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Laïcité et féminisme, alliance problématique

Historiquement, l’alliance entre la laïcité et le féminisme – que l’on aurait pu penser couler de source contre un ennemi commun (l’Église) – n’est pas une évidence. Ces deux mouvements se sont inscrits dans des temporalités différentes avant de se retrouver, non sans contradiction, en 1989 autour, déjà, d’une affaire de foulard. Propos recueillis par Marc Jacquemain.

Dans L’intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube, 2006), vous défendez clairement que les « noces » de la laïcité et du féminisme sont ambiguës et surtout récentes.

On peut affirmer qu’il a existé en France, pendant le XIXe siècle et une partie du XXe, un anti-féminisme laïque. Les femmes étaient supposées être «naturellement» plus sensibles à l’autorité cléricale. Or, il y avait bien pendant la « guerre des deux France »[1.Conflit récurrent entre catholiques et républicains qui a perduré, sous des formes diverses, pendant tout le XIXe siècle et que la loi de séparation de 1905 ambitionnait de régler. (Ndlr).], une proximité particulière entre les femmes et le clergé mais pour deux raisons qui n’avaient évidemment rien à voir avec la biologie.

La première raison est qu’au XIXe siècle, pour une femme qui veut mener une activité sociale, par exemple être institutrice ou infirmière…, la voie efficace consiste à devenir «bonne sœur». Il y a donc un fort développement des congrégations religieuses féminines. Cette situation ne changera qu’au tournant du XXe siècle avec la progressive reconnaissance de la place des femmes dans certains milieux professionnels. Aujourd’hui, les historiens reconnaissent que le développement des congrégations fut bien pour les femmes françaises un des modes d’accès à l’émancipation.

La deuxième raison est une question de stratégie familiale dans une société encore largement paysanne. Beaucoup de petits paysans tiennent à limiter le nombre de leurs enfants, par peur de la dissolution à l’extrême de leur patrimoine agraire entre de trop nombreux héritiers. Cela signifie qu’ils doivent pratiquer «l’amour à semence perdue» comme le dénonce l’Église. Et dès lors, ils tendent à s’éloigner de la confession et de la pratique religieuse. Mais à part quelques milliers de libres-penseurs, tous ces hommes souhaitent pouvoir se marier à l’Église, faire faire leur communion à leurs enfants et être enterrés chrétiennement. Qui va maintenir le contact avec l’Église ? Les femmes. Les prêtres, eux, adoptent une attitude pragmatique : ils condamnent cette forme de contraception mais ne vont pas jusqu’à exiger des femmes qu’elles « se refusent » à leur mari. Cela arrange tout le monde. Lorsqu’un jeune curé se montre trop zélé, les femmes font à leur tour la grève de la confession et un abbé plus « compréhensif » a vite fait de ramener son jeune collègue à la raison. Donc, on le voit, la proximité spécifique des femmes avec l’Église durant la « guerre des deux France » constitue une véritable stratégie familiale dans laquelle les hommes ont une large part et les femmes ne sont pas « soumises » comme on le leur a reproché.

Mais le climat scientiste du XIXe siècle est propice à une interprétation largement biologisante de ces stratégies sociales. Ainsi, dans la Grande Encyclopédie[2. La Grande Encyclopédie. Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, 31 volumes (1885-1902). Consultable ici.], ouvrage de référence s’il en est, l’article « femme » insiste-t-il sur le fait que plus on est dans une société dite « civilisée », plus la différence physique entre hommes et femmes s’accentue. La femme serait «naturellement» plus crédule et donc davantage soumise au pouvoir clérical. L’homme serait « naturellement » rationnel. Cette « essentialisation » du comportement féminin est favorisée aussi par le fait que le mouvement anti-clérical est essentiellement un mouvement de sociabilité masculine – ce qu’il est encore parfois aujourd’hui.

N’y a-t-il donc au XIXe siècle aucun rapprochement entre laïcité et féminisme ?

