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Le sanctuaire de la Bourse

Depuis le 22 mars, jour des attentats, c’est à la Bourse de Bruxelles que l’émotion populaire s’est déversée. Chronique mars-avril d’un escalier devenu sanctuaire.

A chaque tragédie son mausolée. On ne sait pas très bien comment les choses ont commencé. Vers midi, le 22 mars, les premières images de recueillement commencent à apparaître sur les réseaux sociaux. Il faut conjurer l’effroi. Les attentats sont dans tous les esprits mais circonscrits à des lieux précis. Une station de métro bientôt complètement confinée et un aéroport en périphérie dont l’accès est rapidement interdit. La Bourse de Bruxelles s’impose rapidement comme l’espace dédié à nos chagrins. Ce n’est pas le cœur de Bruxelles mais nos émotions collectives y échouent souvent. Les marches de la Bourse appartiennent au patrimoine géographique des Bruxellois. Qu’elles soient tièdes et printanières ou hivernales et pluvieuses, les soirées y débutent et y finissent. Dans des moments d’euphorie collective, les drapeaux y affluent. Italiens, turcs, belges, marocains, celui qui emporte le match gagne le droit, pour une soirée, d’y pavoiser. La Bourse est devenue virtuelle. On y échange tout au plus des baisers. Elle deviendra le temple de la bière en 2018. Ses marches resteront. Elles font face à la rue Orts qui se prolonge dans la rue Dansaert. Tout un symbole, elle est le point d’aboutissement de la voie imaginaire qui part du nord de Molenbeek la décriée, qui traverse le canal et qui vient buter sur ses marches. Il y a quelque chose de très bruxellois dans ce récit. La rue de Loi ne pouvant s’interdire aux voitures plus d’une journée, il est impensable de la transformer en lieu de recueillement. On passera, bientôt sans un regard ou une pensée, devant Maelbeek. Mais on s’arrêtera toujours devant la Bourse. À la Bourse, nous matérialisons notre besoin d’altérité réelle. Changer de photo de profil ne suffit plus. La solidarité virtuelle afflue. « Prières pour Bruxelles ». Cette fois c’est sur nous que ça tombe. Nous nous souviendrons toujours de ce que nous faisions le 22 mars à 9 heures. Nous ne sommes plus les spectateurs d’une tragédie mondialisée mais pensons, à tort ou à raison, avoir basculé dans le camp des victimes. Les souvenirs du lock down et des chats sur les réseaux sociaux ressemblent désormais à un ersatz de «drôle de guerre» que l’on regarde avec nostalgie.

« Je suis Bruxelles »

Les experts sont arrivés. Ils défilent sur les plateaux des chaînes d’info continue ou de celles qui le sont devenues l’espace de quelques jours. En arrière-plan, les anonymes affluent sur les marches. « Je suis Bruxelles ». Tapissé de bougies, de fleurs, taguée à la craie, le soir du 22 mars, le piétonnier bruxellois entre définitivement dans l’imaginaire collectif. Ce n’est plus seulement un point de fixation de nos aigreurs, justifiées ou non, face à la gestion parfois chaotique de la ville-région. Il devient un lieu de mémoire et donc de vie. La Bourse en devient l’épicentre. Ce ne sera pas la Place De Brouckère, ce Times square zinneke qui n’aura jamais vraiment eu sa chance. La nuit est tombée. Froide malgré le printemps. Les camions régies débarquent. On se pince. CNN sur la place de la Bourse. Il s’est vraiment passé quelque chose à Bruxelles. Les Bruxellois lambda s’y mélangent avec les acteurs principaux. Sans barrières. Sans mesures de sécurité. Encore commotionnés. S’y promener, c’est voir l’envers du décor. Un responsable politique qui devise presque gaiement avec un anchorman. Certains mangent des frites, d’autres pleurent. Il y a des visages graves, d’autres qui le sont moins. Les commerces continuent à tourner puisque la vie continue, même à la Bourse. Cette appropriation de l’espace collectif s’organise sans régulation apparente. Les forces de sécurité sont là mais l’émotion est protégée discrètement. Pas de fouilles, pas encore de restrictions d’accès. Maintenant que le lieu est adoubé, il faut l’habiter. C’est là que convergera, le 23 mars à midi, la minute de silence. Celle des anonymes. Les politiques choisiront, eux, en plus de la Bourse, le Berlaymont. Comme à Paris le 11 janvier, les représentants se singulariseront des représentés, autant par souci de différenciation que par dichotomie sécuritaire.

