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L’économie trafiquante, paradigme de la mondialisation

Anciennement maîtres du secteur économique, qu’ils pouvaient réguler en fonction des intérêts de leurs populations, les États sont aujourd’hui dépendants, voire soumis, aux règles édictées par les marchés économiques et financiers. Des normes souvent occultes et qui peuvent être prescrites au nom d’intérêts strictement catégoriels, comme, par exemple, la sécurité d’un État dominant.

Dater — symboliquement — le coup d’envoi de la mondialisation économique et financière au 15 août 1971 n’est pas seulement un exercice de style. Le Président américain Richard Nixon n’avait certes pas conscience, ni personne d’autre à l’époque, des conséquences et des développements qu’entraînerait sa décision de suspendre la convertibilité du dollar en or. Il n’empêche que cette initiative a fait exploser l’ordre politique et juridique international d’après-guerre, qui reposait sur le contrôle des économies par l’encadrement des monnaies et de la finance. Cet ordre nécessitait l’intervention des États comme régulateurs économiques, sociaux et financiers, dans le cadre d’une coopération internationale destinée à préserver les équilibres mondiaux. Faute d’une capacité et d’une volonté des États et des gouvernements de faire face à la crise du système de Bretton-Woods au début des années septante, ce système n’a pas été repensé, mais détruit par la politique américaine depuis 1971, suivie par la Grande-Bretagne puis l’ensemble des pays, notamment à la suite de l’effondrement de l’URSS. À tel point que la globalisation économique et financière qui en a résulté a pour caractéristique principale d’avoir substitué à l’ordre international précédent — évidemment bien imparfait et de toute façon épuisé — un ordre par défaut, dont les qualités et les vices sont inverses de ceux de la période des trente glorieuses. L’interventionnisme, parfois tatillon, inadapté et maladroit, des États est aujourd’hui réprouvé par la communauté internationale réunie au sein de l’OMC, sur l’intransigeance libérale de laquelle viennent buter les velléités ou les résurgences de «patriotisme économique» que provoquent les excès d’ouverture des économies. Certains (les États-Unis essentiellement, dans l’hémisphère nord, la Chine chez les pays émergents) s’en tirent en dressant le rempart de leur souveraineté parce qu’ils sont en position de force pour le faire ; d’autres, comme la France, impuissants à mettre en place des politiques cohérentes, se contentent de barouds d’honneur plus ou moins ridicules (affaires Danone et Hewlett Packard).

Un monde remodelé

Le contexte qui donne à la mondialisation sa particularité est donc double : c’est d’abord la mise en connexion généralisée de l’ensemble des espaces et secteurs que l’ordre mondial d’après-guerre avait pris soin de cloisonner afin de les empêcher précisément d’entrer en synergie et d’échapper ainsi au contrôle des États et de la communauté internationale. Cette interconnexion du public et du privé, du national et de l’international, du politique et du financier, du légal et du criminel… est tout autant la cause que l’effet de la déréglementation et de la dérégulation imposées par la globalisation (c’est-à-dire qu’il existe une interaction réciproque qui ne permet plus de distinguer ce qui est cause et ce qui est effet). Le second aspect est celui de la disparition des blocs de la guerre froide qui partageaient le monde en zones d’influence dominées par deux super-puissances concurrentes figeant toute tentative de s’écarter de leur orbite respective. Il ne reste qu’une seule puissance écrasante, les États-Unis, qui se sont accordé le monopole de la régulation politique et stratégique des équilibres mondiaux. La montée en puissance de la Chine ou de l’Inde ne remet pas encore en cause ce monopole, même si l’on peut prévoir des affrontements dans les décennies à venir. Dès lors, les États-Unis sont aujourd’hui le seul gendarme du monde qui conçoit son rôle en fonction de ses propres objectifs de prospérité et de sécurité, comme l’a montré la politique du Président Bush après le 11 septembre. La question posée est dès lors de savoir ce que change fondamentalement cette nouvelle occurrence, avec des enjeux tels que le rôle des États dans la mondialisation ou la capacité d’une réponse démocratique et sociale aux défis économiques et financiers. On se limitera ici à aborder un seul aspect, souvent mal perçu bien qu’il soit déterminant. L’une des premières exigences de la démocratie est le respect d’une loi commune, qui met fin (ou pose une limite) aux violences, aux inégalités et à l’arbitraire. Or non seulement la globalisation ne s’est pas faite sur cette idée d’une régulation et d’une réglementation harmonisées au niveau mondial, mais la question se pose de savoir si elle n’a pas mis en place au contraire des mécanismes qui favorisent la croissance des phénomènes criminels comme ressources de développement.

