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La loi spéciale de financement pour les nuls

La loi spéciale sur le financement (LSF ou BFW en néerlandais pour Bijzondere Financieringswet) est depuis plusieurs mois en tête de l’ordre du jour des négociateurs fédéraux qui tentent de boucler un accord sur la sixième réforme institutionnelle en profondeur de l’État belge et accessoirement de former un gouvernement de plein exercice. L’attention médiatique soutenue autour des nouveaux mécanismes de financement public est en soi une performance à applaudir car souvent les sujets liant la mathématique, les tableaux aux constructions institutionnelles sont jugés trop complexes et donc trop peu « sexy » pour intéresser l’opinion publique. Or, savoir expliquer simplement où va l’argent du contribuable et la manière dont les élus décident des attributions budgétaires pour fixer les priorités font partie d’un principe élémentaire d’une démocratie. « Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées ». Cette citation de Winston Churchill a été ressortie par Sigfried Bracke, le numéro 2 de la N-VA, parti nationaliste flamand, pour mettre la pression sur l’ex-conciliateur royal Johan Vande Lanotte (SP.A) en pleine réflexion sur une réforme en profondeur de la loi spéciale sur le financement. Mais en fait, c’est quoi cette loi spéciale et comment décoder la logique derrière les chiffres ?

Il existe deux sources de revenus possibles pour les entités fédérées : soit une décentralisation de la perception de l’impôt (…), soit .la dotation :. la Région ou la Communauté reçoit directement du niveau fédéral une somme d’argent pour financer l’exercice de sa compétence (…).

L’actuelle LSF date de janvier 1989 (amendée plusieurs fois jusqu’à ce jour) et se fonde sur un principe essentiel assez facile à comprendre : depuis 1970, la Belgique se compose de Régions et de Communautés qui forment ensemble la structure d’un État fédéral (depuis 1993). Le passage d’un État unitaire vers un État fédéral a provoqué le partage du pouvoir entre le niveau fédéral d’une part et les entités fédérées (Régions et Communautés) d’autre part. La LSF définit justement la manière dont les Régions et les Communautés peuvent financer l’exercice de leurs nouvelles compétences. Par exemple, lorsque les Communautés sont chargées d’organiser l’enseignement sur leur territoire, cela implique notamment le paiement des salaires des enseignants ; lorsque les Régions doivent réparer les autoroutes, elles ont besoin d’argent pour payer les entreprises de rénovations. La LSF s’intéresse donc au système de financement des compétences des différentes entités : d’où va provenir l’argent et comment il pourra être utilisé par l’entité chargée de gérer une compétence.

Transferts pas très solidaires

Il existe deux sources de revenus possibles pour les entités fédérées : soit une décentralisation de la perception de l’impôt lorsque par exemple l’autorité régionale perçoit directement son impôt (sans passer par le niveau fédéral), soit la Région ou la Communauté reçoit directement du niveau fédéral une somme d’argent pour financer l’exercice de sa compétence, ce dernier système s’appelle la dotation. La LSF établit alors un tri entre les impôts fédéraux, régionaux et communautaires pour mieux partager les enveloppes en bout de course. Historiquement, c’est d’abord le système de dotation qui a été mis en place en Belgique, mais l’évolution politique du pays a poussé les négociateurs à avoir de plus en plus recours à la décentralisation de la perception de l’impôt garantissant ainsi une plus grande autonomie fiscale aux Régions par rapport au niveau fédéral. Simple à retenir aussi : seules les Régions (pas les Communautés) peuvent directement percevoir un impôt suite à une décentralisation (qu’on appelle parfois régionalisation), les Communautés bénéficient uniquement du système de dotation. Pourquoi cette interdiction ? La réponse réside dans la capitale : Bruxelles, une entité qui est reconnue constitutionnellement comme une Région à part entière (au même titre que la Flandre et la Wallonie) mais contrairement aux autres, Bruxelles n’est pas une Communauté (comme les Communautés flamande, française ou germanophone), elle héberge plutôt deux Communautés sur son territoire. À Bruxelles, les négociateurs ont estimé qu’il existait seulement deux types de citoyens (les francophones et les néerlandophones) et que leur reconnaissance se fondait sur l’exercice des compétences communautaires (enseignement, culture, matières personnalisables) et non de l’identification propre du citoyen bruxellois. Bruxelles n’étant pas une Communauté, elle doit donc compter sur les autres pour gérer ses écoles, sa culture et ses hôpitaux en fonction du réseau linguistique présent sur son territoire.