La marche interdite

Le recueillement en silence ne suffit pas. Il faut marcher. Des citoyens appellent à le faire. Ce sera contre la peur. Celle qui nous habite désormais mais que nous devons conjurer. La résilience se nourrit de pas sur le pavé. Comme pour les premiers dazibaos et les premières bougies, un mouvement collectif et spontané veut occuper l’espace public, y mettre du lien. Les autorités regardent, laissent faire. Puis interdisent. Tardivement. La veille. La marche est reportée sine die. Les « besoins de l’enquête » nécessitent une mobilisation de toutes les forces de sécurité. Des terroristes sont dans la nature. Il est impossible de garantir la sécurité du sanctuaire. Une image surréaliste : la Bourse aura permis à Jambon et Mayeur de s’asseoir côte à côte. Pour annoncer l’interdiction de la manifestation. Bref moment d’unité nationale. Les réseaux sociaux éructent de frustration. Que faire ? Y aller quand même? Ou passer ce dimanche frais et ensoleillé en famille, entre amis, seul. Mais loin de l’émotion collective. Le dilemme est vite tranché. 400 casseurs déboulent de Vilvorde. Des fascistes, des hooligans, des supporters naïfs entraînés à leur insu dans une manifestation qui dérape rapidement. Le mausolée est désanctuarisé, il devient brusquement politisé. L’image de ces saluts nazis un jour de tristesse en rappelle une autre, celle de Degrelle défilant sur les grands boulevards bruxellois avec sa légion. Sur le même thème : « On est chez nous ». Oui, mais encore ? La Bourse ne sera plus comme avant. Certes, le temps inhibe l’émotion collective mais nous aurions aimé que les 400 hommes en noir nous en laissent encore un peu. Nous voulions souffler, pas nous interroger cinq jours après la terreur sur les responsabilités respectives des différents bourgmestres dans ce fiasco et sur la complaisance de la police à l’égard de ces fauteurs de troubles. La Belgique est un comble. « La Flandre est venue salir Bruxelles avec ses extrémistes » hurle Yvan Mayeur. La presse flamande emboite le pas de ses politiques. « Il faut fusionner les zones de police » « Bruxelles a besoin d’un Trump ou d’un Bloomberg, pas d’un clown » lui répond, en écho, une partie de cette Flandre.

Vandersmissen

Désormais la Bourse n’est plus un lieu d’émotion collective mais l’épicentre de cette impression de faillite collective qui se dégage de la fumée encore vive des ruines de Maelbeek et de Zaventem. C’est la Belgique qui a un peu plus implosé le 22 mars. Nous ne sommes même plus capables de pleurer ensemble. Notre capital(e) d’émotions s’est évaporé. C’est le temps des invectives sous couvert de cet éternel besoin de recherche de culpabilité. L’islam, le vivre-ensemble, le laxisme de Philippe Moureaux, la mauvaise gouvernance bruxelloise. Face à des corps de kamikazes éparpillés sur les lieux du drame, nous ne pouvons pas réclamer vengeance. Nous canalisons autrement ce besoin vital de trouver un coupable puisque les auteurs de cet innommable se sont réduits en charpie avec leurs victimes à l’exception d’un fantasque homme au chapeau. La police n’est pas en reste. Son chef Vandersmissen vient assener le coup de grâce à la Bourse. Cette police incapable de maîtriser les agriculteurs à Schuman ou les dockers au midi mais qui embastille sans discernement quelques militants des droits de l’Homme et des citoyens sans intentions belliqueuses coupables au mieux d’avoir voulu titiller une interdiction de rassemblement édictée dans un moment de football panique, au pire d’avoir été au mauvais endroit et au mauvais moment. Sous prétexte de la nécessité de renvoyer dos à dos extrême droite et extrême gauche. Fin de la séquence, bravant au mieux une triste indifférence et au pire le procès habituel en naïveté (le désormais fameux point bisounours), 10 000 personnes, c’est-à-dire moins de manifestants que le 11 janvier 2015 pour Charlie Hebdo, battent le pavé le 17 avril. Quelques germes d’espérance (un public réellement diversifié, la présence de politiques flamands membres de la majorité) mais une triste impression de trop peu. Le 22 mars méritait mieux, et en l’occurrence plus. Quatre semaines après, le tsunami Galant a définitivement anéanti l’élan compassionnel. Ita missa est. De la Bourse, il ne restera plus que des tags numérisés, les déchets des bougies, des milliers d’images disséminées sur Facebook ou Instagram. La vie a repris son cours, les attentats sont loin. Certes le piétonnier survivra mais l’impression de gâchis l’emportera. Ce besoin de sanctuaire peut apparaître dérisoire mais il répond à la nécessité anthropologique de se rassembler lorsque le collectif est atteint. L’état de la Bourse en dit long sur notre capacité à le faire.