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Les logiques morales de la situation post(coloniale)

Aujourd’hui, les étrangers souhaitant s’installer en Allemagne, aux Pays-Bas, et aussi récemment en Flandre (politique inburgering), doivent montrer patte blanche en matière de comportements moraux. Il ne s’agit là que d’avatars d’un phénomène très ancien.

En 1911, lors de sa première réunion, la Commission pour la protection des indigènes du Congo belge choisit comme tout premier sujet de discussion la lutte contre la polygamie, affirmant solennellement sa conviction «de ce que le développement de la société indigène est lié à l’abandon progressif de la polygamie .qui. marquera les étapes du relèvement moral et matériel des populations sauvages de l’Afrique» L. Guebels, Rapport de la première session (1911) de la Commission pour la protection des indigènes, Relation complète des travaux de la Commission permanente pour la protection des indigènes au Congo belge (1911-1951), Gembloux, Duculot, 1991, p. 54. Ce constat est alors partagé par l’ensemble du monde colonial : «l’abandon progressif de la polygamie» figure même au programme de la Charte coloniale – qui fait office de constitution pour le Congo –, au côté de (rien de moins que) la promotion de la liberté individuelle et de la propriété privée. Loin d’être des questions marginales réservées aux missionnaires et à quelques moralistes pudibonds, la polygamie et plus généralement la sexualité, les formes de mariages et de rapports entre les sexes ont été au cœur des légitimations des projets impérialistes des XIXe et XXe siècles. Ces questions ont occupé une place de choix au sein de la «mission civilisatrice» : civiliser, c’est aussi délivrer les Congolais de leur misère morale et des infâmes pratiques matrimoniales qui avilissent leurs femmes. Une délivrance que seuls les Européens et leur «modernité» seraient évidemment en mesure d’apporter.

Moralité et civilisation

Loin d’être de simples discours «désincarnés», ces éléments ont fondé une rhétorique politique, imbriquant rapports de sexe et de race, qui se trouve au cœur des définitions des hiérarchies raciales. Tout au long de la période coloniale, le statut des femmes dans la société comme les questions sexuelles ont été utilisés comme des baromètres du niveau de «civilisation» des sociétés et ont fourni des arguments à l’appui des définitions de la supériorité des uns et de l’infériorité des autres. Rappelons que le tableau évolutionniste de l’humanité plaçait – schématiquement – tout au bas de son échelle la promiscuité incestueuse, un peu plus haut la polygamie et au pinacle la saine sexualité conjugale du mariage monogamique et la famille nucléaire victorienne.

Les frontières des catégories raciales se dessinent donc aussi — voire prioritairement — sur le terrain « privé » de la vie conjugale et domestique (voire sexuelle) et du rapport des genres.

Si les relents évolutionnistes de ces discours ont été considérablement policés depuis la fin de la colonisation, leurs logiques n’en demeurent pas moins très actuelles. Dans la construction de la figure de l’immigré comme dans celle de «l’habitant du tiers-monde», le racisme postcolonial mobilise toujours une rhétorique sexuée et sexuelle. Plus que jamais peut-être, les constructions des différences (et des oppositions) entre «nous» et «eux» se jouent sur le terrain de l’ordre moral E. Fassin, «La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations», Multitudes, n°26, 2006/3. Tandis que l’égalité des sexes et la liberté sexuelle sont brandies comme les étendards de la modernité démocratique européenne, l’oppression des femmes et le conservatisme familial et sexuel sont constitués comme les marqueurs par excellence des sociétés «rétrogrades» et anti-démocratiques. À une Europe autoproclamée (sexuellement) libérée et libérale, qui songe à présenter dans sa constitution, par un singulier raccourci historique, l’égalité des sexes comme un principe constitutif de la culture et de l’histoire européenne (sans pour autant proposer des mesures concrètes en la matière), nombreux sont les leaders politiques qui opposent un ailleurs «barbare» où les violences sexistes et homophobes seraient la norme. Nombreux sont ceux, surtout, qui agitent la menace que les immigrés venus de cet ailleurs font peser sur la «civilisation» européenne et sa modernité.

