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Laïcité, neutralité et multiculturalité

Le « fait musulman » s’impose en tiers dans les débats classiques autour du binôme « laïcité-neutralité ». Aux prises avec une nouvelle anthropologie multiculturaliste, les laïques découvrent que leur message n’est pas forcément perçu comme universellement émancipateur.

Dans le dernier numéro de Politique, nous avons tenté de comprendre les relations entre les concepts de neutralité et de laïcité V. de Coorebyter, «Neutralité et laïcité : une opposition en trompe-l’œil», Politique, n° 65, juin 2010, p. 60-65. Ce n’est pas le lieu, ici, de résumer cet article, mais nous devons en reformuler quelques conclusions pour donner sens à la présente contribution, qui prolonge la précédente. Parmi bien d’autres, deux thèses en particulier s’affrontent quant aux rapports entre neutralité et laïcité. La première, qui est aussi la plus ancienne, consiste à opposer les deux concepts en opposant également deux des pays qui les incarnent, à savoir la Belgique et la France. Selon cette thèse, la Belgique est devenue une terre de neutralité dans laquelle l’État et les Églises sont mutuellement indépendants, mais sans que l’État poursuive un idéal de laïcité qui reléguerait la religion dans la sphère privée. L’État s’astreint au contraire à une stricte neutralité entre les différents courants philosophiques : il vise à leur assurer la plus grande égalité de traitement possible, sans s’interdire de reconnaître les institutions qui incarnent ces courants. Selon la même thèse, la France resterait au contraire une terre de laïcité, aussi bien en vertu de la loi de Séparation de 1905 que de l’article 1er de la Constitution française. Cette option en faveur de la laïcité opposerait fortement la France à la Belgique en ce qui concerne l’expression du fait religieux dans la sphère publique, expression a priori interdite en France alors qu’elle est autorisée en Belgique. Cette vision qu’on peut qualifier de classique est battue en brèche, depuis plusieurs années déjà, par une thèse inverse, qui consiste à relire le cadre juridique de la laïcité française pour rabattre, en substance, la laïcité sur la neutralité. Selon cette interprétation nouvelle, qui tend à faire autorité, le droit français de la laïcité ne diffère que marginalement du droit belge, l’un et l’autre étant fondés, comme dans la plupart des démocraties, sur le double principe de la neutralité de l’État à l’égard de toutes les convictions et de la liberté des individus et des groupes d’exprimer ces convictions. Dans cette interprétation, le modèle français de la laïcité perd son tranchant anticlérical, et n’est plus synonyme de relégation du religieux dans la sphère privée : tout en conservant quelques spécificités, il se rapproche fortement du modèle de neutralité qu’on impute à la Belgique.

Toute le monde ou presque, aujourd’hui, se réclame de la neutralité et de la liberté, mais en ne faisant pas le même usage de ces notions.

