rien. Et aux nonistes français, dans la définition de l’espace du marché intérieur, on offrait la suppression des mots : «où la concurrence est libre et non faussée», comme si les anti-libéraux s’étaient battus pour rétablir les barrières d’octroi et la concurrence faussée («libre et ouverte», dans la terminologie actuelle de Maastricht-Nice). Mais (et là-dessus, Merkel avait été claire), l’article III-122 réglementant les services publics disparaissait. Pendant toute l’année 2006, la gauche au Parlement européen avait échoué à le rétablir, dans les votes sur la directive Bolkestein.Voir .«Histoire de la directive Bolkestein» ou sur le Livre blanc des services publics. Les libéraux néerlandais attaquaient même l’article 86, qui affirme au moins que les règles de la concurrence s’arrêtent là où commencent les obligations de service public. Comment expliquer cette contre-offensive des fédéralistes? D’abord par l’existence d’une forte majorité de pays ayant voté oui, exaspérés par l’arrogance française. Ensuite, par les effets de plus en plus désastreux de la mondialisation sur un continent qui avait ainsi déclaré le désarmement politique unilatéral. D’où la montée de réactions antilibérales, y compris dans le patronat, face aux excès d’une concurrence faussée par le dumping fiscal, social, environnemental et monétaire. Il ne faut jamais oublier que les organisations du patronat, nationales comme européennes (Unice), sont certes dirigées par de grands patrons qui «délocalisent», mais ont comme base sociale des dizaines de millions de moyennes et petites entreprises. Or celles-ci souffrent tant de l’absence de règles dans la concurrence interne à l’Union que de la concurrence de la Chine et de l’Inde. Enfin, la disparition de l’Europe sur la scène mondiale, dans une période de crises géopolitiques (Moyen-Orient, Iran, Corée), contrastant avec ses ambitions de leadership sur les questions environnementales, devenait humiliante, même pour les gouvernements. La dernière goutte d’eau fut la lettre de menaces, cosignée par les ambassadeurs des États-Unis et de Chine, contre le projet européen d’intégrer l’aviation (y compris les avions venus de pays tiers) dans le système européen de quotas d’émission de gaz à effet de serre.Voir .«Marchés publics, vins, aviation, redistribution». Il fallait réagir. Le centre-droit avait besoin d’une Europe politique et ne pouvait l’obtenir qu’en faisant des concessions au moins suffisantes au centre-gauche. Bref, on revenait à peu près au point d’équilibre du TCE, à l’exception près de l’article III-122.

La bataille du Portugal

Le 28 juillet, le gouvernement socialiste du Portugal rend sa copie. Nouvelle surprise : il rétablit totalement l’article III-122 que le sommet de juin avait explicitement écarté, et que les gouvernements libéraux français et néerlandais voulaient remplacer par une simple déclaration rappelant l’autonomie nationale d’organisation des services publics… tout en votant une directive postale abandonnant justement ces prérogatives! Quelle mouche a donc piqué le Portugal? Sans doute la pression des syndicats de la CES. Ainsi, ce qui semblait bouclé en juin à Bruxelles est à nouveau ouvert. Certains contentieux ont des chances de se rouvrir. Citons-en trois: — l’article I-41 du TCE prévoyait que l’armée européenne, aujourd’hui (article 17 du traité établissant l’Union européenne) obligatoirement dans l’Otan, deviendrait indépendante et n’aurait de comptes à rendre qu’à l’Union, dans le cadre de l’Onu. Cette phrase fera certainement l’objet d’une bataille plus feutrée que celle sur les services publics. — La référence introduite à la lutte contre le changement climatique n’a aucun intérêt si les moyens de cette lutte restent soumis à la règle de l’unanimité. Or c’est le cas de l’écofiscalité! — Inversement, si le gouvernement britannique a obtenu de priver ses citoyens de leurs droits fondamentaux, dont la plupart constitueraient de véritables avancées pour les citoyens d’Europe de l’Est, des gouvernements de ces pays pourraient demander le même passe-droit. Bref, la gauche européenne, et tout particulièrement les défenseurs de la démocratie contre la toute puissance du marché et l’irresponsabilité des exécutifs, devront faire des choix précis. Ils savent que leur base a maintenant assimilé que voter non à un changement, c’est en rester à l’état actuel, à Maastricht-Nice. Ceux qui voudraient se refaire une santé (après la déroute des nonistes de gauche français lors des présidentielles de 2007) y regarderont désormais à deux fois. Déjà, l’autoproclamé «chef du non de gauche» français, Laurent Fabius, s’est prononcé pour le futur traité, qu’il présente impudemment comme un effet du non français. Mais quelques nonistes, dans leur démolition en règle de la proposition portugaise, laissent apparaître que leur préférence va bel et bien au traité de Maastricht-Nice. Au fond, le principal défaut du futur traité, qui sera forcément un peu moins mauvais que Maastricht-Nice et un peu moins bon que le TCE, porte sur l’absence de débat populaire. L’expérience ayant montré qu’un bon «tiens» vaut mieux que deux «tu l’auras», les ouiouistes et la plupart des ex-nonistes se satisferont certainement de l’adoption du traité portugais, quelle que soit l’issue des quatre batailles que je viens d’évoquer (services publics, armée européenne, extension des droits fondamentaux à tous les résidents d’Europe, écotaxes adoptées à la majorité). La cinquième bataille, sans doute la plus décisive, a pour enjeu… l’engagement des négociations, sous la forme d’une Convention, pour le traité d’après!