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« Les femmes décident ! »

On en parle peu : la loi 1990 est l’aboutissement de luttes des femmes, commencées trente ans plus tôt. Retracer les moments clefs de ce combat, c’est rappeler le rôle du mouvement des femmes dans l’histoire de la dépénalisation de l’avortement.
Entretien avec Fanny FILOSOF.

Comment sont nées les premières manifestations des femmes qui ont mené à la loi de dépénalisation de l’avortement en 1990 ?

Fanny Filosof : Le premier grand événement fut sans doute la « Journée des femmes » du 11 novembre 1972. Mais ce serait faire injure aux femmes qui ont mené des actions bien avant cette date. Les Dolle Mina en Flandre, les Marie Mineure, en Wallonie. Quand je vois les luttes qu’elles ont conduites dans les années soixante et leurs revendications, ce sont les mêmes qui ont été reprises en 1972. Lors de cette première « Journée des femmes », qui marqua mon entrée dans le mouvement féministe, la dépénalisation de l’avortement était une des revendications principales, tout comme le partage des tâches ménagères, la double charge des femmes, le droit au travail et l’égalité entre hommes et femmes dans le travail. Beaucoup de femmes présentes à cette journée avaient connu des moments de terreur lors de contraceptions ratées ou d’avortements clandestins. Les discussions étaient donc bouleversantes. Si, en Belgique, tous les avortements étaient pratiqués dans l’illégalité, toutes les femmes n’avortaient pas dans les mêmes conditions, toutes n’étaient pas égales devant cette réalité. Les femmes privilégiées par leur situation culturelle ou leur situation économique pouvaient trouver à l’étranger ou en Belgique, une solution à leur refus d’enfanter.

Est-ce à partir de ce moment-là que les comités pour la dépénalisation de l’avortement ont vu le jour?

Fanny Filosof : Non. Les comités pour la dépénalisation de l’avortement ont été créés le 11 novembre 1976, lors de la Journée des femmes dont le thème était  : « Avortement, les femmes décident ».

Avant ceux-ci, des femmes, militantes, réunies en « groupes A », écoutaient et tentaient de trouver des solutions pour les femmes qui voulaient interrompre leur grossesse. Elles organisaient des « bus de femmes » qui se rendaient aux Pays-Bas où l’avortement était pratiqué dans de bonnes conditions. Je voudrais insister ici et souligner que les militantes des « groupes A » prenaient des risques, puisqu’elles défiaient et contrevenaient à la loi, risques que ne prennent pas les politiques quand ils/elles font des propositions de loi. Ces femmes, elles, étaient vraiment dans l’illégalité.

L’affaire Peers éclate en 1973. Quelle influence a-t-elle sur le mouvement des femmes ?

Fanny Filosof : L’affaire Peers, c’est le gros coup. On se rend alors compte que la population s’intéresse, plus qu’on ne pouvait l’imaginer, à la problématique de l’avortement. En fait, Peers a rendu visible le problème en le situant dans les questions de santé publique et d’injustice sociale. En 1976, la Journée des femmes portera spécifiquement sur l’avortement. Se créent les comités pour la  dépénalisation de l’avortement. Nos actions sont multiples, visibles par des distributions de tracts dans les marchés, les gares. Contrairement au sort que l’on réserve habituellement aux tracts, les gens prenaient nos tracts sur l’avortement et les gardaient. On ne jetait pas ce papier-là ! Je me souviens aussi de mon facteur qui est un jour venu me demander : « Dites, vous ne me  donneriez pas une liste ! » Il parlait de la liste des centres extrahospitaliers qui pratiquaient l’avortement.

C’est suite à cette journée que des médecins progressistes ouvriront le premier centre (le Collectif contraception) qui pratiquera ouvertement des interruptions de grossesse. Des médecins se sentaient concernés par les questions soulevées par les femmes et par les conditions inacceptables dans lesquelles certaines, parmi elles, avortaient. Ils prenaient des risques, comme travailleur de la santé, à pratiquer des avortements. D’autres centres se créeront et se regrouperont dans une structure qu’ils appelleront le Gacehpa (Groupe d’action des centres extra-hospitaliers pratiquant l’avortement).

L’engagement de médecins ne signifiait pas pour autant que tous étaient d’accord de laisser la décision d’avorter aux seules femmes. C’est un débat qui a duré plusieurs années. À force d’échanges, de contacts avec les féministes, leur point de vue a changé.

Malgré ces avancées, la notion de choix ne se retrouve pas dans la loi. Ainsi le principal slogan de la manifestation nationale de 1977 « Les femmes décident » ne se retrouve pas dans la loi de 1990. C’est tout même incroyable, non ?

Fanny Filosof : De fait ! La procédure précise qu’il faut passer devant un service d’accueil, prendre le temps de huit jours de réflexion. Mais la décision finale appartient au médecin. Celui-ci autorise l’avortement sur base du critère de détresse dans laquelle se trouve la femme. Les femmes sont donc encore traitées, et jusqu’à la ménopause, comme des mineures qui ne savent pas elles-mêmes si elles sont ou non en situation de détresse ! Je me demande encore aujourd’hui, comment un médecin peut accepter d’avoir une pareille responsabilité. Dans le même temps, on peut estimer que sans cela, la loi ne serait peut-être pas passée.

Arrêtons-nous en 1977, à cette fameuse grande manifestation nationale.

