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La « particratie », pour le meilleur ou le pire

« Particratie » : un terme dont l’acception dans le langage courant a largement dépassé sa signification politologique pour désigner une dérive de la démocratie représentative, quand les partis politiques en arrivent à substituer leur propre intérêt à l’intérêt général.

Bernard Manin a étudié la manière dont ont évolué les démocraties représentatives à travers leur parlement et il pointe trois époques, trois types : le parlementarisme, la démocratie des partis et la démocratie du public. Selon lui, ce qu’on appelle le déclin de la démocratie (parlementaire) n’est pas avéré. Par contre, le système a connu des mutations, ce qui explique qu’on ne se retrouve plus aujourd’hui dans le dispositif d’origine qui modèle sans doute encore beaucoup nos préjugés. Si le parlementarisme était synonyme de lien de confiance entre deux notables – l’électeur et son représentant – et de discussions au sein du parlement, la démocratie des partis introduit un intermédiaire dans la chaîne de délégation : le parti politique. Alors que le droit de suffrage vient d’être ouvert au plus grand nombre, on peut considérer qu’électeurs et élus s’appuient désormais sur les programmes politiques au moment de voter. Enfin, avec l’évolution des moyens de communication et d’information, la démocratie du public fait la part belle à l’image. L’élu se trouve ainsi dégagé de toute contrainte et responsabilité, puisque son mandat repose sur ses talents de communicateur.

« Les responsables politiques sont de plus en plus soumis à des pressions de diverses origines et on attend d’eux qu’ils aient réponse à toute sollicitation. »

Il est probable que nous nous trouvions aujourd’hui dans une situation mixte qui combinerait les deux derniers idéaux-types. Le caractère particratique du système belge, sorte de variante de la démocratie des partis, combiné à la dictature de l’image, mais également à d’autres facteurs que nous soulignerons (notamment le dispositif institutionnel, les nominations politiques ou le manque de prise en compte de la « nouvelle sociologie »), renforceraient le déficit démocratique de notre société.

Démocratie des partis ou particratie ?

L’expression consacrée « démocratie parlementaire » met en évidence deux éléments. D’une part, une assemblée (voire deux à l’époque où le Sénat jouissait des mêmes pouvoirs que la Chambre) est élue par le peuple et dispose du pouvoir législatif, selon le principe de la démocratie représentative. D’autre part, cela signifie que le gouvernement est responsable devant le parlement qui lui accorde sa confiance ou peut la lui retirer. Ce système, qui n’est pas propre à la Belgique, n’y fonctionne cependant qu’à la condition que le gouvernement obtienne un soutien indéfectible garanti par les partis de la majorité. En effet, le degré élevé de fragmentation du paysage politique rend la formation de coalitions gouvernementales inévitables, mais également potentiellement instables sans cette assurance.

On peut définir la « particratie » comme un système où la décision politique revient aux partis plutôt qu’aux institutions. Un gouvernement par les partis en quelque sorte. Le rôle de l’électeur belge se cantonne à fixer les rapports de force entre les partis. Ces derniers vont, en fonction des affinités personnelles, des programmes ou des circonstances, décider de qui gouvernera et procéder aux arbitrages nécessaires pour la rédaction d’un accord gouvernemental fixant les priorités et définissant les politiques à mener par la majorité. Dans ce contexte, la marge de manœuvre des parlementaires, singulièrement ceux issus de la coalition, se voit considérablement réduite. En effet, seule la discipline de parti permet d’assurer le bon déroulement du vote d’une loi et, ainsi, le maintien de la coalition. Si l’on occulte cette « qualité » du système, le parlementaire est plus vu comme un représentant ou un agent de son parti qu’un représentant du peuple. Ainsi, peu de lois votées le sont à l’initiative de parlementaires ; le gouvernement a clairement la main en la matière. D’autant plus que des mécanismes de délégation des pouvoirs du parlement au gouvernement existent. Les plus courants sont les arrêtés (royaux ou ministériels), mais cela peut aller jusqu’aux pouvoirs spéciaux, en passant par les lois-cadres et lois-programmes. Cependant, nos représentants ne chôment pas pour autant (voir la contribution de Régis Dandoy dans ce numéro).

