Retour aux articles →

Les experts pour représenter les « sans-voix » ?

À Paris, le deuxième Forum social européen a brassé une foule dense. Derrière l’événement médiatique, les perspectives politiques se font pourtant attendre. C’est l’identité même du mouvement qui est en question. Et notamment sa manière de représenter les couches les plus populaires.

«Qui sommes-nous aujourd’hui?» Cette question lancée par Michel Foucault il y a 20 ans, question qu’il reprenait à Kant et avec laquelle il définissait la modernité, semble être encore d’une actualité pressante. Il ne s’agissait ni de se demander ce qu’était notre moi profond, notre inconscient, fût-il collectif, ni de remonter aux racines de notre civilisation en espérant y trouver la réponse à notre identité. Il y allait bien plutôt d’une interrogation radicale de nos évidences — entendez des discours et des rapports de pouvoir qui font de nous ce que nous sommes, qui nous permettent de penser, de parler et d’agir — afin non pas de dire, de manière définitive, notre substance, mais de tenter de voir ce que nous ne sommes déjà plus, cet espace infime entre ce qui est et ce qui va être (les devenirs, encore informes). Ainsi, le diagnostic entrepris tout au long de cette oeuvre, au travers des analyses des savoirs et des rapports de pouvoir, n’allait pas nous dire dans quelle identité nous étions englués mais ce dont, par le fait déjà que nous nous posions la question, nous sortions. Autrement dit, s’interroger sur nos évidences, sur notre présent ne revenait pas du tout à en pointer la fatalité, celle de l’histoire dans laquelle nous sommes pris, mais à en pointer les possibles, les brèches, les lieux de rupture.

Le FSE fut-il social?

Sans suivre ici la trajectoire qu’une telle question pourrait nous imposer, je voudrais juste l’utiliser afin de passer le cap du scepticisme dans lequel m’a laissée un des axes de notre actualité récente: le forum social européen de Paris, en novembre dernier. Certaines des évidences de cet «événement» ont déjà été soulevées par des collectifs et groupes de résistance en marge de cette organisation. Je voudrais à mon tour les interroger, modestement puisque ma participation a été parcellaire et parce qu’il n’est, en aucun cas, question ici de jeter le doute sur les événements similaires qui ont précédé ce FSE. La forme même des rencontres parisiennes, vue, pour ma part, à La Villette et lors de la manifestation elle-même, permet de poser, à nouveau, certaines des questions les plus classiques et des plus épineuses du processus politique et démocratique: celles de la représentativité et, corrélativement, de l’identité et de l’unité des nouveaux «mouvements sociaux». Non qu’il faille, à tout prix, plaquer de vieux schémas et de vieilles interrogations sur des problématiques forcément nouvelles et singulières, mais il est fort à parier que ces axes de réflexion puissent nous forcer à penser notre actualité. Outre la question de savoir si cette méga organisation se voulait être une force de résistance et, si oui, en quoi elle l’était, on peut s’interroger sur la place qu’une forme de ce type — la question n’est pas purement esthétique — pouvait laisser à l’événement, à la revendication politique. On perçoit en effet difficilement si pas les revendications au moins les contestations qu’un rassemblement de ce genre laisse émerger — rassemblement aux allures de foire où chacun (de l’électron libre aux partis institutionnels) est invité à venir pêcher des idées, des expertises, des programmes et des revendications, où l’entrée est contrôlée par une équipe de surveillance, etc. En bref, le forum dont on parle était-il bel et bien social au sens politique du terme?

Qui pense et pour qui?