Centres de pouvoirs déplacés

Pour situer l’enjeu, il faut d’abord indiquer que le développement des États modernes s’est effectué sur une double base: tout d’abord placer les espaces géographiques dépendant d’un même pouvoir central sous l’empire de règles uniformes ou cohérentes permettant de leur appliquer une gestion rationnelle; ensuite et par voie de conséquence, réserver à ce même pouvoir central les possibilités de s’abstraire lui-même des normes qu’il créait, soit en préservant certaines zones de non-droit ou même d’illégalités nécessaires à l’exercice de sa souveraineté, soit en lui permettant de modifier ou d’adapter les règles en fonction des besoins de sa politique. En somme, était préservé un espace souverain d’illégalité légitime dont les démocraties limitaient le champ — sans l’éliminer — en fonction de l’intérêt général défini par leurs gouvernements. C’était en particulier le cas dans l’économie, où les secteurs importants — soit pour le développement national, soit pour la souveraineté de l’État — bénéficiaient de facto ou de jure (voir par exemple les nationalisations d’entreprises en France), et en tant que nécessaire, d’une dérogation aux règles du marché. Si bien que les règles de l’économie de marché, présentées comme la norme, n’étaient en réalité qu’une partie, peut-être même la moins importante, de l’économie. Celle-ci a toujours été partagée, comme l’a expliqué Fernand Braudel dans ses ouvrages, entre trois secteurs : la «vie (ou la civilisation) matérielle», secteur d’une infra-économie faite d’échanges de proximité soustraite à la loi de l’offre et de la demande, l’économie de marché proprement dite et enfin le «contre-marché», ou «capitalisme» (selon la terminologie de Braudel), où les échanges s’inscrivent dans des rapports de pouvoir qui les font échapper à toute transparence. En fin de compte, la transparence du marché (et donc la réalisation d’échanges selon les lois de l’économie de marché) est loin d’être la règle, mais comme seule cette partie émergente de l’économie est visible, c’est la seule que les économistes aient étudiée et à partir de laquelle ils ont théorisé. De fait, il existait ainsi une congruence entre les intérêts nationaux et le contre-marché qui tirait sa propre puissance de son alliance avec l’État. C’est cette convergence d’intérêts que la mondialisation a atteinte en déplaçant des États vers les marchés, et plus précisément les marchés financiers, le lien entre le secteur «capitaliste» et les centres de pouvoir, dépossédant ainsi les États de leur monopole d’illégalité légitime, transféré aux marchés financiers, où ils sont désormais soumis à leur logique et à leurs propres intérêts.

Économie «illégale» et «criminelle»

D’où la naissance de ce qu’on peut appeler une «économie trafiquante», en ce sens que les normes de régulation de l’économie sont dorénavant fixées non par les visées stratégiques des États alliés aux secteurs dominants du système de production, mais par la logique des marchés financiers en lien avec les secteurs opaques du contre-marché. Autrement dit, les critères de régulation sont devenus ceux de la seule circulation marchande, qui entretient le fonctionnement des marchés économiques et financiers, au détriment de la fonction sociale ou politique de l’économie et de la puissance qu’elle pouvait procurer jadis aux États dans le cadre de leurs stratégies de puissance et de développement. Dans ce nouveau paradigme, plus la circulation marchande est rendue fluide par la suppression des règles qui limitent les échanges, quel que soit le contenu de ces échanges et leur utilité sociale, plus l’économie est présentée comme vertueuse parce qu’elle répond aux critères abstraits de l’économie autorégulée, censée remettre au marché les régulations abandonnées par les États. L’appellation d’économie trafiquante propose de qualifier cette forme d’économie, qui inclut en réalité l’illégalité et la criminalité soit comme un secteur économique au même titre qu’un autre, soit comme un moyen de faciliter les échanges. Certes, l’économie trafiquante n’est pas en tant que telle une économie illégale ou criminelle, mais un système qui fait prévaloir la recherche de plus-value et de rente, et relègue à l’arrière-plan l’utilité globale et les arbitrages sociaux de la compétition économique. Dès lors, elle favorise de facto soit l’émergence des activités criminelles tournées vers cette recherche, soit la criminalisation des procédés par lesquels les activités économiques a priori licites se développent. Le cas des places financières off shore en est l’illustration la mieux connue. Les paradis bancaires, judiciaires et fiscaux ne sont pas une invention des cartels de drogue, mais des grandes entreprises durant l’entre-deux guerres qui les ont fortement réactivés à partir des années quatre-vingts. Ces places proposent aux investisseurs étrangers des avantages qui proviennent exclusivement des facultés offertes en vue de contourner les législations — fiscales mais aussi pénales — des autres pays. Leurs services, qui constituent d’ailleurs eux-mêmes un marché, permettent ainsi à qui le souhaite d’échapper aux contraintes légales de son pays d’origine. Or, loin d’être circonscrite, l’«offshorisation» de l’économie et de la finance n’a cessé de s’étendre bien au-delà du cercle étroit et géographiquement limité des paradis bancaires identifiés comme tels. Progressivement, c’est l’économie et plus encore la finance, qui se sont offshorisées, les États s’interdisant d’intervenir au nom des lois du marché contre le dumping juridique des places off shore et offrant souvent à leur tour des privilèges destinés à attirer et protéger les capitaux extérieurs. Le résultat est donc celui qui est désigné ici : si l’économie trafiquante n’est pas en soi une économie criminelle, elle est cependant un système qui ne différencie plus a priori l’illicite ou le criminel du légal mais se contente de poser des règles générales de moralisation de la production et des échanges, qui ne sont plus le support de politiques appropriées. On peut dire ainsi que l’illégalité et la criminalité ne constituent certes pas les buts de cette économie, mais qu’elles en fournissent de plus en plus les moyens. Les normes qui l’encadrent sont de plus en plus floues et abandonnées à une éthique et une gouvernance qui laissent les acteurs largement maîtres des règles qu’ils acceptent de respecter sans vrai contrôle. À tel point qu’en caricaturant à peine, on peut dire que ce qui est interdit n’est pas la fraude, mais l’échec: Worldcom, Enron, Parmalat, Refco,… furent de gigantesques usines à fraude, d’autant plus invisibles pourtant — tant qu’elles ne se sont pas effondrées sous le poids de leurs propres turpitudes — qu’elles étaient en réalité intégrées dans le système économique et financier «légal».

