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Les débuts chaotiques du cours de citoyenneté

C’était une affaire sérieuse pour qui accorde de l’importance au « vivre-ensemble ». Mais la mise sur pied d’un cours d’« éducation à la philosophie et à la citoyenneté », à la place – partielle ou totale – des cours de religion et de morale, donne l’impression d’un véritable gâchis. Quelque chose n’a manifestement pas fonctionné. Mais quoi?

Début octobre s’est tenu à Lyon un colloque à propos de l’enseignement de la citoyenneté dans les différents pays européens. Un peu partout, la nécessité d’incorporer dans le cursus scolaire une formation au fonctionnement des institutions démocratiques, d’enseigner le contenu des droits de l’Homme ou d’éduquer au respect des différences est désormais reconnue. S’il est vrai que l’installation de la menace du terrorisme islamiste dans les esprits a pu accélérer le développement de ces enseignements, dans la plupart des pays ils sont le fruit d’une réflexion de plus longue portée, basée sur le constat de l’évolution de nos sociétés européennes multiculturelles et multicultuelles. En Belgique, ce début d’année scolaire a vu se mettre en place les premiers cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC), dans les écoles primaires du réseau officiel. L’EPC connaît des débuts difficiles ; obligatoire à raison d’une heure semaine, il est également proposé « en option » pour une deuxième heure à celles et ceux qui ne veulent plus des cours de religion ou de morale pour leurs enfants. Le « double EPC » est donc devenu un choix supplémentaire, à côté des cours de religion catholique, islamique, protestante, israélite, orthodoxe et du cours de morale non confessionnelle. Cette complexification de l’organisation de ce qu’on appelait jusqu’à aujourd’hui « les cours philosophiques » a été à juste titre dénoncée, notamment par des directeurs d’établissement ; on frémit déjà à l’idée des difficultés que rencontrera l’établissement des horaires dans les écoles secondaires à la rentrée prochaine, lors de l’introduction de l’EPC à ce niveau-là. Le deuxième écueil que rencontre l’organisation de l’EPC dans nos écoles est celui du choix et de la formation des enseignants : il a été décidé que les professeurs de religion et de morale pourraient donner le cours d’EPC, à condition qu’ils soient titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur et moyennant une (brève) formation à la neutralité. Pour 2020, ils devraient avoir également suivi avec succès une formation spécifique à l’EPC et disposer d’un titre pédagogique. En effet, la grande diversité des profils admis pour enseigner les différentes religions jusqu’à aujourd’hui, dans un régime où l’organe chef de culte était chargé de la sélection des enseignants, fait que tous ne disposent pas à ce jour d’un tel titre. Ce passage d’un rôle de témoin engagé en faveur d’une conviction à celui de chargé d’éduquer de façon neutre à la philosophie et à la citoyenneté n’est évidemment pas anodin. Afin de lui donner tout son poids, il avait initialement été prévu de demander aux enseignants de choisir soit de devenir enseignant d’EPC, soit de demeurer professeur de religion (ou de morale). Las, pour permettre aux enseignants de conserver des horaires complets, on leur a finalement permis d’exercer les deux fonctions, dans des établissements scolaires différents. Et il apparaît que même cette disposition s’avérant trop difficile à appliquer sur le terrain, une dérogation permettrait à un enseignant de donner les deux cours dans le même établissement, à condition toutefois que cela soit devant des classes différentes. L’introduction de l’enseignement de la philosophie et de la citoyenneté dans nos classes demeure ainsi inextricablement liée avec l’enseignement de la religion et de la morale, qu’elle est venue partiellement remplacer, alors que fondamentalement, ces matières n’entretiennent pas entre elles de liens étroits, ainsi que l’illustre la confrontation des différentes expériences au niveau européen.