Dans notre précédent article, nous avons plaidé à notre tour pour ce rapprochement, a priori étonnant, entre la France et la Belgique, qui partagent dans ces matières un socle commun bien plus important que ce qui les distingue. Mais nous n’avons pas, pour autant, opté purement et simplement pour la seconde thèse au détriment de la première, et en particulier pour le rabattement du concept de laïcité sur celui de neutralité. Car s’il y a bien, au plan juridique, une quasi-identité entre ces deux notions, il n’en va pas de même au plan idéologique — ou, si l’on préfère, au plan axiologique, au niveau des modèles de société qui sous-tendent certaines prises de position. Dans nombre de cas, le rabattement de la laïcité sur la neutralité n’est pas neutre. Quand il prend des accents idéologiques, il s’accompagne d’une bienveillance à l’égard du fait religieux (considéré comme une donnée anthropologique fondamentale), et d’une grande vigilance à l’égard de tout ce qui apparaît comme une agression antireligieuse, souvent interprétée comme un héritage des Lumières. La neutralité assignée à l’État prend alors la forme d’une stricte abstention, l’État étant suspect de vouloir interférer avec l’auto-organisation des cultes ou avec la pratique des individus. Mettre la neutralité de l’État en avant permet ainsi, pour certains, de préserver le statut particulier du fait religieux parmi les autres formes de la liberté de conviction. Symétriquement, dans nombre de cas, le refus de réduire la laïcité à la neutralité de l’État n’est pas neutre non plus. Le concept de laïcité permet de dresser l’État et certaines institutions publiques, comme l’école, en rempart contre les risques de cléricalisme, l’État, selon ce point de vue, devant être neutre, mais ayant aussi une mission : protéger les services publics, le champ politique et les individus contre les velléités de mainmise religieuse. Rester fidèle au concept de laïcité plutôt qu’à celui de neutralité traduit ainsi, chez certains, une méfiance à l’égard des phénomènes, sinon religieux, en tout cas cléricaux, soit une attitude inverse de celle qui conduit à privilégier le concept de neutralité. Si l’on accepte de pousser cet effort de clarification à son terme — et quoi qu’il en soit des évidentes limites d’un contraste binaire —, on peut résumer la différence entre «neutralité» et «laïcité» comme une différence entre liberté et émancipation. Alors que l’Église catholique, comme les autres cultes dominants, a vigoureusement condamné les libertés fondamentales jusqu’à la fin du XIXe siècle parce qu’elles consacraient le pluralisme philosophique, les Églises se revendiquent aujourd’hui des droits de l’Homme et, singulièrement, de la liberté de culte et de la liberté de conscience, libertés fondamentales qui protègent les religions de l’ingérence étatique. Le concept de neutralité (de l’État) est ainsi valorisé au même titre que celui de liberté (des Églises et des citoyens), la liberté devant s’entendre ici non comme un principe de transformation sociale, mais comme un droit à l’autonomie des différents courants philosophiques et religieux.

Le recentrage du concept de laïcité sur la neutralité de l’État constitue bien un phénomène nouveau, qui répond à différentes attentes.

Ceux qui, à l’inverse, se revendiquent spécifiquement de la laïcité soutiennent aussi l’impératif de neutralité de l’État et les droits fondamentaux (qui sont au cœur du combat laïque contre le cléricalisme), mais ils les inscrivent dans un projet d’émancipation de la société et des mentalités, dans des objectifs de laïcisation du droit civil, d’autonomie du jeu politique à l’égard des croyances et de soustraction des individus aux influences cléricales, y compris celles qui s’exerceraient dans la sphère familiale ou au travers du voisinage. Tout le monde ou presque, aujourd’hui, se réclame de la neutralité et de la liberté, mais en ne faisant pas le même usage de ces notions.