Logiques d’exclusion

Car cet ordre moral ne marque pas seulement les discours. Il préside aussi de plus en plus largement aux logiques d’exclusion (et d’inclusion) contemporaines, vis-à-vis des immigrés notamment. Faire preuve de son adhérence aux principes de l’égalité entre hommes et femmes et de la tolérance sexuelle apparaît désormais comme la condition nécessaire d’une intégration réussie. En Allemagne, les tests d’intégration destinés aux candidats à la citoyenneté issus de pays de culture musulmane sont composés de questions majoritairement relatives à des problématiques «morales», telles que : «Quel est votre point de vue quant à l’affirmation selon laquelle une femme doit obéir à son mari, et qu’il peut la battre si elle ne le fait pas ?» ou encore «Imaginez que votre fils vienne vous voir et vous déclare être homosexuel. Comment réagissez-vous ?».Cité par H. Gunkel et B. Pitcher, «Racism in the Closet. Interrogating Postcolonial Sexuality», Darkmatter, 2008/3, p. 2. Au Pays-Bas, la démonstration se fait par l’image. Les autorités néerlandaises ont produit une vidéo diffusée par ses ambassades aux candidats à l’immigration : le film se veut une introduction à la culture et aux valeurs néerlandaises. Il présente des images de femmes dénudées sortant d’une baignade ou encore de couples homosexuels en train de s’embrasser et s’accompagne d’un commentaire pédagogique quant au fait que «certaines choses qui sont ordinaires aux Pays-Bas sont interdites dans d’autres pays» précisant même, de manière plus explicite, que «les femmes ont le droit de se balader sur la plage en tenue très légère, et les gens sont libres de se révéler, par exemple s’ils sont homosexuels» Voir la .présentation du film (en néerlandais) Naar Nederland… La diffusion est suivie d’une interrogation (où il s’agit évidemment d’approuver le contenu de la vidéo), dont les ressortissants de l’Union européenne, d’Amérique du Nord, d’Australie ainsi que les détenteurs de diplômes de haut niveau sont dispensés E. Fassin, op.cit. et J. Butler, «Sexual politics, torture, and secular time», The British Journal of Sociology, vol. 59, 2008/1. Sans doute estime-t-on que ces candidats n’ont pas à être convertis à la modernité sexuelle néerlandaise puisqu’ils font partie du monde «civilisé». On voit bien comment le libéralisme moral de l’Europe occidentale et la lutte contre les discriminations envers les femmes et les minorités sexuelles – combats par ailleurs extrêmement positifs et nécessaires –, peuvent être instrumentalisés et devenir des armes redoutables lorsqu’ils sont utilisés à des fins d’exclusion. Posées en tant que valeurs constitutives et surtout hégémoniques de l’identité et de la citoyenneté européenne, l’égalité des sexes et les libertés sexuelles permettent alors de souligner la modernité – et donc aussi la supériorité – de l’Occident, et dans le même temps de renvoyer les «Autres» à leur arriération – et à leur pays d’origine. La similitude avec les logiques coloniales est saisissante, même s’il s’agit ici de fermer la porte et non plus de forcer le passage. Si la Belgique n’est pas épargnée par ces discours, ses candidats à la naturalisation échappent encore – pour l’instant – aux «tests» sur les valeurs morales du pays.La question de la discrimination de groupes de personnes sur base de critères culturels, de pratiques traditionnelles, est par ailleurs bien présente dans le mouvement féministe, comme l’a montré le n°63 de février 2010 de Politique, .«Féminisme et multiculturalité, entre malaise et défis». (NDLR)… En Flandre, les politiques d’inburgering ont entraîné la création de programmes d’intégration civique (obligatoires pour certaines catégories de migrants), comprenant un cours «d’orientation sociale». Le rapport de la Commission chargée d’établir son contenu, daté de 2006, posait l’égalité des droits entre les hommes et les femmes ainsi que l’interdiction de toute discrimination basée sur l’orientation sexuelle en bonne place parmi les valeurs essentielles à présenter, en précisant bien que ni les «traditions», ni les «convictions religieuses» ne pouvaient être invoquées pour déroger à ces valeurs Eindverslag Commissie «ter invulling van de cursus maatschappelijke orientatie», mai 2006, pp. 20-21. Des recommandations visiblement suivies par le ministre VLD Marino Keulen puisque l’arrêté officiel fixant les «objectifs d’aptitude» du cursus prévoit parmi les qualités à atteindre un «esprit ouvert à la diversité» et des dispositions «à entrer en interaction de manière compréhensive et respectueuse avec toutes les personnes» quels que soit, entre autres, «leur sexe et leur orientation sexuelle» Annexe à l’arrête du gouvernement flamand fixant les objectifs pour le programme de formation «orientation sociale» au sein du parcours d’intégration civique primaire du 27 juin 2008.