États au service des marchés

Les États, dont la raison d’être est la régulation politique et sociale (notamment l’arbitrage entre les intérêts des différents secteurs sociaux pour assurer la stabilité de l’équilibre d’ensemble), sont-ils devenus totalement évanescents ? Ce serait excessif de le dire, surtout qu’on a vu une sorte de retour des États après le 11 septembre 2001, dont il faut cependant analyser la nature et l’étendue. En fait, dans le vaste mouvement de déréglementation et de dérégulation qu’ils ont appuyé, les États se sont toujours trouvés pris en porte-à-faux puisqu’ils doivent satisfaire des exigences contradictoires. Ils doivent en effet à la fois garantir la fluidité de l’économie (et donc éliminer les entraves aux échanges quels qu’ils soient, licites ou criminels), mais aussi continuer d’assurer les régulations sociales, notamment en termes de sécurité, qui justifient leur existence. Ils deviennent donc littéralement schizophrènes, pris entre des impératifs contradictoires. Si les instances de l’Union européenne, qui déterminent les politiques économiques de l’Europe, sont peu sensibles à la pression qui résulte de cette contradiction parce que l’Union n’est pas elle-même un État, les États-Unis ont au contraire pris conscience dans les années nonante et surtout après le 11 septembre, des menaces que la mondialisation faisait désormais peser sur sa propre survie. Ils ont compris en particulier le lien qui existe entre l’économie et la sécurité et comment il fallait dominer et maîtriser la première pour assurer la seconde. Aussi ont-ils cherché à concilier ces nécessités contradictoires tout en maintenant la position hégémonique dans le monde que leur assure jusqu’à présent leur puissance économique et financière. Ils ont résolu le dilemme en mettant l’État fédéral américain au service des intérêts économiques américains et en faisant peser tout le poids de la souveraineté américaine sur le reste du monde, jusqu’à obliger les autres États à satisfaire aux exigences prioritaires de leur sécurité. Tel a été le sens de la croisade anti-terroriste déclenchée après le 11 septembre, qui a envahi l’ordre du jour international, contraignant l’ensemble de la communauté internationale à se plier à la vision américaine de la sécurité et utilisant le thème de la sécurité pour introduire une nouvelle régulation économique et financière essentiellement conforme aux intérêts américains et à la sauvegarde de sa position hégémonique. Ce retour de l’État dans le pays qui s’affiche comme le chantre du libéralisme Contrairement à leur discours libéral, les États-Unis ont toujours été un pays protectionniste faisant prévaloir les intérêts des entreprises américaines, même dans leur législation. Cependant, les années quatre-vingts/nonante avaient été celles d’un interventionnisme plutôt discret, dans la mesure où, après une phase de repli, l’Amérique bénéficiait du laisser-faire économique du fait de sa prééminence dans l’économie mondiale. Le 11 septembre 2001 a précipité une évolution déjà en germe, consistant à relier les questions de sécurité globale au fonctionnement de l’économie et du système financier, après que les Américains eurent pris conscience des vulnérabilités qu’entraînait un excès de libéralisation profitable à l’hégémonisme économique, mais rendant fragiles et précaires les positions acquises dans ce seul domaine. .. n’est pas pour autant un retour à la régulation des années d’après-guerre et de l’État-providence. Sans rien toucher aux mécanismes de la dérégulation sur laquelle s’est bâtie la mondialisation, l’objectif est seulement de mettre la puissance étatique au service des intérêts économiques, sans toucher à la règle selon laquelle les arbitrages sont désormais du ressort quasi-exclusif des marchés financiers. L’économie trafiquante n’a pas trouvé sa limite, elle a au contraire trouvé un nouvel appui.