La majorité des polémiques et des débats politiques actuels portent sur la réforme du système des dotations (enveloppes fixes d’argent qui transitent par le niveau fédéral)

La majorité des polémiques et des débats politiques actuels portent sur la réforme du système des dotations (enveloppes fixes d’argent qui transitent par le niveau fédéral). Il faut donc comprendre l’appel de certains partis pour une plus grande autonomie fiscale et une plus grande responsabilisation des entités comme une volonté de transférer certaines dotations en impôts directement perçus par les Régions – avec comme possible effet, collatéral ou recherché, une réduction de la solidarité entre entités.

Clés de répartition en débat

Avant de pouvoir distribuer ses enveloppes (dotations), le niveau fédéral doit d’abord percevoir lui-même l’argent du contribuable et il le fait de plusieurs manières : l’impôt sur les personnes physiques ou IPP (sur la base de la déclaration de revenus à remplir annuellement), la TVA ou taxe sur la valeur ajoutée (une taxe que paye seulement le consommateur final d’un produit ou d’un service), l’impôt sur les sociétés ou les perceptions pour la sécurité sociale. La LSF ne s’intéresse qu’aux montants perçus via l’IPP (34,3 milliards d’euros en 2010) et la TVA (25 milliards), qu’elle distribue ensuite en partie aux Régions (9,8 milliards) et aux Communautés (18,3 milliards) en utilisant un pourcentage spécifique pour une dotation de base, un mécanisme de solidarité, une correction du « terme négatif » et du supplément « Lambermont ». Le problème se pose lorsqu’on s’intéresse justement au pourcentage spécifique qui détermine le montant de la dotation de base ou aux critères (IPP et TVA) qui influencent la taille des enveloppes partant du fédéral vers les entités fédérées. C’est ce qu’on appelle la problématique verticale de la clé de répartition. Avec l’apparition d’une problématique verticale, on ne pouvait évidemment pas s’empêcher de trouver une problématique horizontale et celle-ci surgit effectivement lorsqu’on discute de la manière de partager les enveloppes entre les différentes Régions et les Communautés (puisque la LSF se contente d’abord d’arbitrer entre fédéral et les autres). Une fois que l’argent est récolté, comment fait-on pour se partager les enveloppes entre les Régions et les Communautés ? On peut soit couper la pomme en trois, soit distribuer en fonction du nombre d’habitants, soit couper en fonction des besoins de chaque entité, soit tenir compte de la contribution de chaque entité au budget fédéral ? Bref il existe une liste infinie pour solutionner le problème, mais chaque critère a une influence majeure sur les moyens financiers d’une entité et donc sur l’avenir des gens qui y habitent. Avant 1989, la répartition des enveloppes entre les Régions se fondaient sur une clé de répartition basée sur trois critères (populations, superficie et contribution à l’IPP) qui aboutissait finalement au compromis « 1/3-1/3/-1/3 » entre la Flandre (populations), la Wallonie (superficie) et Bruxelles (contribution à l’IPP – même si à cette aune Bruxelles est tendanciellement perdante dans la mesure où les revenus de ses habitants s’affaiblissent relativement à ceux des Wallons et Flamands sur la longue durée). Mais ce système a été abandonné, en invoquant le principe du « juste retour », au profit d’un seul critère « contribution à l’IPP » provoquant (de 1989 à 2009) une forte hausse des revenus pour la Flandre, une quasi-stagnation pour la Wallonie et un net recul des revenus pour Bruxelles. Pour garantir une « capacité fiscale » dans chaque Région, et corriger légèrement le tir, un mécanisme de solidarité (payé par le fédéral) a été introduit qui tient compte de la moyenne nationale des impôts perçus par habitant et les Régions (Wallonie et Bruxelles) sous cette moyenne qui activent ce mécanisme de solidarité pour un transfert total de 1,15 milliard en 2010 (hors autres mécanismes de solidarité comme la sécurité sociale ou progressivité de l’impôt).