Il y a heureusement des laïques nettement plus engagés à l’égard de l’émancipation féminine. Mais ils ne sont pas majoritaires. On crée des lycées de jeunes filles qui ne conduisent pas à l’Université. On refuse aux femmes les études de médecine parce qu’une « femme honnête » ne peut pas voir l’appareil génital d’un homme. Paul Bert, laïque favorable à l’admission des femmes en faculté de médecine argumentera plus ou moins en ces termes : « Où est le problème puisque vous êtes convaincus qu’elles échoueront au concours ? ». À quoi il lui sera répondu que «si les femmes se surmènent au concours, elles seront trop épuisées pour faire des enfants». Le mouvement de laïcisation et le mouvement d’émancipation des femmes ne se sont par ailleurs pas inscrits dans la même temporalité. En France, entre le suffrage universel masculin (1848) et le droit de vote des femmes (1944), il s’est écoulé près d’un siècle. C’est très long. Dans la plupart des pays, le décalage est de plus ou moins trente ans, soit une génération. Cela traduit bien l’existence de structures anti-féministes dans la longue durée. L’idée que les femmes doivent d’abord être émancipées du pouvoir clérical n’a aujourd’hui pas vraiment disparu. Elle est présente dans le débat contemporain.

Mais tout de même, les conquêtes féministes des années 1960 et 1970 sont bien liées à l’alliance avec la laïcité…

Il faut pour le moins relativiser. Les lois sur la contraception (1967) et l’avortement (1976) n’ont pas fait l’unanimité chez les laïques. Il y avait de fervents natalistes dans tous les camps, suite à la saignée des deux guerres mondiales. Ces lois sont évidemment fondamentales pour l’émancipation des femmes, mais la laïcité a été à cette occasion relativement peu évoquée. Un exemple parmi beaucoup d’autres : le mouvement Choisir avait fait alliance avec Paul Milliez, un médecin catholique, mais qui avait publiquement admis avoir pratiqué des avortements, notamment dans des cas de grossesses incestueuses. Le MLF[3.Le Mouvement de libération des femmes.] a beaucoup critiqué Choisir pour avoir noué cette alliance avec un homme et un médecin. Mais jamais le MLF n’a évoqué le fait que Milliez était catholique. Ce qui signifie bien que la question de la laïcité n’était guère perçue comme décisive par les féministes. Néanmoins, à travers ces combats, les mouvements laïques et féministes ont opéré des rapprochements.

Mais alors, que reste-t-il de l’idée de l’alliance «naturelle» du féminisme et de la laïcité ?

La véritable rencontre entre laïcité et féminisme, c’est 1989, la première affaire du foulard. C’est une rencontre ambiguë : il s’y mêle à la fois du féminisme et de l’anti-féminisme puisque au cœur de cette alliance, il reste l’idée que la femme est incapable de s’émanciper elle-même du pouvoir clérical. Là est la question centrale : est-ce la femme qui doit s’émanciper ou est-ce l’État républicain qui doit émanciper les femmes ? Ce qui unit les deux camps, c’est aussi l’idée du « citoyen abstrait », dépourvu de toute particularité, chère à la philosophie républicaine. Ainsi, les féministes qui ont combattu le foulard de manière virulente ont aussi combattu la loi sur la parité hommes/femmes en politique. Par exemple, Elisabeth Badinter considère que la loi sur la parité est pratiquement du communautarisme. C’est que cette loi rompt avec la logique universaliste du citoyen abstrait puisqu’elle reconnaît que le citoyen est sexué. En fait, la loi sur la parité a permis qu’on ait à peu près 16% de femmes à l’Assemblée nationale. La France n’est pas devenue communautariste, on est simplement dans une situation un peu moins inégalitaire. Cela montre bien que ces discours de la peur sont des discours fantasmés. Mais le plus intéressant, c’est de voir que ceux qui se veulent les défenseurs du « citoyen abstrait » abandonnent leur fiction et parlent de communautarisme chaque fois que l’on envisage une mesure qui pourrait réduire les discriminations effectives.

