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Le retour de l’assistance sociale

Nos sociétés occidentales entrent dans un étrange paradoxe : il y aurait de moins en moins d’emploi à se partager. Et moins il y en a, plus on serait obligé d’en trouver. C’est un paradoxe dont on ne sort pas si facilement et qui crée une pression telle sur les individus qu’ils sont amenés à accepter quasi n’importe quel emploi à n’importe quel prix. Cette pression vers le bas engage les travailleurs vers une nouvelle normativité : le travail précaire et hyper-flexible… et cela, dans un contexte de fort taux de chômage qui, lui aussi, agit de la même manière. Certains montrent même que ce taux de chômage élevé relève d’une option politique afin de stabiliser les prix R. Savage, Économie belge 1953-2000. Ruptures et mutations, Presses universitaires de Louvain, 2004. Voir aussi J.-P. Fitoussi, La politique de l’impuissance, Arléa, 2005. Ce qui est alors fait pour les prix est défait pour les individus, auxquels on ne propose plus qu’une déstabilisation.

« De plus en plus, des personnes qui travaillent bénéficient en même temps d’une allocation sociale complémentaire. Leur salaire ne leur permet plus de vivre dignement. »

Pire, tout ce qui peut représenter une forme de stabilité est fortement dévalorisé et n’apparaît plus que comme un gentil horizon utopique. L’humain ne prouverait alors sa valeur que par sa capacité à dépasser l’instabilité et la vulnérabilité qu’on lui propose. C’est son plus grand défi. Avec l’État-providence, le travail avait été « démarchandisé » grâce à une régulation des rapports de production. Avec la crise de l’État-providence et la montée en force du néolibéralisme, le travail est redevenu une marchandise et fait l’objet d’une grande dérégulation. De fait, le néolibéralisme offre une vision très simpliste des rapports de travail. Pour lutter contre le chômage, le néolibéralisme montre que plus les salaires seront bas et plus les patrons seront intéressés par l’engagement de nouveaux travailleurs. Si l’on pousse à l’extrême le raisonnement, on peut même parier que des salaires égaux à zéro mèneraient au plein emploi L. Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, Liber, 2000. Un autre paradoxe en ressort : au niveau des valeurs, le travail est un point d’orgue de notre vie collective, et ne pas en avoir culpabilise. Mais ce même travail qui est survalorisé d’un côté est financièrement dévalorisé de l’autre, puisque globalement, il est de moins en moins rémunérateur. Autre conséquence : les rapports de force entre les patrons et les travailleurs se déséquilibrent et, désormais, c’est la culture marchande des patrons qui domine le monde entier. On peut ainsi affirmer sans se tromper que la plus grande victoire du néolibéralisme est avant tout culturelle. Il a su imposer ses objectifs et ses moyens à la planète entière tout en conservant les profits entre quelques mains. Dans cette nouvelle idéologique mondialisée, deux points qui concernent plus particulièrement les CPAS méritent l’attention.

Assurance versus assistance

Premier point : notre société, qui était jusqu’ici basée sur un système assuranciel, est devenue très dichotomique. Ceux qui ont un travail (ou en ont eu un récemment) bénéficient d’une assurance sociale (qui permet de couvrir les risques de la vie). Ceux qui n’en ont pas bénéficient d’une assistance sociale (qui permet la survie). C’est la situation actuelle, mais qui tend à évoluer. De plus en plus, des personnes qui travaillent bénéficient en même temps d’une allocation sociale complémentaire. Leur salaire ne leur permet plus de vivre dignement. Ils ont alors recours au CPAS pour un revenu d’intégration sociale (RIS) en complément du salaire. C’est le cas notamment des personnes qui vivent seules et travaillent à temps partiel. (Cette problématique touche dès lors davantage les femmes que les hommes dans notre société.) Il y a en Belgique 4,8% de travailleurs pauvres. C’est bien sûr beaucoup, mais c’est quand même relativement peu en comparaison de nos voisins continentaux (dont la moyenne est proche et souvent supérieure à 10%). Toutefois, nous sommes doucement en train de nous aligner sur les autres pays européens : l’harmonisation européenne se fait par le bas. Notre système de sécurité sociale était jusqu’à présent un très bon rempart contre la pauvreté. Il l’est de moins en moins. Second point : nous sommes en train de vivre une modification substantielle de notre système de sécurité sociale avec le passage de l’État-providence (souvent qualifié de « passif »), universaliste et étatiste, à un État social actif, individualiste et « localiste ».

