Retour aux articles →

Le retour de l’associationnisme ouvrier

En France, le secteur de l’économie sociale «et solidaire» est attaqué de front par la droite politique au pouvoir. Ce désengagement étatique, qui n’est pas singulier à l’hexagone, pose une ancienne question au tiers secteur : n’est-il pas capable de s’occuper des grands services d’intérêt général de la société?

Quelle est la définition française de l’économie sociale ?

Alain Lipietz : La France a eu deux définitions successives de l’économie sociale. Au début du XXe siècle, pour Charles Gide, grand théoricien de l’économie sociale, celle-ci regroupe les activités économiques qui traitent de la question sociale, c’est-à-dire de la question ouvrière et des pauvres. Il mettait dans le même paquet les initiatives populaires, à savoir l’associationnisme ouvrier, et les initiatives de l’État, et enfin les initiatives de la bourgeoisie elle-même, ce qu’on appelait «les patronages». En fait, les deux derniers types d’initiatives sont devenus plus tard l’État providence, la sécurité sociale et les services publics. La deuxième définition de l’économie sociale est apparue à la fin du XXe siècle, précisément dans la loi Rocard de 1982, qui regroupe sous le vocable d’économie sociale toutes les initiatives de l’associationnisme ouvrier du XIXe siècle et qui prennent aujourd’hui trois formes possibles : la mutuelle, la coopérative et l’association. Notons que l’associationnisme ouvrier comprenait aussi le syndicalisme.

Cette dernière définition est purement juridique. Qu’en est-il règles de conduite de ces trois types de structure ?

Alain Lipietz : L’économie sociale est définie par deux critères : «une personne-une voix» et «lucrativité limitée». L’idée d’un but social pour ces différentes structures n’est pas du tout mentionnée. Raison pour laquelle l’on doit préciser économie sociale «et solidaire». Ce terme désignant un processus d’auto-organisation qui a pour but de rendre un service à la communauté. Bref, une démarche sociale du point de vue de son organisation, et solidaire quant à sa finalité.

Économie sociale en Belgique, économie sociale et solidaire en France, ces deux approches ne sont-elles pas singulièrement orientée vers un public fragilisé sur le marché de l’emploi, via des politiques d’insertion professionnelle. Autrement dit, leur objectif n’est-il pas uniquement social et peu économique ?

Alain Lipietz : C’est une dérive possible de ces structures d’économie sociale et solidaire. Mais attention, ce type d’insertion est bien économique. Un exemple : un restaurant d’insertion qui embauche et forme des chômeurs dans un quartier populaire. Cette institution vend des repas à des clients qui les paient, ça c’est le but purement économique. Mais elle forme aussi des personnes pour elle-mêmes et pour ceux qui les embaucheront un jour. Enfin, en ouvrant un restaurant dans un quartier populaire, vous maintenez un lieu ouvert où les gens peuvent se réunir, discuter. Or ces dimensions sociales, pas seulement des repas mais tout ce qu’il y a autour, il faut bien que quelqu’un les paie : la collectivité, ce qui justifie les subventions ou les dispenses de certains impôts.

En 1999-2000, sous le gouvernement Jospin, Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, vous avait demandé de réaliser un rapport sur le statut de toutes les activités de l’économie sociale et solidaire. Depuis la publication de celui-ci, qui défend l’idée d’économie sociale et solidaire au sens que vous venez de définir dans l’exemple de ce restaurant, le paysage politique a fort changé. Le gouvernement français est maintenant de droite et libéral…

Alain Lipietz : Le responsable de cette question au sein du gouvernement actuel, c’est Jean-Louis Borloo, ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, un homme qui a beaucoup fait dans l’économie sociale perçue comme insertion, pour la région de Valenciennes où, au début des années quatre-vingts, 80% du revenu du bassin d’emploi se composait de revenus sociaux! Là-bas, Jean-Louis Borloo a été un acteur inventif de l’utilisation des revenus sociaux pour réactiver un territoire. C’est un peu l’idée du financement de l’économie sociale. Mais en tant que ministre d’un gouvernement de droite, il a surtout à gérer la récession des subventions publiques aux associations.

Que voulez-vous dire ?

Alain Lipietz : En France, avec l’arrêt des subventions, les associations ferment les unes après les autres. Ce secteur vit une crise terrifiante. Exemple frappant : la canicule de l’été 2003 a fait 15.000 morts. La moitié de ces victimes, qui étaient principalement des personnes de plus de soixante ans, sont décédées chez elles, l’autre moitié dans des institutions. Or l’écrasante majorité de ces institutions sont des associations à qui le gouvernement avait supprimé des subventions avant la canicule. Vous imaginez l’effet.