Et au moment de la commission Stasi[4.Commission de réflexion sur la laïcité, initiée par Jacques Chirac en 2003 et dont les recommandations ont notamment abouti à l’interdiction légale du port du voile dans les écoles.] et de la loi de 2004 sur l’interdiction du foulard, comment s’organisent les rapports entre féminisme et laïcité ?

En 2004, le féministe prohibitionniste était dominant. Mais c’était plutôt un féminisme de classes moyennes aisées, assez conformiste. Le féminisme hostile à l’interdiction était bien réel, mais outre qu’il était minoritaire, son discours n’a absolument pas été pris en compte dans les médias. Aujourd’hui, avec l’affaire de l’interdiction de la Burqa, les lignes bougent. Une partie du féminisme et une partie de la laïcité ont pris conscience qu’il y avait derrière l’idée d’interdiction généralisée une question de libertés publiques.

Pourtant, la Burqa, cela semble bien plus transgressif encore que le port du voile…

Oui, bien sûr. Il y a un consensus général sur l’idée de réglementer ces manières de se vêtir. Mais il n’y a pas de consensus sur l’idée d’une interdiction générale. Le fait est précisément que l’interdiction de la Burqa sort du champ de l’école et vise nos manières de faire dans l’espace commun. Un certain nombre de gens – je parle moins de l’homme de la rue, matraqué par les médias, que des associations – ont pris conscience que cette question pose un enjeu tout à fait réel sur le statut des libertés individuelles. La pression médiatique est moins unanime. Par exemple, le magazine Elle, qui était favorable à l’interdiction du voile à l’école, a souhaité m’interviewer pour avoir un opposant à l’interdiction de la Burqa. L’Union rationaliste a publié sur son site un texte très argumenté contre la Burqa et contre son interdiction. La libre pensée[5.Fédération nationale de la Libre pensée.] et la Ligue de l’enseignement ont également pris position contre l’interdiction. Cela traduit sans doute une prise de conscience – encore limitée – que derrière le « prurit prohibitionniste » il se pose bien des questions fondamentales de libertés publiques.


Extraits de La Grande encyclopédie (1885-1902) – article « Femme »

Ou comment s’exprime le sexisme sous couvert scientifique… (Ces passages viennent de plusieurs auteurs différents. Notons que d’autres passages dans l’article attribuent au moins partiellement la différence hommes/femmes au conditionnement social dont les femmes sont l’objet).

« Envisagée au point de vue de l’anthropologie et de la physiologie, c’est-à-dire au point de vue purement zoologique, la femme ne peut se définir que comme étant la femme de l’homme. Assurément, la phrase n’est point galante ; mais ni l’anthropologie ni la zoologie n’ont l’art de périphrases atténuantes ou des métaphores qui déguisent la pensée. Acceptons donc simplement la définition dans sa brutalité et envisageons la femme au point de vue strictement physiologique. Le rôle est quelque peu ingrat sans doute : c’est celui du numismatiste auquel, d’une médaille, il ne serait permis de considérer que le revers.» (p. 143)

« On peut, j’imagine, le dire sans blesser la femme et sans rien lui faire perdre de son charme et de sa puissance sur l’homme : elle est, anatomiquement, moins bien organisée ; elle est moins résistante, moins vigoureuse. Cette infériorité anatomique incontestable se traduit dans tous les appareils, dans tous les tissus, dans toutes les fonctions : je ne parle, cela va de soi, que des tissus, appareils et fonctions communs aux deux sexes. » (p.143)

« La tête de la femme est, à tous les âges, plus petite que celle de l’homme et, le plus souvent, le crâne de la femme présente un ensemble de caractères qui le font aisément distinguer de celui de l’homme. Cette infériorité de volume est un caractère qui s’accuse d’autant mieux que l’on étudie le crâne de nations plus civilisées : le crâne de l’homme s’accroît sensiblement tandis que celui de la femme reste petit ; il ne s’accroît pas dans la même proportion que celui du sexe masculin. Il bénéficie donc moins des avantages de la civilisation : la femme, à cet égard, se perfectionne moins que l’homme (G. Le Bon) et à peine a-t-elle le crâne plus volumineux que ses sœurs préhistoriques. » (p.144)