Risque de concurrence intra-étatique

La régionalisation des compétences a aussi provoqué le transfert de la perception de certains impôts directement par les Régions. Actuellement, les Régions perçoivent ainsi directement 12 types d’impôt (droits de succession, droit d’enregistrement, jeux et paris d’argent, transports…) pour gérer leurs compétences exclusives contrairement à des compétences partagées où l’impôt est également partiellement régionalisé. La proposition de scinder l’IPP entre une partie fédérale et une partie régionale entre ainsi dans cette logique de vouloir mieux décider du taux imposable régionalement sur l’impôt des personnes habitant sur son propre territoire. Un transfert de compétences et de moyens financiers devrait logiquement entraîner une diminution de la dotation du fédéral vers les Régions. Au lieu de toucher à l’enveloppe de dotation, un système de remboursement correctif baptisé « terme négatif » a été établi pour définir la part qu’une Région, ayant directement perçu un impôt autrefois empoché par le fédéral, devra rembourser au niveau fédéral pour garder son enveloppe initiale.

Changer ce système pour responsabiliser financièrement les Communautés (…) paraît impossible sauf à créer une sous-nationalité pour Bruxelles et prendre le risque d’accentuer une inégalité sociale encore plus grande entre les habitants de la capitale et les autres.

Venons-en maintenant à la question plus politique sur la LSF. La crise politique se cristallise notamment autour d’une critique à l’égard du système de financement actuel qui accorderait trop peu d’autonomie fiscale aux Régions. Deux chercheurs (André Decoster et Willem Sas) du think-tank Itinera Institute viennent justement de publier un rapport de 30 pages intitulé « De Bijzondere Financieringswet voor Dummies » (La loi spéciale sur le financement pour les nuls – LSF) qui décortique le mécanisme de la loi. Pourquoi, se demandent-ils, les Régions doivent-elles toujours composer avec les dotations et ne peuvent pas tout simplement carrément basculer dans un modèle où elles percevraient directement tous les impôts pour exercer toutes leurs compétences ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre la logique du « Fiscal Federalism » (fédéralisme budgétaire), expliquent les chercheurs. Cette théorie analyse le meilleur niveau pour exercer les compétences et le meilleur lieu pour percevoir les impôts. L’élément central de l’étude réside dans la découverte d’un écart entre le volume des dépenses décentralisées et le volume des impôts perçus au niveau régional de sorte que plus l’écart est grand (100%), moins la Région doit assumer une responsabilité fiscale. Une analyse de cet écart pour les pays de l’OCDE indique que l’écart de la Belgique est relativement haut, d’où la pression de certains acteurs politiques pour accentuer la responsabilisation fiscale des entités fédérées. Mais l’écart belge s’explique surtout par l’impossibilité pour les Communautés de percevoir directement des impôts puisqu’elles ne peuvent se baser que sur les dotations du niveau fédéral. Changer ce système pour responsabiliser financièrement les Communautés, et réduire l’écart, paraît impossible sauf à créer une sous-nationalité pour de Bruxelles et prendre le risque d’accentuer une inégalité sociale encore plus grande entre les habitants de la capitale et les autres. Enfin, à un moment où le premier combat progressiste réside dans une harmonisation fiscale européenne, seule à même de lutter contre le dumping social et fiscal interétatique, on peut se demander si la théorie du « Fiscal Federalism » ne fait pas l’impasse un peu trop rapidement sur les effets dévastateurs d’une concurrence fiscale intra-étatique !