« Le désir, légitime et tout à fait indispensable, de lutter contre le chômage s’est malheureusement peu à peu transformé en ce que certains n’ont pas hésité à qualifier de lutte contre les chômeurs. »

Pour l’État social actif, l’espace géographique le plus adéquat est celui de la proximité avec les personnes afin de les accompagner, de les suivre, de les contrôler. Raison pour laquelle nous parlerons volontiers d’une communalisation (en plus d’un « détricotage ») de la sécurité sociale. On peut en donner trois exemples concrets (parmi beaucoup d’autres) qui affectent directement les CPAS.

Sanctions de l’Onem

Depuis 2004, le gouvernement fédéral a mis en œuvre une nouvelle politique d’approche individualisée des chômeurs, dont l’accompagnement s’est du coup fortement intensifié. Ce fut le cas en Belgique comme partout ailleurs au sein de l’Union européenne, et plus généralement dans la plupart des pays occidentaux (il s’agit d’une recommandation de l’OCDE). Cette intensification s’est faite partout en parallèle avec un contrôle des chômeurs beaucoup plus sévère. Au point que certains auteurs ont analysé ce changement de contexte comme celui d’un passage d’une société où les chômeurs « subissaient » le contexte socio-économique à une société où le chômeur est devenu un « suspect a priori » C. Lévy, Vivre au minimum. Enquête dans l’Europe de la précarité, La Dispute/SNEDIT, 2003, p. 72 de ne pas vouloir travailler. Le désir, légitime et tout à fait indispensable, de lutter contre le chômage s’est malheureusement peu à peu transformé en ce que certains n’ont pas hésité à qualifier de lutte contre les chômeurs. Nous parlerons quant à nous d’une lutte aveugle pour faire diminuer la statistique du chômage. Et dans ce « jeu » insensé, aux côtés des chômeurs qui subissent, ce sont les pouvoirs locaux qui sont sanctionnés. En effet : lorsque les personnes sont sanctionnées par l’Onem, de trois choses l’une :

  • Soit elles sont prises en charge par la solidarité familiale (ce qui contredit le postulat de base de notre système de solidarité).
  • Soit elles entrent dans un système de débrouillardise, en ayant par exemple recours au travail au noir. Pire : elles se retrouvent parfois à la rue. On ne peut dès lors plus parler d’un système socialement efficace.
  • Soit enfin elles font une demande d’un revenu d’intégration sociale (RIS) dans le CPAS de leur commune, ce qui correspond à un transfert de charges du fédéral au local.

Nous sommes donc, dans les faits, passés d’une société qui assumait une responsabilité collective à une société qui individualise la responsabilité, ce qui ne peut qu’engendrer une culpabilisation des chômeurs, tenus responsables de leur « non-emploi », voire, à la limite, en les assimilant à des cas pathologiques relevant de la psychiatrie N. Burgi, « RMI, du droit acquis à l’aumône accordée », Le Monde diplomatique, octobre 2006. Désormais, la société se dédouane de toute responsabilité collective. Cette politique d’accompagnement et de contrôle des chômeurs occasionne de plus en plus de sanctions par l’Onem, et beaucoup parmi ces personnes sanctionnées font une demande d’aide dans les CPAS R. Cherenti, Les sanctions Onem. Le coût pour les CPAS, Etude 2012 (chiffres 2011), UVCW, mars 2012. Ces personnes (en flux annuel, il s’agit, pour ne reprendre que les données des CPAS wallons, de 14 218 personnes) sont alors à charge des pouvoirs locaux pour 50% (les CPAS obtiennent une intervention fédérale pour les 50% restants). On a alors une politique fédérale qui appauvrit les pouvoirs locaux et qui, par la même occasion, réduit leur marge politique.

