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La politologue invisible

Le 14 avril, le magazine français L’Express titrait « La présidentielle française, une passion très belge » (article repris par Le Vif). À cette occasion, il a interrogé une série de Belges, journalistes ou politologues, et notamment Henri Goldman, le rédacteur en chef de la revue Politique, pour parler de son numéro consacré à la France vue de Belgique. Parmi ces Belges, aucune femme. Caroline Van Wynsberghe fait partie de celles qui n’ont pas été interviewées alors qu’elle a contribué à ce numéro. Voici ce qu’elle aurait pu dire.

N’y a-t-il que les hommes belges qui s’intéressent à cette élection ?

Caroline Van Wynsberghe : Clairement non. D’ailleurs, s’il ne fallait qu’une preuve, sur les trente contributions du dossier de Politique, un tiers sont rédigées par des femmes. Ce sont des points de vue affûtés qui sortent des thématiques auxquelles les médias cantonnent souvent les femmes. C’est logique, quand on connaît Politique, revue belge d’analyse et de débat. Comme les autres contributeurs de ce numéro, les contributrices sont des spécialistes des domaines qu’elles traitent. Certaines sont issues du milieu académique, d’autres de la société civile et de l’activisme. Il n’est donc pas question de l’âge ou du look de Brigitte Macron, de la passion – pourtant fort masculine – de Marion Maréchal-Le Pen pour la moto, ou encore de la conception toute particulière du statut de la femme au foyer par le couple Fillon. Dans ce dossier, des femmes parlent de la laïcité, des discriminations, de l’histoire migratoire française, non pas sur base de leur expérience personnelle (ce n’est pas un micro-trottoir), mais en se fondant sur leurs recherches universitaires ou sur leurs travaux et expériences professionnelles.

Le manque de visibilité des femmes sur les sujets politiques n’est pas qu’un souci d’experte frustrée et de candidate politique-challenger dans l’ombre d’un ténor de parti. Non, le CSA français l’a rappelé en imposant la parité parmi les interviewers du débat du second tour, la mixité doit également être une préoccupation des médias.

En tant que politologue, qu’auriez-vous souhaité ajouter à cet article ?

Caroline Van Wynsberghe : J’aurais commencé par rappeler que ce numéro de Politique a été rédigé il y a neuf mois et j’en aurais certainement profité pour faire une mise à jour de mon propre article (je ne suis spécialiste que de « mes sujets »). Henri Goldman m’avait demandé de traiter de la République monarchique française, en comparaison avec la Belgique, pays où les partis sont rois. J’avais écrit à propos de l’hyperactivité présidentielle française qui « traduit probablement la dérive contemporaine de la personnalisation de la politique, telle qu’amorcée avec ce que Bernard Manin a identifié il y a vingt ans déjà comme « la démocratie du public », soit l’actuelle mutation de la démocratie parlementaire. Il s’agit d’un système politique où les gouvernants parviennent au pouvoir essentiellement grâce à leur talent médiatique ».  En complément, j’aurais souligné que je n’avais anticipé ni Macron (les politologues ne sont pas des Mme Irma en puissance), ni l’implosion – à ce point – des deux grands partis, mais que ce n’est que la conséquence logique des développements précédents. Tout au plus sommes-nous surpris de la vitesse à laquelle le système bipartisan français aura atteint ses limites. Ce n’est pas un changement de législation électorale ou l’apparition de nouveaux partis qui auront mené à la fin supposée (ce sera à confirmer sur le long terme) du clivage « gauche/droite », mais bien la personnalisation à outrance avec la complicité des partis politiques qui pensaient en tirer un avantage. Rétrospectivement, il est probable que ni Les Républicains, ni les socialistes ne feraient plus le pari des primaires. Bien entendu, les facteurs sont multiples et les causes nombreuses. Mes collègues politologues spécialistes des partis et des élections françaises ne manqueront pas d’analyser cette apparente rupture dans les prochains mois.

En tant que femme politologue, à quel défi êtes-vous confrontée pour faire entendre votre voix d’experte ?

Caroline Van Wynsberghe : Les défis auxquels les femmes expertes (ou les experts issus « de la diversité ») sont confrontées sont multiples[1. Dans son 3e numéro de 2017, la Revue Nouvelle a publié un dossier sur les experts médiatiques, avec un article sur la diversité des experts dans les médias signé par… Caroline Van Wynsberghe.]. Il faut d’abord bien entendu percer dans son milieu. On connaît le principe du plafond de verre et, même si les Universités – pour ne parler que d’elles – ont fait de nombreux efforts ces dernières années, la parité dans le corps académique reste encore un objectif à atteindre. Il en va de même pour de nombreux postes à responsabilités. Mais une fois l’expertise reconnue dans son milieu, il faut encore se faire connaître des médias. Les journalistes disposent le plus souvent de peu de temps pour contacter la personne qui correspondrait parfaitement à l’expertise recherchée. Par facilité et efficacité, ils ont tendance à contacter des personnes qu’ils connaissent et qui, typiquement, sont des hommes (blancs et de plus de 40 ans). Sans la bonne recommandation ou sans l’expert qui déclinerait une demande d’interview au bénéfice d’une femme plus experte, il est difficile de pénétrer le cercle fermé des experts médiatiques. Mais veiller à la mixité dans les médias devient une priorité pour les médias eux-mêmes. Ainsi on peut relever l’intérêt d’une initiative comme Expertalia. J’ajouterais enfin qu’il y a des domaines et des sujets que l’on associe plus facilement aux femmes qu’une élection présidentielle française. Ainsi on interrogera peut-être plus facilement une pédiatre, une assistante sociale ou une femme… politologue quand une ministre se fait traiter d’hystérique. Sans doute faudra-t-il qu’une femme se fasse élire présidente pour qu’on interroge des femmes politologues.

Propos recueillis par Joanne Clotuche.