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L’école, cette désillusion

Avec la massification scolaire, l’école est devenue plus démocratique. Mais pas moins inégalitaire. Pour les classes populaires, l’école ne nourrit plus vraiment l’espoir d’ascension sociale. Le désenchantement s’est installé.

Vous affectionnez l’expression «On a changé d’école». Qu’est-ce qui, selon vous, la justifie ?

François Dubet : Beaucoup de choses ont changé à l’école. La massification scolaire constitue le bouleversement le plus important. Pendant longtemps, on a construit – en France et en Belgique – une école universelle, chargée de former les citoyens, ouverte à tous. Mais, dans le même temps, existait, de toute évidence, deux types d’école : une école du peuple, avec des scolarités courtes, et une école de la bourgeoisie, avec des scolarités longues. Les publics, les enseignements différaient fortement entre ces écoles. En France, ce modèle reposait sur le principe d’«élitisme républicain» : les enfants du peuple, s’ils travaillaient dur, pouvaient se glisser dans les rangs de la bourgeoisie, de l’élite. Ce système a fonctionné jusque dans les années 1960, où l’on avait 12 à 15% d’élèves qui se présentaient au baccalauréat. Le système s’est alors modifié. On est passé à une école de masse, c’est-à-dire une école qui, jusqu’à 16 ans, est la même pour tout le monde. Aujourd’hui, le résultat de cette massification scolaire est que 65% des élèves obtiennent le baccalauréat et que la moitié des élèves rentre à l’université. Par ailleurs, dès lors que l’école est devenue une grosse machine à tenir les jeunes jusqu’à peu près 20 ans, elle est aussi devenue l’institution qui va répartir les individus dans la société. Les diplômes sont aujourd’hui devenus un enjeu de concurrence extrêmement fort car c’est à travers eux que l’on espère occuper une position dans la société. L’école est donc devenue une sorte de vaste distillation fractionnée, qui prend tout le monde et puis qui sépare progressivement les uns et les autres. On est ainsi passé du modèle d’élitisme républicain à celui d’égalité des chances, à savoir qu’il existe un principe de justice qui dit que tous les élèves sont a priori égaux – puisque placés en conditions d’égalité – et que c’est uniquement en fonction de leur mérite qu’ils occuperont des positions dans les hiérarchies scolaires, qui deviendront ensuite des hiérarchies sociales. C’est un basculement complet du modèle scolaire, l’école n’est plus la même. Pour donner une image simple : la grande industrie, ce n’est pas l’artisanat en plus grand. L’école de masse, ce n’est pas l’école traditionnelle, républicaine, en plus grand.

Est-ce que cette «nouvelle» école de masse produit néanmoins moins d’inégalités scolaires et sociales entre élèves ?

François Dubet : Pas vraiment. D’un côté, c’est indéniable, cette école est plus démocratique, en termes d’accessibilité s’entend. Les enfants du peuple, qui pendant longtemps étaient exclus de l’accès à certains biens – ainsi il était rarissime qu’un enfant d’ouvrier obtienne le baccalauréat ou rentre à l’université –, ne le sont plus. Aujourd’hui, les enfants d’ouvriers ont leur baccalauréat, certes moins que les enfants de cadres, mais ils l’ont. Il y a donc eu une démocratisation de ce point de vue là. Maintenant, les inégalités se sont déplacées, elles s’observent dans les écarts de nature même entre les diplômes. Exemple : 65% des jeunes français ont leur baccalauréat, ce qui est démocratique. Mais quand on analyse quel type de baccalauréat, quelles mentions, quelles notes sont obtenues, on s’aperçoit que les inégalités restent très présentes, voire qu’elles se sont creusées ! Autrement dit, dans l’ancien système, certaines personnes ne participaient pas à la compétition, dans le nouveau, tout le monde participe mais la concurrence s’est renforcée ! Avec comme résultat des performances qui s’étirent au maximum entre meilleurs et moins bons élèves. Avant, il y avait des exclus (hors du système), aujourd’hui, il y a des exclus à l’intérieur même du système. Cette nouvelle forme d’exclusion a une conséquence majeure : un désenchantement à l’égard de l’école. Au fond, tant que l’école était l’objet de la culture qui reproduisait grossièrement les inégalités sociales, on pouvait s’en faire une image idéale : elle émancipait. Aujourd’hui, les parents attendent très légitimement d’elle qu’elle offre à leurs enfants des positions sociales intéressantes. Et là, ils déchantent car la promesse d’égalité n’a pas été tenue, et, à mon avis, elle ne peut pas l’être ! C’est la raison pour laquelle l’école reste problématique. Dans aucun pays l’égalité n’est atteinte grâce à l’école. Cela n’existe pas. Les inégalités sociales de départ rentrent dans l’école. Et comme l’école ne traite pas égalitairement les élèves – l’école traite toujours favorablement les meilleurs élèves, qui sont par ailleurs les plus riches – elle renforce ces inégalités initiales. Aujourd’hui, les catégories dirigeantes mettent le paquet pour que leurs enfants soient dans les meilleurs établissements, qu’ils suivent les meilleurs services de soutien scolaire, parce qu’après tout il y a une menace qui n’existait pas avant.