Selon le principe de la démocratie représentative, les parlementaires se doivent de représenter les préférences politiques de leurs électeurs, ainsi que la parfois grande diversité de ces derniers. Mais à cause de la fragmentation du paysage politique et du croisement des clivages, les candidats et mandataires sont invités à se positionner sur un nombre de plus en plus important d’enjeux, tout en restant loyaux au parti et fidèles à son programme. Il est donc difficile d’adopter des positions modulées ou adaptées. Pourtant, les responsables politiques sont de plus en plus soumis à des pressions de diverses origines et on attend d’eux qu’ils aient réponse à toute sollicitation. En témoignent les désormais classiques mémorandums de lobbies variés. Les associations et collectifs interpellent les partis et leurs mandataires à l’approche des élections en leur présentant leurs priorités relatives à telle ou telle thématique. Il est de bon ton d’en intégrer dans les programmes électoraux d’abord, et dans les programmes de gouvernement ensuite, les groupes de citoyens veillant au grain. Sorte d’alternative à la démocratie participative, ce type de pression permet d’accélérer la mise à l’agenda politique en court-circuitant le processus traditionnel – souvent lent – au sein de partis, mais risque de transformer les programmes politiques en catalogues de mesures pas toujours compatibles, chiffrées ou simplement réfléchies. Cette tâche a toujours jusqu’ici été assurée par les partis et leurs centres d’études qui disposent la plupart du temps d’une expertise large et variée, ce qui leur permet d’avoir une vision complète et cohérente sur les principaux enjeux qui traversent notre société. Cette maîtrise des thématiques et de l’agenda politique peut être vue comme une confiscation de la réflexion politique, devenue un quasi-monopole des partis (voir la controverse à propos du G1000 plus loin dans ce numéro).

« Comme la particratie est la version la plus radicale de la démocratie des partis, le clientélisme est la manière la plus poussée d’être à l’écoute de ses électeurs. »

Le véritable problème se pose sans doute plus en dehors du parlement et vise l’influence des partis dans différentes sphères de la société, qu’il s’agisse de nominations politiques ou du clientélisme par exemple. La politisation, définie par le Crisp comme la « prise de décision faisant primer l’intérêt des partis ou des acteurs politiques sur l´intérêt général », touche effectivement des domaines variés. La politisation de l’administration est sans conteste un des facteurs particratiques pouvant entraîner un manque de confiance des citoyens et donc un déficit démocratique. Cette dérive n’a échappé à personne, certainement pas au gouvernement « arc-en-ciel » qui s’était engagé sur la voie de la nouvelle culture politique dès 1999. Le Selor, qui remplace alors le Secrétariat permanent de recrutement (SPR), devait garantir la nomination des fonctionnaires sur base de leurs compétences uniquement (et rendre inutile l’adhésion à un parti uniquement pour l’avancement). La définition de mandats pour les top managers devait, par ailleurs, être gage d’ouverture vers des professionnels issus du privé et ainsi d’éviter des carrières toutes tracées, du favoritisme en interne ou du népotisme. On retrouve ce même partage d’influences dans toute la sphère publique ou assimilée sous les termes de lotissement ou de patronage. Ces volets de la réforme Copernic de l’administration publique auraient dû être combinés à une véritable révolution dans la culture politique : la suppression des cabinets ministériels. Ceux-ci, sorte de courroie de transmission entre les états-majors des partis, les ministres et l’administration, ont cependant survécu. Ils trouvent leur raison d’être dans la nécessaire coordination des acteurs politiques pour garantir la stabilité du gouvernement, mais également dans la grande méfiance (mais réciproque) qu’ils peuvent nourrir vis-à-vis de la fonction publique précisément politisée, l’alternance politique créant évidemment des décalages entre des nominations politiques antérieures et la coalition en place. Ce mode de fonctionnement constitue ni plus ni moins un cercle vicieux qui, même quand il arrive à être enrayé, ne peut empêcher que la suspicion soit toujours jetée autour d’une nomination.