(…) s’il fallait refuser la citoyenneté à tous les homophobes et autres partisans — plus ou moins camouflés — du patriarcat, la Belgique (et ses élites), risquerait de s’en trouver fort dépeuplée.

Comparée à la situation d’autres pays européens, cette pédagogie reste encore peu agressive. Mais lorsque l’on connaît l’influence du modèle néerlandais d’inburgering sur les politiques flamandes, on peut légitimement s’inquiéter quant à ses évolutions futures. C’est d’autant plus le cas que la Belgique n’est pas tout à fait une débutante en la matière. Lorsqu’après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique coloniale se décide à prendre des mesures destinées à offrir une reconnaissance administrative et légale à l’élite congolaise (les «évolués»), il est déjà évident, pour les autorités, que le respect scrupuleux d’une vie conjugale et familiale «à l’européenne» devra en être un préalable essentiel.

Qui est le plus civilisé ?

Si la Carte du mérite civique, créée en 1948, n’impose à ses candidats (dans le domaine moral en tous cas) «que» la monogamie et la preuve «d’une bonne conduite et d’habitudes prouvant un désir sincère d’atteindre un degré plus avancé en civilisation», c’est parce que les avantages qu’elle offre restent essentiellement symboliques. La procédure d’Immatriculation, mise en place à partir de 1952, se révèle bien plus tatillonne quant à l’exemplarité morale des «évolués»: il faut dire qu’il s’agit cette fois de leur permettre d’être assimilés aux «non-indigènes» pour toutes les matières relevant du droit civil et d’accéder à d’autres avantages légaux normalement réservés aux Européens. Outre des conditions plus ou moins formelles (monogamie, bonne vie et mœurs, «manière de vivre»…), l’immatriculation reposait sur des enquêtes minutieuses sur la vie privée des demandeurs. Des visites domiciliaires étaient effectuées par les autorités (depuis le salon jusqu’aux toilettes, le plus souvent à l’improviste) afin de déterminer si le candidat possédait bien «l’état de civilisation» requis. Les demandeurs subissaient ensuite un véritable interrogatoire devant un tribunal, comprenant toute une série de questions «pièges» relatives à la vie personnelle. Leurs épouses se voyaient par exemple demander : «En cas de mésentente dans le ménage, allez vous quitter votre mari pour aller chez vos tantes ? Comment partagez-vous le repas avec votre mari ? Vous frappe-t-il ? Que fait votre mari avec l’argent qu’il gagne ? Vous confie-t-il la gestion du ménage ?» P. Lumumba, Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ?, Bruxelles, Office de Publicité, 1961, p. 65 et suivantes. Cinquante ans plus tard, les autorités allemandes ne procèdent pas autrement. Les frontières des catégories raciales se dessinent donc aussi – voire prioritairement – sur le terrain «privé» de la vie conjugale et domestique (voire sexuelle) et du rapport des genres. Les – rares – contestataires de l’époque ne s’y trompent d’ailleurs pas. Le socialiste Fernand Demany, en voyage au Congo en 1957, ne se prive pas d’ironiser sur la sévérité des critères moraux imposés aux Congolais candidats à l’immatriculation. Une sévérité qui n’aurait pas épargné les Européens dans le cas où ceux-ci se seraient vus obligés de faire preuve de tant de vertus pour témoigner de leur «civilisation». Demany évoque notamment le cas de Sacha Guitry dont les divorces successifs font, selon les critères belgo-congolais imposant de n’avoir jamais divorcé, un «primitif» F. Demany, Le Bal Noir et Blanc, Bruxelles, Labor, 1957, pp. 102-103 de la pire espèce. Plus d’un demi-siècle plus tard, la logique de ce constat reste d’actualité : s’il fallait refuser la citoyenneté à tous les homophobes et autres partisans – plus ou moins camouflés – du patriarcat, la Belgique (et ses élites) risquerait de s’en trouver fort dépeuplée.