Une fausse alternative

Hélas, dans notre pays, l’enseignement de la philosophie, bien trop longtemps absente des grilles-horaire, a été regardée tant dans le monde catholique que chez les libres-penseurs comme une alternative à celui de la religion, tantôt souhaitée tantôt rejetée. Il en a été de même pour la citoyenneté, tant et si bien que la réforme actuelle ne prévoit tout simplement pas d’introduire le cours d’EPC dans l’enseignement libre confessionnel ; son contenu sera abordé de façon transversale dans les autres cours, dont celui de religion. Nous sommes demeurés inextricablement prisonniers d’une logique héritée du Pacte scolaire de 1958 et entretenue depuis lors par des propositions visant à réformer l’organisation des cours philosophiques dans l’enseignement officiel, pour y introduire l’enseignement de la philosophie, l’histoire des religions et, parfois, la citoyenneté. Nous avons confondu deux débats : d’une part celui de la « déconfessionnalisation » des cours de religion et de l’opportunité de décloisonner cet enseignement, selon le modèle de ce qui se fait, par exemple, au Royaume-Uni, où la Religious education est multi-faith depuis longtemps, les enfants apprenant ensemble l’histoire et le contenu de toutes les religions du monde, et, d’autre part, celui de l’enseignement de la philosophie et, dans une mesure plus récente, celui de la citoyenneté. Nous avons ainsi fait de la religion et de la citoyenneté les deux branches d’une alternative, la seconde privant la première de la moitié de ses heures de cours dans les écoles, et se proposant en « double dose » à ceux qui ne veulent plus de la religion. Faisant au passage une victime collatérale, le cours de morale, dont même la ministre CDH de l’Enseignement s’accorda un jour à trouver le contenu fort proche du cours de citoyenneté qu’elle s’attelait à mettre en place.

Une logique de blocs

Cette logique du Pacte scolaire continue encore à dresser un bloc catholique face à un bloc laïque, oubliant que depuis, les autres courants convictionnels ont pris de l’importance : l’année dernière, en Fédération Wallonie-Bruxelles, les cours de religions minoritaires étaient suivis par 22 % des élèves en primaire. En Région de Bruxelles-Capitale, le cours de religion islamique rassemblait quasi la moitié des élèves (48,4 %). Il est à craindre que les titulaires de ces cours ne voient la réduction de leur horaire de cours à 50 % comme un désaveu de leur travail, dans un contexte où, à défaut de refondre de manière généralisée l’enseignement des religions dans tous les réseaux, l’existence de ces deux heures de religion dans les écoles officielles consistait en une belle reconnaissance de la diversité. Soulignons qu’en l’absence d’application de la réforme aux écoles libres confessionnelles, celle-ci vient de facto réduire la part globale des heures consacrées à l’enseignement des autres religions davantage qu’elle ne réduit celle de la religion catholique.

Philosophie pour tous ?

L’importance que revêtent les cours de religion pour les groupes minoritaires s’observera probablement dans les chiffres de fréquentation des différents cours et dans le score obtenu par le cours de « double EPC », qui est venu remplacer le cours d’EPA (encadrement pédagogique alternatif) ou encore « cours de rien », ainsi qu’avait été surnommé ce cours hâtivement mis en place en 2015 pour répondre à l’arrêt de la Cour constitutionnelle de mars 2015 imposant d’octroyer une dispense de tout cours de religion ou de morale sur simple demande. Cet enchainement a, lui aussi, contribué à présenter l’EPC non comme une formation de base pour tous les élèves mais bien comme une alternative à la religion, ce qui semble contraire au but poursuivi par son introduction. Les chiffres officiels ne sont pas encore tombés, mais les données actuellement disponibles indiquent un score modeste pour le « double EPC » (avec toutefois de fortes disparités entre les communes), obtenu essentiellement au détriment du cours de morale. Ce transfert du cours de morale vers le cours d’EPC, laissant intacts les effectifs des cours de religion, ramenés toutefois à une petite heure semaine dont on peut craindre qu’elle n’autorise plus guère l’approfondissement des questions, traduit un double échec. Celui du mouvement laïque, qui avait fait de la disparition de l’enseignement de la religion à l’école officielle un objectif poursuivi avec constance depuis plusieurs décennies, et qu’il a cru pouvoir réaliser à la faveur de l’introduction du cours d’EPC. Mais également celui, plus inquiétant, des partisans de l’introduction de la philosophie et de la citoyenneté comme matières d’enseignement à part entière et destinées sans distinction aux élèves de toutes convictions : aujourd’hui, parce qu’ils sont seuls, ou presque, à choisir le cours complémentaire d’EPC, les laïques risquent bien d’apparaître comme plus concernés par la citoyenneté et la philosophie que les autres…