Pour résoudre de tels problèmes, l’État et les acteurs de l’économie sociale (et solidaire), tous deux lourdement affaiblis par la prégnance du marché dans le domaine des services aux personnes, ne devraient-ils pas sérieusement envisager un partenariat privilégié et durable entre eux ?

Alain Lipietz : D’une manière générale, l’on assiste mondialement à un va-et-vient entre l’État providence et l’économie sociale au sens de Charles Gide. Historiquement et globalement, l’État providence s’est créé sur les fondements de l’économie sociale. Je veux dire que, au XIXe siècle, où il n’y avait pas de services publics ni d’État providence, c’est bien l’associationnisme ouvrier qui s’est constitué en «providence» pour réagir et résister au capitalisme. Quand l’État providence s’institue véritablement au milieu du XXe siècle, l’État prend tout en main et dépossède l’associationnisme ouvrier. 30 ans plus tard, arrive la mode néolibérale et la crise de l’État providence, due, entre autres, à la mondialisation dont l’Europe est un des premiers acteurs. En organisant la compétition des pays les uns contre les autres, sans fixer des règles sociales communes et en organisant la libre circulation des biens et des personnes sans mettre en place des lois sociales communes à tous les pays, l’Europe de Maastricht est responsable de la récession des services publics. D’où, maintenant, une résurgence de l’associationnisme ouvrier qui va s’occuper de ce que l’État a laissé en friche. La pointe de cette espèce de tête-à-queue historique, c’est l’Argentine. Sous le péronisme, ce pays a construit une sorte d’État providence de type quasi fasciste, organisant presque tout du berceau à la tombe. Mais, au moins, pour la classe ouvrière, les services publics argentins étaient très avancés. Ensuite, dans les années septante et quatre-vingts, sont arrivés les «Chicago boys» qui ont détruit l’État providence et ont fini par détruire l’État lui-même, d’où la terrible crise d’il y a quatre ans. Qui reprend alors le flambeau? Les ONG et «coopératives sociales» comme on dit maintenant, c’est-à-dire la forme nouvelle de l’associationnisme ouvrier. Mais attention, ailleurs, ce sont les islamistes!

Pour conclure, quels sont les enjeux européens actuels de l’économie sociale et, à ce niveau, quel combat les acteurs de l’économie sociale (et solidaire) doivent-ils mener ?

Alain Lipietz : Au plan européen, tout tourne autour de la fameuse question des aides publiques et des marchés publics. Il s’agit en fait de la définition européenne du service public. Or, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, celle-ci ne dit pas que le service public s’arrête là où commence le marché, mais bien que «les règles de concurrence» s’arrêtent là où commence le service public (art. 86 du Traité instituant la Communauté européenne). Le projet de traité constitutionnel européen (art. 122) ajoute que les États et l’Union ont le devoir de « veiller au financement » des services publics. Mais qu’est-ce qu’un service public? Qui décide qu’un service soit ou non un service public? Qui décide de ce qui doit être assuré à la collectivité? La téléphonie de troisième génération, est-ce un service public ou un gadget? La réponse sur laquelle l’Europe est en train de s’engager est la suivante : c’est la démocratie qui doit déterminer ce qu’est un service public, que cela soit au niveau municipal, régional ou national voir le rapport In’t Veld… Lors de la rédaction des textes européens, l’on arrive quand même à maintenir l’idée que le service au public, c’est-à-dire un service qui a un but social, peut être pris en charge par quelque chose qui n’est ni le secteur public ni le privé mais bien le fameux troisième secteur. Or c’est une lutte perpétuelle et, visiblement, l’on y pense pas beaucoup. Si j’ai un vœu à formuler à l’égard du tiers secteur, celui qui est entre le public et le privé, l’économie sociale et solidaire au sens français, c’est que ce secteur se mobilise en outrepassant les difficultés créées par le fait qu’il n’y a pas deux pays en Europe qui ont exactement le même découpage entre coopératives, mutuelles et associations. Il faudra pourtant bien que toute cette grande famille de l’économie sociale et solidaire apprenne un jour à lutter ensemble et à s’emparer de l’espace que lui donne l’Europe pour dire: «oui, il est légitime de soutenir financièrement les services publics, et nous, nous pouvons très bien les fournir!» Malheureusement, sur le terrain on voit surtout les grands lobbys, les grandes entreprises nationales de services publics (chemins de fer, électricité) qui essaient de s’imposer sur le marché tout en touchant d’énormes subventions sans grand contrôle public. Mais j’attends le jour où les mutuelles, coopératives et associations diront que «Tout ce débat sur les services d’intérêt économique général, nous, nous pouvons y apporter une solution. Nous ne sommes pas des machines de guerre comme EDF qui veut conquérir le reste du monde! Nous ne sommes pas des entreprises privées qui faisons du profit. Nous sommes donc très bien placées pour occuper ce créneau».

Propos recueillis par Jérémie Detober.