Le propos peut sembler provocateur, ce n’en est pourtant pas le but. Et si futile que puisse paraître la question de la forme de cette organisation, elle permet au moins de pointer du doigt une problématique aussi bien physique qu’intellectuelle, celle du contrôle. Nous avons été surveillés et fouillés, soit. Mais qu’en est-il du contrôle des idées? Certes, il serait bien stérile d’imaginer un lieu qui, par un coup de baguette magique, se trouverait un instant dépris des rapports de pouvoir. Cependant, il est déroutant de voir un lieu qui se veut laboratoire social mettre des stratégies en place afin de contrôler, de recycler et d’absorber la moindre singularité. Le dispositif de pouvoir actuel ne pouvait rêver mieux comme agent de contrôle: l’organisation elle-même du forum s’est faite cordon sanitaire. Le forum avait la forme aseptisée que pouvaient souhaiter, dans le meilleur des mondes, les gouvernants. Curieuse résistance que celle-là: elle prend la forme la plus espérée par les réseaux de pouvoir (étatiques ou non); elle ne sait pas trop ce qu’elle revendique mais invite tout un chacun à venir discuter de ce qu’il pourrait revendiquer. S’il n’est pas certain qu’organiser une grande pêche aux idées, c’est revendiquer quelque chose, il est encore moins certain que faire une rencontre au sommet sans objectif précis, c’est faire avancer la résistance au système socio-économico-politique. Mais le problème n’est peut-être pas encore là. Une telle organisation peut être un échec, ce n’est pas grave, on avance par à-coups. Là où les choses me paraissent beaucoup plus délicates, c’est quand une telle organisation se fait porte-parole d’individus qui ne l’ont pas choisie et déléguée. Ainsi émerge la question de la représentativité, autrement dit, celle de la légitimité et de l’opportunité de parler et de penser à la place des autres (de ceux qui seraient dans l’impossibilité intellectuelle de formuler leur citoyenneté). Des experts d’horizons divers étaient invités à parler. Peu importe ici de savoir qui était intéressant et qui ne l’était pas, peu importe en fait qui parlait. C’est bien plus la position de ces discours et de ces voix qui méritent d’être interrogées. Ainsi, il est nécessaire d’avoir des experts pour formuler des revendications? Mais encore, est-il bien intéressant que certains aient la priorité dans le débat de savoir ce que sera la citoyenneté de demain? Enfin, et surtout, n’est-il pas plus que douteux de voir des experts propulsés au devant de la scène avec la mission de parler au nom des autres?

Quelle place pour les «sans» dans les paroles des experts?

On peut discuter longtemps de savoir ce qu’est la bonne revendication et comment il faut la présenter au pouvoir. Mais en dessous ou à côté d’un certain «citoyennisme», il y a des revendications puissantes qui risquent d’être mises dans l’ombre. Non pas celles des nouveaux professionnels de la résistance (et/ou ceux déclarés comme tels par le processus médiatique), non pas celles de militants qui – quel que soit leur axe de revendication — sont au moins parvenus à réveiller des consciences, mais celles des sans-voix ou des «sans-parts» Expression forgée par le philosophe Jacques Rancière (La Mésentente, Galilée, 1995)… Sans-papiers, sans-logis, sans-revenu, sans-travail, sans-possibilité de se faire entendre, ceux-là même qui creusent et interrogent de manière radicale un système socio-économico-politique qui les produit, les «sans-parts» ont-ils besoin d’une grande réunion d’experts et de «citoyens» pour avoir quelque chose à revendiquer? On peut en douter. Car si les professionnels ont pour mission de rendre compétents les incompétents, s’ils doivent donner forme à l’informe (aux revendications encore balbutiantes), le risque de ce type de rencontre est alors à prendre en compte. Il ne s’agit pas ici, certes, de se priver des outils de réflexion que peut offrir un espace comme le FSE, mais de se demander si un tel déploiement d’experts et de sujets peut, d’une part, nous forcer à penser et, d’autre part, s’il ne risque pas la dérive, pour le moins traditionnelle, de se substituer à la parole de ceux qui n’en ont pas. Si cette hypothèse peut apparaître comme le comble du paradoxe, il demeure que les marges de ce FSE (FSL Forum social des libertaires.., GLAD Espace de globalisation des luttes et des actions de désobéissance.. et autres espaces alternatifs) étaient là pour, au moins, témoigner de la non représentativité de cette organisation. Porté par un vent d’optimisme, on peut certes parier sur une actualité mettant en route un mouvement démocratique qui soit processus plutôt que représentation et faire de cette dernière un problème secondaire. On peut également définir, et soutenir du même coup, ces nouveaux mouvements par leur rôle expérimental. Cependant, il paraît sinon dangereux au moins peu fructueux de se reposer sur une modalité de résistance — ici, l’organisation du FSE dans sa dimension la plus empirique — qui ne laisse pas place à l’événement politique. La force des droits de l’homme réside moins dans leur contenu que dans leur énonciation, moins dans les «droits» que dans le droit à avoir des droits. La résistance est dès lors et avant tout processus d’arrachement. Aussi, est-il une évidence qu’il nous faut interroger si nous ne voulons pas reproduire les rapports de pouvoir actuels et si nous voulons créer de nouvelles formes politiques : celle du rôle de l’expert. Quelle redistribution des cartes impose-t-il par sa fonction, voulue ou non, de «parler au nom des autres»? Quel rôle joue-t-il, par sa seule position, dans le processus de revendication des «sans-parts» à avoir des parts? Interroger cette position, ce n’est pas, encore une fois, anéantir le pouvoir d’une pensée qui se fait outil, mais soupçonner le pouvoir d’une expertise (corrélée, hélas, au processus médiatique) qui risque de noyer des revendications, déjà là, dans un flot ininterrompu de considérations sans puissance politique réelle, sans puissance d’arrachement.