Justement, quelles sont concrètement les stratégies scolaires que les parents mettent en place pour leurs enfants ?

François Dubet : Il y a toujours eu des catégories sociales favorisées pratiquant un «entre soi» scolaire (écoles «chics»). C’est choquant socialement mais, après tout, il ya des gens qui jouent au golf, d’autres qui jouent au bridge… Ce qui a fortement changé aujourd’hui c’est que l’emprise des diplômes sur les carrières sociales est si fortement anticipée que tout parent responsable sait très bien que ce qu’il va léguer de décisif à ses enfants, ce n’est pas le petit pavillon de banlieue économisé ou la voiture qu’on aura acheté, ce que l’on va léguer de décisif à ses enfants, c’est leur capacité de réussir à l’école. Et ce n’est pas un fantasme. Tout le monde le dit, tout le monde le sait et tout le monde le répète. Quand on fait des enquêtes sociales dans les catégories les plus défavorisées, les gens y croient tout aussi fortement ! Ils disent à leurs enfants : tu t’en sortiras si tu as un diplôme. Évidemment, les gens des catégories dirigeantes savent comment ça marche tandis que les gens des catégories dominées y croient mais ne connaissent pas la recette, ce qui fait que les pauvres sont très déçus. En France, cette croyance est extrêmement forte. L’école républicaine a réussi à convaincre les gens que la seule voie de réussite honorable, c’était l’école. C’est quelque fois un peu désagréable à entendre puisqu’on finirait par dire que celui qui a réussi dans son activité économique, sans nécessairement avoir fait beaucoup d’études, est une sorte de demi-escroc. Alors que celui qui a fait fortune avec des diplômes est une personne honorable.

Vous êtes un fervent partisan du tronc commun, qui est désormais une réalité en France. Peut-on en faire un premier bilan ?

François Dubet : Le combat pour le tronc commun, c’est la cause de ma vie. Quand on regarde les études Pisa, on constate que plus la scolarité commune est longue, plus le niveau moyen des élèves est élevé et plus les inégalités de résultats sont faibles. Plus vous sélectionnez de manière précoce, plus le niveau moyen est bas – c’est le cas de l’Allemagne – et plus vous avez des inégalités sociales fortes. L’idée que j’ai toujours défendue est, comme dans les pays scandinaves, de garder les enfants ensemble jusqu’à 16 ans. Bien sûr, cela pose des problèmes pédagogiques, en termes d’homogénéité notamment. Cela dit, il ne faut pas non plus dire n’importe quoi : les élèves ont toujours été hétérogènes. Demandez-le à n’importe quel enseignant, il vous dira toujours qu’il y a un tiers de bon, un tiers de moyen et un tiers de mauvais, quel que soit le niveau de sa classe ! Le tronc commun pose aussi des problèmes d’écart entre établissements. Évidemment la scolarité commune dans un collège chic n’est pas la même que dans un collège moins chic. Une manière de compenser ce phénomène, et je suis convaincu que cela peut fonctionner, serait de placer d’importants moyens pédagogiques décisifs pour faire en sorte que les écoles populaires ne soient plus fuies. Je crois en effet qu’on ne peut pas à terme empêcher les parents de choisir l’école de leurs enfants. Comment pourrait-on vivre dans une société où l’on peut choisir d’avoir ou non une religion, de se marier, de divorcer, de se remarier, où l’on peut affirmer la singularité de sa sexualité, mais où l’on ne pourrait pas choisir l’école de ses enfants ? Franchement, c’est intenable. Les parents qui changent leurs enfants d’école ne le font pas parce qu’ils veulent telle ou telle école, mais bien parce qu’ils ne veulent pas telle ou telle école. Si vous dites que dans telle école populaire difficile, il n’y aura pas 30 mais 18 élèves par classe et que les enseignants seront présents 30 et non 18 heures par semaine, je ne suis pas du tout certain que les gens fuiront ces écoles. Selon plusieurs enquêtes, les gens ne fuient pas les écoles de quartier à cause de la présence d’immigrés, mais parce que s’il n’y a que des immigrés dans une école, l’école est mauvaise. C’est une nuance importante. En fait, je crois que l’on joue sur les deux leviers (moyens différenciés selon les besoins des écoles et mixité). Dans ce domaine, l’idéologie n’a pas d’influence. Dès que les gens raisonnent à partir de l’intérêt de leur enfant, il ne faut pas imaginer une seule seconde qu’ils sacrifieront ce qu’ils pensent être l’intérêt de leurs enfants à ce qu’ils pensent être leur conviction politique. J’ai beaucoup travaillé sur l’école, j’ai vu un tas de collèges populaires dans lesquels aucun enfant d’enseignant n’avait jamais été scolarisé. Les personnes qui travaillent dans ces établissements font si peu confiance à leur établissement qu’ils n’y mettent pas leurs propres enfants et exigent par ailleurs que les enfants de pauvres n’aient pas le droit d’aller autre part. Sur la planète, il n’y a pas d’école parfaite, mais il y en a qui sont mieux que d’autres. Alors bien sûr, il ne faut pas absolument faire comme la Finlande mais on n’est pas obligé non plus de s’enfermer dans nos propres erreurs.