Nouveaux termes du débat

Ceci étant posé, on peut se demander si les phénomènes d’immigration et de multiculturalité qui caractérisent désormais les sociétés occidentales ont modifié les termes du débat. Les modèles fondés respectivement sur la neutralité et sur la laïcité ont-ils été bousculés par cette nouvelle donne ? Ont-ils dû se redéfinir sous l’effet de la multiculturalité et de sa valorisation idéologique, le multiculturalisme ? En fait, cette question se pose pour le mouvement de pensée favorable à la laïcité, mais pas pour celui qui privilégie plutôt le principe de neutralité de l’État. Si l’on suit l’évolution du débat sur ces thématiques, on ne peut qu’être frappé par la montée en puissance, ces dernières années, du thème de la neutralité. L’impératif de neutralité n’est pas une donnée intemporelle qui aurait été plus ou moins bousculée par le développement du multiculturalisme : la position centrale qu’il occupe dans certains discours est un des résultats de ce développement. Si nombre de travaux scientifiques placent la neutralité au cœur de la laïcité, la vogue du concept de neutralité va bien au-delà de ces travaux, et en constitue un prolongement idéologique qui s’inscrit dans un contexte large. En France comme en Belgique, l’affirmation du fait musulman a commencé à focaliser l’attention au cours des années 1980, avec la polémique de 1989 sur le foulard islamique comme premier point d’orgue. À ce moment, le concept de laïcité domine le débat : dans les deux pays, c’est, le plus souvent, au nom de ce concept que les uns prônent l’interdiction du port du foulard à l’école et que les autres revendiquent la liberté de l’arborer. On parle déjà, en 1989, de neutralité, mais ce n’est alors qu’un élément secondaire du débat, qu’une des manières d’essayer de comprendre en quoi consiste la laïcité. Aujourd’hui, au contraire, la laïcité est régulièrement mise en cause, ou est invitée à faire la preuve qu’elle peut être «ouverte», «moderne» et «tolérante», ou est recentrée, comme nous l’avons vu, sur l’impératif de neutralité de l’État. Il n’y a pas là de quoi conclure à une «sainte alliance des clergés», comme si l’Église catholique et les fondamentalistes musulmans s’étaient concertés pour faire reculer la laïcité. Mais le recentrage du concept de laïcité sur la neutralité de l’État constitue bien un phénomène nouveau, qui répond à différentes attentes. Dans l’immigration de confession musulmane, face aux multiples attaques dont l’islam fait l’objet, le rabattement de la laïcité sur la neutralité permet de dissuader l’État de mener un combat «antireligieux» contre certaines facettes de l’islam, dont le port du foulard ou du voile. Outre cet impératif d’abstention, il est aussi rappelé à l’État qu’il doit être neutre au sens de rigoureusement juste, c’est-à-dire qu’il doit traiter de manière équitable les différentes confessions présentes sur son territoire, et donc combattre les inégalités de traitement dont souffrent les religions minoritaires – non seulement l’islam, mais aussi les Églises chrétiennes non catholiques, qui ont, en France comme en Belgique, des doléances à faire valoir face aux dispositions particulières dont bénéficie le culte catholique. Une valeur démocratique forte, l’égalité, est ainsi associée au principe de neutralité, et sert de rempart contre tout ce qui est interprété comme une attaque, au mieux «laïque», au pire sournoisement xénophobe, contre certaines manifestations de l’islam – d’où la vogue, récente et inattendue, du terme d’islamophobie pour stigmatiser des prises de position dont le mobile est pourtant très différent d’un acteur à l’autre. Neutralité et égalité sont également au cœur des revendications en faveur des accommodements raisonnables, pratique en réalité déjà ancienne, mais dont la théorisation s’appuie sur le caractère central de la lutte contre les discriminations, nouvel impératif dominant qui appelle lui aussi l’État à respecter a priori tous les groupes, toutes les convictions et toutes les identités, la suspicion portant désormais, non plus sur les segments minoritaires de la société, mais sur la violence exercée sur eux par le système, violence qui peut consister dans le simple fait d’ignorer leur spécificité.

Subsistera un débat de principe sur un élément-clé de la problématique : le droit, pour l’État, de prendre des mesures émancipatrices par la voie de la loi, et en particulier des mesures contraignantes qui ne consistent pas seulement à interdire des comportements manifestement inacceptables

Si ces mutations idéologiques, associées à d’autres transformations que nous ne pouvons évoquer ici, ne sont pas toutes liées à une mobilisation en faveur des droits des populations d’ascendance étrangère, elles montrent à tout le moins que celles-ci ont contribué à modifier les représentations dominantes, et donc ont réussi à exercer leur droit à la citoyenneté. Avec pour effet, fût-il involontaire, de redéfinir la laïcité dans un sens qui consacre le droit à la différence, aux identités acquises, aux convictions héritées et partagées par la « communauté » des pairs. Le religieux devient ainsi un élément central de la subjectivation autant qu’une facette d’un nouveau type de droit, le droit à la reconnaissance des identités culturelles dans leur infinie diversité.