Fanny Filosof : Celle-ci a lieu le 5 mars. Sept mille femmes étaient dans la rue pour demander la dépénalisation de l’avortement. À cette époque, le mouvement féministe organisait des manifestations pleines d’humour, de chaleurs, de chansons, de slogans humoristiques. Nous étions joyeuses, nous étions ensemble, cela nous donnait de la force, nous osions le clamer : « Un enfant si je veux, quand je veux ». Je me souviens, et cela me fait encore sourire : les politiques ont voulu prendre la tête du cortège ; ils ont été repoussés plus loin sans oser protester. Cette journée appartenait aux femmes, c’était notre manifestation.

C’est aussi l’époque des premiers procès de médecins, accusés d’avoir pratiqué des avortements. Les femmes sont alors sur les devants de la scène publique.

Fanny Filosof : Disons plutôt devant le Palais de Justice de Bruxelles. Notre volonté d’être toujours présentes lors des procès n’était pas facile à rencontrer puisque nous étions des travailleuses contraintes par leurs horaires de travail. Ces procès, qui concernaient essentiellement les médecins, n’avaient lieu que sur dénonciation. Nous avons revendiqué d’être témoins à ces procès pour dire que nous avions nous-mêmes avorté. Cela nous a été refusé. Aussi, nous avons organisé une rencontre sous la forme d’un faux tribunal où une dizaine de femmes ont témoigné devant la presse. Parmi ces témoignages, certaines expliquaient qu’elles avaient avorté pour des raisons familiales, financières ou autres. D’autres disaient simplement : « J’ai avorté parce que je ne voulais pas d’enfant ». Je trouve que c’est important de rappeler cette expression parce qu’elle enlève le côté misérabiliste de la décision d’avorter. Ces procès étaient aussi un peu surréalistes. Ainsi, un docteur, qui avait été condamné avec sursis, disait que de toute façon, il continuerait à faire des avortements !

Au fil du temps, le mouvement des femmes s’est fait moins revendicatif. Pourquoi ?

Fanny Filosof : D’abord, très étrangement, dans ce pays où l’avortement était interdit, les femmes – surtout après l’ouverture des centres extrahospitaliers – avortaient dans de bonnes conditions, parfois meilleures que dans des pays où l’avortement était autorisé ! Il n’y a d’ailleurs jamais eu d’accident. Si les féministes ont mené et conduit la lutte vers la dépénalisation de l’avortement, elles ont tout de suite été aidées et secourues par des « travailleurs de la santé », médecins, infirmières et autres, qui pratiquaient des avortements tout à fait ouvertement, en prenant des risques. Il faut les saluer. En France, la situation était moins bonne ; les  femmes apprenaient par elles-mêmes à avorter.

Et puis, il y a eu aussi moins de manifestations car, malgré les réticences du CVP, l’avortement était à inscrit à l’agenda politique.

La loi de 1990 s’accompagne de la mise en place d’une commission d’évaluation. Les féministes ne se sont pas trop mobilisées autour de cette commission. Pourquoi ?

Fanny Filosof : On n’a pas trop lutté sur ce terrain parce qu’il n’y avait pas trop lieu de s’inquiéter. Le mouvement des femmes menait par ailleurs d’autres combats et ce problème-là était apparemment réglé. Enfin, je profite de l’occasion qui m’est donnée pour signaler le fait que l’histoire a oublié celles qui ont été les premières à lancer le combat pour l’avortement. Parmi tous les écrits sur le sujet, très peu reprennent en compte la lutte des femmes. Même les politiques ne reconnaissent pas qu’ils ont été bousculés par ce combat des femmes. C’est une page importante dans l’histoire des luttes pour la dépénalisation de l’avortement. C’est important que les plus jeunes femmes connaissent l’histoire des combats de leurs aînées, afin qu’elles puissent à leur tour conduire et assumer d’autres luttes. C’est dans la mesure où l’histoire reprend les combats des anciennes, que de nouvelles avancées pourront être réalisées.

Propos recueillis par Anne-Françoise Theunissen et Jérémie Detober.

 


Les dates

1867 : Légalement, l’avortement est un crime contre « l’ordre des familles et de la moralité publique ».

1962 : création du premier centre de planning familial en région francophone, « la Famille heureuse ». Son but : lutter contre les avortements clandestins par la diffusion de moyens de contraception et l’avortement médical.

1972 (11 novembre) : Première « Journée des femmes » à Bruxelles.

1973 : arrestation du docteur Willy Peers, qui avoue avoir pratiqué quelque 300 avortements. Grande manifestation de soutien à Namur. Légalisation de l’information sur la contraception. Créations des « groupes A ».

1976 (11 novembre) : Journée des femmes (« L’avortement, les femmes décident »). Création des comités pour la dépénalisation de l’avortement. Plus tard, le « Collectif contraception », premier centre à pratiquer ouvertement des IVG, voit le jour.

1977 (5 mars): Première grande manifestation nationale pour la dépénalisation de l’avortement. Elle rassemble 7.000 personnes à Bruxelles.

1978 : Rassemblement à Bruxelles et manifestation à Gand. Naissance du Gacehpa, Groupe d’action des centres extrahospitaliers pratiquant les avortements.

1979 (31 mars) : Journée d’action internationale pour la contraception et l’avortement et contre les stérilisations forcées. 7.000 personnes descendent dans les rues de Bruxelles.

1981 (3 octobre): Suite à l’ouverture du premier procès d’avortement, nouvelle manifestation à Bruxelles (6.000 personnes). Des femmes prennent publiquement la parole pour témoigner de leur(s) expérience(s) d’avortement.

1982 (et années suivantes): Procès contre des médecins pratiquant l’avortement.

1990 (3 avril): vote de la loi Michielsen/Lallemand de dépénalisation partielle de l’IVG.