Selon vous, le cœur du changement de l’école se trouve à l’intérieur même de l’école. Vous placez donc les enseignants en première ligne, comme acteurs de changement fondamentaux (un sujet qu’illustre bien le récent film «Entre les murs»). Mais comment les aider dans cette perspective ?

François Dubet : Ce que montre ce film c’est que l’école s’est si fortement désinstitutionnalisée qu’aujourd’hui les profs s’épuisent à créer des conditions qui leur permettront de «faire classe». Le problème du changement de l’école, en France ou en Belgique, est très compliqué. Depuis trente ans, en France, grèves, protestations contre tout projet de réforme (de droite ou de gauche) ne cessent de s’accumuler. Cela ne signifie pas que l’école ne se transforme pas mais plutôt qu’elle se transforme sans se réformer. On peut répertorier plusieurs difficultés. D’abord, comme dans le film cité, les enseignants font un travail difficile, qui les mobilise fort et ils se disent que si on change ce sera pire. De leur côté, les dirigeants politiques sont incapables de dire qu’on va changer le système en mieux. Deuxièmement, en France, le système administratif scolaire est un mikado, un méli-mélo de corporations, de professions, d’ajustements qui s’équilibrent de manière miraculeuse et toucher un élément du système risque de mettre en péril tout le système. Chacun se sent menacé. Un exemple : dans le cadre d’une réforme annoncée, un professeur de math défendra le maintien de cours de math, comme le fera un prof de français pour sa matière. Et c’est naturel. Troisièmement, l’école est le lieu le plus sauvage de la lutte des classes. L’école est le lieu où se battent les individus pour ce qui leur est a priori le plus cher : l’avenir de leurs enfants. Si je fais l’hypothèse que le système scolaire est injuste mais que cette injustice est très favorable à une partie de la population, comment imaginer une seule seconde que cette partie de la population renonce à cet avantage ? Elle le défend et le défendra en disant : je défends la culture, je défends le savoir, les traditions. Alors qu’en fait cette partie de la population défend ses intérêts. C’est d’autant plus compliqué qu’en général les catégories sociales qui tirent le plus grand bénéfice de l’école sont les enseignants eux-mêmes. J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’un syndicat de professeurs était d’abord un syndicat de parents d’élèves. Il faudrait par ailleurs être naïf pour croire que les vaincus de la sélection scolaire sont légitimes pour intervenir sur la scène publique. Un dominé économique, au nom de sa souffrance et de son exploitation, a le droit de s’exprimer ; une personne qui a échoué à l’école, elle, est priée de la boucler ! Comme le disait joliment Bourdieu, l’école distribue des gains de salut, des biens de dignité personnelle. En France, du fait que les syndicats d’enseignants ne sont pas dans de grandes confédérations syndicales, ils ne sont jamais confrontés à une demande sociale extérieure à eux-mêmes. Les enseignants français, par exemple, ont totalement intériorisé le modèle qui leur fait dire qu’un mauvais élève doit aller dans l’enseignement professionnel pour être ouvrier. Si les syndicats d’enseignants étaient à l’intérieur de grandes confédérations syndicales, cela leur serait plus difficile de réagir de la sorte. Quatrième et dernier obstacle au changement de l’école, qui vaut pour beaucoup de pays, dont l’Allemagne et la Belgique : l’école (républicaine française) a été faite dans une large mesure pour se substituer à l’Église. Elle en a d’ailleurs adopté les pédagogies, les systèmes de vocation ou encore les systèmes symboliques. Cela peut paraître étrange mais l’école, c’est une église sans Dieu, contre Dieu mais tout aussi sacrée que l’Église. Et comme l’école a quelque chose de sacré dans la représentation nationale, sa réforme, son changement pose toujours un problème supplémentaire, théologique en quelque sorte. Les Scandinaves ou les Américains ont pu faire des réformes scolaires parce qu’ils n’ont pas une conception sacrée de l’école. Eux disent que l’école est comme une industrie et que si elle ne fonctionne pas, il faut la changer et ils la changent sans fracas. Comme institution sacrée, l’école française considère qu’elle doit se préserver des demandes profanes.