Aides sociales complémentaires

Deuxième exemple : les aides sociales complémentaires. Lorsque les individus s’appauvrissent et que la société, dans son ensemble, se précarise, nombreux sont ceux qui ne peuvent plus faire face à leurs besoins matériels élémentaires. La précarisation a un effet quasi automatique : on voit arriver dans les CPAS de plus en plus de personnes qui, tout en ayant des moyens supérieurs au seuil en-dessous duquel on a droit au RIS, ne parviennent pas à vivre dignement. Ils s’adressent aux CPAS pour une demande d’aide particulière. Cela peut être une prise en charge de divers frais basiques, par exemple les frais pharmaceutiques, les frais de médecine, de loyer, de prise en charge (partielle) de la scolarité des enfants, des couches-culottes pour les bébés… Cela peut aussi consister en une prise en charge par un service spécialisé : la médiation des dettes, l’aide énergétique…

« L’assurance sociale représente une compensation au fait de ne pas (ou de ne plus) avoir d’emploi. L’assistance sociale représente, elle, une relégation au fait de ne pas « pouvoir » ou « vouloir » travailler. »

Ici encore, le gouvernement fédéral mène une politique aux conséquences dangereuses pour les CPAS et les communes. Prenons l’exemple de la dégressivité des allocations de chômage. Un arrêté royal est en préparation et son application est prévue pour le 1er novembre 2012. Cette réduction des allocations de chômage dans le temps est calculée, nous dit-on, pour ne pas entraîner des conséquences financières sur les pouvoirs locaux. Et, en effet, le montant des allocations, une fois appliquée la dégressivité, restera très légèrement au-dessus du niveau du RIS dans la plupart des cas. Toutefois, la logique que nous avons décrite plus tôt agit ici aussi. Les allocataires s’appauvrissent et viendront chercher une aide sociale complémentaire au CPAS. Quand le gouvernement fédéral fait une soustraction, les CPAS paient l’addition. Troisième et dernier exemple. Selon la loi de 2002 sur le droit à l’intégration sociale, les CPAS sont tenus de mener une politique d’insertion professionnelle. S’ils sont particulièrement actifs en la matière et s’ils parviennent à des résultats sans nul autre pareil (les CPAS remettent par an dans une forme active d’insertion 43,6% de la totalité de leur public), la pression à l’insertion professionnelle est telle que la mise à l’emploi peut se faire « à n’importe quelle condition », en contradiction avec la philosophie de base des CPAS. D’autre part, de plus en plus d’emplois sont proposés à temps partiel aux bénéficiaires. Ce temps partiel dans des emplois à bas salaire ne permet pas aux travailleurs d’avoir un revenu équivalent, ni au salaire minimum, ni au seuil de pauvreté, ni même au niveau du RIS. Dès lors, les CPAS sont amenés à compenser le salaire pour que les personnes puissent avoir au moins l’équivalent du RIS + 229 euros par mois Un arrêté royal, dans certaines conditions, permet ce complément pour les bénéficiaires d’un revenu d’intégration sociale (RIS). C’est encore une fois le pouvoir communal qui doit intervenir sur fonds propres.

Responsabilité étatique

Dans toutes les situations mentionnées, le gouvernement fédéral prend des positions politiques importantes qu’il fait payer aux communes, ce qui asphyxie celles-ci et réduit considérablement leur marge de manœuvre. On en arrive à se demander si l’on ne traite pas les institutions locales, et plus particulièrement les CPAS, comme on traite les pauvres eux-mêmes : en ne leur donnant pas les moyens de vivre dignement. Cette évolution augure le passage d’un monde à un autre, celui de l’assurance sociale à celui de l’assistance sociale généralisée pour ceux qui n’ont pas d’emploi et pour ceux qui n’ont pas une qualification suffisante pour espérer échapper à un bas salaire. Simple changement sémantique ? Non : il s’agit d’un véritable changement de paradigme. L’assurance sociale représente une compensation au fait de ne pas (ou de ne plus) avoir d’emploi. L’assistance sociale représente, elle, une relégation au fait de ne pas « pouvoir » ou « vouloir » travailler. S’il n’y avait qu’une seule et simple revendication à formuler, nous dirions qu’il faut que l’État apprenne à devenir responsable. S’il prend une décision, il doit en assumer les conséquences. S’il ne sait pas en assumer les conséquences, alors mieux vaut ne pas prendre la décision. Mais quoi qu’il en soit, il ne peut pas continuer à reporter le poids financier et structurel de ses choix sur les pouvoirs locaux. Les communes et les CPAS sont des institutions respectables qui doivent être respectées.