Démocratie du public et clientélisme

La démocratie du public fait la part belle à l’image, ce qui n’est pas sans influence sur le résultat des élections ou même les règles présidant à celles-ci. En Belgique, le suffrage se fait selon le principe de la représentation proportionnelle. L’électeur peut voter en case de tête, validant ainsi l’ordre établi par le parti, ou il peut attribuer sa voix à un ou plusieurs candidats préférentiellement. Depuis que l’effet dévolutif de la case de tête a été réduit de moitié, accordant ainsi un poids plus important aux voix de préférence, on note une augmentation du nombre d’élus indépendamment de l’ordre de liste sur laquelle ils se présentent, c’est-à- dire sur base des votes préférentiels. Ce système de personnalisation accrue de la politique a été justifié comme une manière d’affaiblir le pouvoir des partis et de renforcer l’influence des citoyens. Or, la démocratie du public, dans une illusion démocratique, n’est pas à même d’enrayer ce qui pourrait être la spirale du déficit démocratique. La source du problème a simplement été déplacée. L’électeur vote pour des personnes qui ont parfois été parachutées ou qui se présentent sur les listes parce qu’elles sont populaires (parfois siégeant déjà à d’autres niveaux) et qui ne sont pas toujours disposées à occuper leur poste, alors que leur poids personnel leur permet de court-circuiter l’ordre de la liste. La grande rotation des cadres, passant d’une assemblée à l’autre, n’est pas de nature à clarifier les enjeux et la répartition des compétences dans le chef des électeurs. Par ailleurs, cette situation empêche de développer des projets de long terme et avec des partenaires.

« Les universitaires sont surreprésentés (plus de 66% des membres de la Chambre), tandis que seuls 6% des députés n’ont qu’un diplôme du secondaire. »

Quand on évoque la particratie en Belgique, on pense inévitablement au clientélisme. Cette variante électoraliste de la politisation vise à capter des votes en échange de services divers. Les exemples traditionnels sont l’obtention d’un logement social ou l’obtention d’un emploi dans une administration ou encore l’attribution d’un marché public. Comme la particratie est la version la plus radicale de la démocratie des partis, le clientélisme est la manière la plus poussée d’être à l’écoute de ses électeurs. La frontière est parfois mince entre ce qui relève de ce que l’on est en droit d’attendre du mandataire et ce qui peut constituer une forme de corruption, entre ce qui est acceptable démocratiquement parlant et même sain et ce qui est un abus. Soulignons encore que les mandataires politiques ne sont pas nécessairement formés ou informés de ce qui relève de leurs missions et des limites de leur mandat. C’est évidemment aux partis politiques de veiller à cette partie- là de la socialisation politique de leurs cadres.

Démocratie « représentative » ?

Notre système électoral vise à garantir la plus grande représentativité possible, mais il y a lieu de s’interroger sur celle-ci précisément. Le scrutin proportionnel a été introduit à la fin du XIXe siècle à une époque où le suffrage universel n’était pas encore (totalement) consacré : certains hommes étaient plus égaux que d’autres et disposaient de plusieurs voix (suffrage universel tempéré par le vote plural), alors que les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1948. Accorder le droit de vote constitue la première étape dans la représentation d’intérêts spécifiques. Or, avec le vote des femmes, on s’est rapidement aperçu que leur accorder le droit de suffrage n’était pas suffisant pour les faire élire, d’où la mise au point de quotas allant jusqu’à imposer la parité sur les listes électorales. Malgré cela, la parité au parlement n’est toujours pas effective, notamment parce qu’entrer dans le milieu politique n’est pas aisé, la cooptation étant encore un moyen privilégié pour s’y introduire, ce qui n’est pas pour autant automatiquement synonyme de place en ordre utile. On peut transposer cette réflexion aux ouvriers ou aux personnes sans diplômes, par exemple. Ainsi, les universitaires sont surreprésentés (plus de 66% des membres de la Chambre), tandis que seuls 6% des députés n’ont qu’un diplôme du secondaire (rapport d’activité 2010-2012) En conclusion, côté pile, on peut saluer le rôle essentiel des partis lorsqu’ils garantissent la stabilité du système politique ou la prise en compte d’intérêts variés, minoritaires parfois, par des acteurs rôdés, mais côté face, la difficulté d’accès dans l’arène politique, ainsi que politisation et ses dérives creusent le déficit démocratique.

Références

Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1996, pp. 247-303.

Lieven De Winter, Patrick Dulmont, “Belgium: Delegation and Accountability Under Partitocratic Rule”. In K. Strøm, W. C. Müller, T. Bergman (eds). Delegation and Accountability in Western Europe. Oxford: Oxford University Press, 2003, pp. 253-280.