Dans vos différentes recherches, vous vous êtes beaucoup intéressé au vécu, aux expériences des élèves. Vous en êtes arrivé à la conclusion que l’école et les élèves ne semblent pas aller dans la même direction, les intérêts de la première ne correspondant pas aux attentes des seconds. Y a-t-il un réel risque de «divorce» ?

François Dubet : C’est le gros problème de l’éducation : le jour où une grande partie des élèves se rendra compte que l’école ne leur est plus utile pour trouver du travail, soit parce qu’il n’y aura pas de travail, soit parce que la distance entre les qualifications scolaires et les qualifications sociales seront très fortes, je crains qu’elle n’y aille plus. Quand en 1997, on a assisté à une reprise économique en France, les effectifs scolaires ont fondu. Bref, des tas d’élèves ont préféré aller travailler que de rester au lycée ou à l’université. Ce qui est une manière de dire qu’au fond, la vraie vie c’est mieux. Ce qui est en crise aujourd’hui, c’est le sens des apprentissages. Pendant très longtemps, l’école avait un projet éducatif vigoureux. Il consistait à dire aux enfants de 6 à 12 ans, de manière ferme mais avec conviction : «Je t’apprends à lire, à écrire et à devenir français». A l’époque, les enfants n’avaient par ailleurs pas d’alternative culturelle. Si on voulait savoir ce qu’il y avait au-delà de notre rue, seule l’école donnait la réponse. Pour les plus grands, existait une sorte de motivation culturelle, les grands étaient déjà des «croyants», ils croyaient à la culture et à l’éducation scolaire. Quand vous êtes dans une école de masse, c’est le désajustement complet. Dans mes recherches auprès des lycéens, à la question de savoir ce qui était difficile à l’école, la réponse n’a pas varié depuis 20 ans : se motiver. Autrement dit, on n’est plus dans un système qui vous impose des catégories auxquelles vous adhérez, on est dans un système qui vous met en face d’épreuves et qui vous dit : débrouillez-vous, motivez-vous. Et il est difficile de se motiver, pour les lycéens. Pour beaucoup d’entre eux, ils ne sont pas convaincus de l’utilité des études. Ensuite, s’est constituée, à côté de l’école, une offre culturelle considérable qui fait qu’un enfant de 15 ans peut dire que l’essentiel qu’il apprend, il ne l’apprend plus à l’école. Donc, l’école se désenchante culturellement. En France, nous sommes donc face à un déficit du projet éducatif. On est tellement obsédé par l’égalité des chances, l’égalité des performances, la rentabilité de l’école, la recherche d’un emploi, qu’on a quasiment perdu de vue que l’école avait une fonction éducative ; c’est-à-dire qu’elle devait transmettre une morale, un plaisir d’être ensemble, une manière de collaborer avec d’autres, bref transmettre un ensemble de vertus sociales. Les Danois, qui sont souvent formidables dans tous les domaines, ont une école qui ne produit pas d’inégalités scolaires fortes, mais leurs élèves sont assez moyens. Mais pour eux, ce n’est pas grave car ils n’attendent pas de l’école qu’elle crée des bons élèves, ils attendent d’elle qu’elle produise des gens qui ont confiance en eux, qui sont généreux, honnêtes, dynamiques. Ils auront ensuite bien le temps de devenir savant par après. Je milite aujourd’hui – en retournant à Ivan Illich penseur de l’écologie politique (1926-2002), auteur de nombreux ouvrages critiques sur la société contemporaine dont « Une société sans école » (1971). (NDLR).. – pour la déscolarisation de la société. Nos sociétés attendent trop de l’école, comme par exemple de créer de l’égalité sociale. Il faut être raisonnable : historiquement, il y a eu de l’égalité sociale quand il y a eu suffisamment de croissance. L’école crée des parcours mais elle ne réduit pas les inégalités. Les pays qui s’en sortent bien à l’école sont les pays qui n’attendent pas de l’école qu’ils les sauvent, mais qui attendent que la société se prenne en main.

Propos recueillis par Jérémie Detober, avec l’aide de Jacques Liesenborghs et Eric Buyssens.