Des laïques sur la défensive

Face à cette évolution, le courant de pensée laïque, quant à lui, paraît curieusement réduit à la défensive. Nous écrivons «curieusement», car il est historiquement porteur, bien plus que les Églises dominantes, des valeurs de pluralisme, de neutralité, d’égalité et de libre choix. Mais il inscrit ces valeurs dans une perspective d’émancipation qui promeut l’individualisme, le droit, pour l’individu, de ne pas être assimilé à son groupe d’appartenance, plutôt que la subjectivation, qui constitue une manière de dire que l’individu devient sujet au travers ou grâce à ses appartenances héritées. Ceux qui se revendiquent de la laïcité ne sont pas, pour autant, hostiles aux valeurs d’équité et d’égalité, au principe de non-discrimination, ou à la reconnaissance du droit à la diversité : ils y retrouvent au contraire leur propre combat historique. Mais le débat autour de la multiculturalité, et de ses incidences quant aux rapports entre l’État et les convictions religieuses, englobe, on l’a vu, des enjeux qui s’entremêlent aux précédents de manière de plus en plus étroite. Or trois notions-clés promues par les tenants de la neutralité ou du multiculturalisme provoquent manifestement des réticences dans les milieux laïques. Les accommodements raisonnables, par leur caractère dérogatoire (motivé par le souci de lutter contre les discriminations induites par des lois ignorant la situation particulière de certains groupes), apparaissent, en tout cas en première analyse, comme une porte ouverte à des statuts différenciés sur une base religieuse. La promotion des identités culturelles, ou la revendication de leur égalité de principe et de leur respect mutuel, peut conduire à renforcer des identités régressives, ou à cautionner, sous couvert de « respect », des relations de domination abrupte à l’intérieur des groupes concernés. Enfin, la pensée laïque discerne autant un risque d’assujettissement qu’un gage de subjectivation derrière les appartenances collectives dans lesquelles les individus trouveraient leur ancrage et leur identité. La laïcité est ainsi en porte-à-faux sur certains points constitutifs de l’anthropologie multiculturaliste aujourd’hui en plein essor. Le monde laïque pourrait peut-être sortir de cette difficulté en distinguant soigneusement les thèmes et les enjeux. C’est d’ailleurs ce qu’il fait lorsqu’il souligne que l’hostilité — quand des laïques la ressentent — à l’égard du voile islamique n’est pas due au fait qu’il s’agirait d’un signe religieux, mais aux pressions qui s’exercent sur les jeunes filles ou sur les femmes pour les inciter à adopter le voile, ou à la rupture du principe de neutralité qu’engendre le port du voile dans certaines circonstances. La loi française de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école publique repose sur ce dernier argument, tandis que la nouvelle position du Centre d’action laïque sur le même sujet se fonde sur le premier. Ces argumentaires qui s’efforcent d’affiner la discussion ne semblent pas convaincre les tenants de l’option contraire : la laïcité se voit toujours reprocher une tendance au refus de la diversité — tendance qui s’ancrerait dans son anticléricalisme originel —, quand elle n’est pas accusée purement et simplement d’assimilationnisme. Pourtant, si la filiation anticléricale de la laïcité ne nous paraît pas contestable, elle n’entraîne pas pour autant un refus de la diversité en général. Ce sont seulement certaines pratiques et certaines idéologies qui sont mises en cause par le monde laïque, sans relation avec leur éventuelle origine étrangère : les mêmes attitudes sont dénoncées avec au moins autant de clarté quand elles émanent, par exemple, de sectes locales ou du créationnisme chrétien. Quant à l’assimilationnisme, il s’observe incontestablement dans la droite nationaliste et dans l’extrême droite et, sous une tout autre forme, dans l’idéologie républicaine française. Mais il s’agit précisément là de courants distincts de la laïcité, y compris, comme nous l’avons montré dans notre précédent article, s’agissant de l’idéologie républicaine, qui méconnaît sa propre spécificité. D’où cette situation apparemment contradictoire : la laïcité trahirait ses valeurs fondatrices en étant assimilationniste, mais ce soupçon n’est toujours pas levé. Il trouve peut-être sa source ultime dans le fait que les tenants de la laïcité, en France comme en Belgique, tendent à élargir leur engagement originel à d’autres vecteurs d’émancipation collective – de la science à la révolution des mœurs – qui peuvent donner le sentiment, si on les analyse selon un prisme anticolonialiste, qu’ils forment un tout typiquement occidental, hérité des Lumières, auquel les laïques resteraient attachés sans mesurer en quoi il peut passer pour un symbole de domination idéologique séculaire. Il y a donc matière, sur ce sujet de plus en plus complexe, à de nouveaux positionnements – et en particulier à des convergences, sur des points précis, entre les deux grands courants de pensée dont nous avons tenté de dresser ici l’idéal-type dans un but de clarification. Il reste que subsistera, sans doute, un débat de principe sur un élément-clé de la problématique : le droit, pour l’État, de prendre des mesures émancipatrices par la voie de la loi, et en particulier des mesures contraignantes qui ne consistent pas seulement à interdire des comportements manifestement inacceptables. Que la loi nous force à être libre, selon la formule fameuse de Rousseau, ou qu’elle nous incite à le devenir, reste contradictoire aux yeux de certains – même s’ils admettent par ailleurs (mais pas toujours sans réserve) une des concrétisations de ce paradoxe : l’obligation scolaire.