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La gestion autrichienne de l’islam : un laboratoire européen ?

Début juin, l’Autriche faisait à nouveau la une des médias internationaux pour sa gestion de l’islam : son chancelier annonçait la fermeture de plusieurs mosquées soupçonnées de radicalisation et l’expulsion probable d’une soixantaine d’imâms – tous turcs, fonctionnaire de la Diyânet – et de leurs familles. La cause immédiate de cette décision : le leak dans la presse d’une reconstitution, par des enfants, de la bataille de Gallipoli qui s’était déroulé dans une mosquée liée à l’ATIB, la « branche autrichienne » de la Diyânet. Les enfants étaient en treillis, avec saluts militaires à l’appui, pour célébrer les martyrs de cette bataille fondatrice de la reprise en main de son destin par la Turquie moderne et tout ce qui va avec ce type de répertoire nationaliste.

 

L’analyse de cet événement est intéressante à plus d’un titre. D’un côté, on pourrait se féliciter de voir un gouvernement européen décider enfin de prendre par les cornes le taureau du financement étranger de l’islam européen et des appels à la violence, quitte à mettre à mal les relations diplomatiques avec un pays d’origine (en l’occurrence, la Turquie) et à se fâcher avec une partie de sa population d’origine étrangère. D’un autre côté, le diable étant toujours dans les détails, il importe de mettre en évidence un certain nombre d’éléments qui rendent cette décision très questionnable, même si l’intention initiale est certes louable.

 

Le gouvernement actuel, en coalition avec le FPÖ d’extrême-droite, prend peu de risques pour sa popularité en se mettant à dos l’électorat de la diaspora turque autrichienne : ce n’est pas son cœur de cible. Au contraire, à son plus grand bénéfice, il cultive surtout, vis-à-vis de son propre public ainsi que du reste de l’électorat « majoritaire » de la population autrichienne, son profil de « dur en affaires » qui va mettre « de l’ordre dans tout ça ». Une ligne d’action similaire à celle de la N-VA flamande sur la question migratoire ou de la sécurité : il s’agit de s’adresser à tou·te·s celles et ceux qui souhaitent une politique « plus ferme ».

Espionnage de la diaspora turque, en particulier après le coup d’état manqué

Paradoxalement, il est surprenant qu’une telle décision tombe à l’encontre des mosquées liées à la Diyânet, surtout si l’on prend en compte les accusations de financement de terrorisme et de discours radicaux. On sait depuis longtemps que l’immense majorité des mosquées ne sont pas vectrices de l’idéologie djihadiste. Encore moins celles liées à la Diyânet, ministère des affaires islamiques de l’État turc qui, même sous contrôle d’un gouvernement AKP, n’a aucun intérêt à cultiver ce genre d’idéologie au sein de sa population (ce qui n’empêche pas l’existence d’intérêts communs entre l’État turc et Daesh sur d’autres aspects, notamment l’élimination des indépendantistes kurdes). On aurait pu reprocher, légitimement, bien d’autres choses à ces mosquées liées à la Diyânet qui auraient constitué des motifs suffisants, dans un contexte grandissant d’incitation à la violence et au repli sur soi pour les sanctionner : espionnage de la diaspora turque, en particulier après le coup d’état manqué de 2016 (la Ministre N-VA Homans prendra des mesures contre la mosquée de Beringen à ce titre) ; mission permanente de contribution à la non-intégration de ses fidèles dans leurs sociétés européennes pour les maintenir captifs de leur lien avec l’État turc au travers de discours qui ne s’intéressent qu’à la Turquie ; discours récurrents sur les « ennemis du peuple turc », de l’intérieur ou de l’extérieur (dont les pays européens), parfois nommés ou pas, mais entretenant un climat général de suspicion et de rejet envers les opinions dissidentes, etc. ; contribution à la perpétuation d’un nationalisme pouvant s’exprimer de manière très violente…

 

Quant à mettre cette affaire de la commémoration de la Bataille de Gallipoli – dont on ne peut que regretter le militarisme et l’embrigadement des enfants dans cet imaginaire nationaliste – sur le même pied que la propagande et l’incitation à la violence abjecte de type daéshiste, c’est opérer une dangereuse confusion des registres. S’il est légitime et nécessaire de questionner la façon dont est transmis le roman national d’un pays tiers à des enfants issus de sa diaspora, on ne peut non plus identifier la théâtralisation d’une scène commémorative avec un camp d’entraînement au djihâd. Cela contribue à confiner culture d’un pays tiers et religion islamique dans un même imaginaire, ainsi que faire s’équivaloir tout ce qui pourrait relever de l’islam avec Daesh. C’est un jeu dangereux pour la cohésion sociale qui contribue à la stigmatisation de pans entiers de la population. S’il est plus facile pour un gouvernement de communiquer de cette manière et de se donner des airs de contrôle de la situation, personne ne sait encore comment il est possible de « refroidir » les esprits après la diffusion de ce genre d’amalgames à large échelle et dans la durée.

 

A cette aune, on ne peut que s’étonner que la décision du gouvernement autrichien ne vise que les seules mosquées relevant de la Diyânet, et non pas celles de Millî Görüş, le mouvement turc islamo-nationaliste fondé dans les années septante par Necmettin Erbakan pour reprendre le pouvoir en Turquie et qui a, en dépit de ses divisions internes, constitué la base militante de l’AKP. Car, aujourd’hui, entre la Diyânet et Millî Görüş, les différences idéologiques sont aussi épaisses qu’une feuille de papier à cigarette, le grand patron, ultimement, étant le même homme fort, Recep Tayyip Erdoğan. Pourtant rien. A ce jour, aucun imâm d’une mosquée Millî Görüş ne semble avoir été mise sur la sellette. Plus étonnant encore, il existe également en Autriche l’un ou l’autre centre islamique connu pour des positions extrêmes, proches de Daesh. Ils n’ont pas encore été fermés, ni même inquiétés – peut-être pour des raisons de sécurité intérieure et de contre-espionnage, allez savoir. Ainsi, l’essentiel de la pression se fait à l’encontre de l’islam pratiqué par la diaspora turque, alors que les communautés issues des Balkans ou d’autres régions du monde, parfois plus conservatrices encore, semblent bénéficier d’une relative indifférence politique. Toujours est-il que les musulman·e·s du cru, elles et eux, constatent le deux poids-deux mesures de leur gouvernement, renforçant un sentiment d’injustice et de victimisation qu’il n’est jamais bon d’entretenir.

Il faut tout faire pour s’opposer à la Turquie

Dans toute cette affaire, on ne peut faire l’économie non plus du sentiment produit par un imaginaire d’« ex-colonisé » au sein de la société autrichienne, avec toutes les réserves, bien sûr, liées à la position contemporaine de l’Autriche dans la structure de domination blanche. Mais ces lunettes ne sont pas inutiles : en Autriche, comme en Hongrie, une mentalité d’« ex-colonisé » reste très prégnante. L’envahissement et la vie sous tutelle de l’Empire Ottoman, plusieurs siècles auparavant, n’arrive pas à être digérée et constitue une des lignes de force de l’imaginaire nationaliste : il faut tout faire pour s’opposer à la Turquie dont chaque mouvement est lu comme une volonté de reconstituer son empire passé et de reprendre possession de ses anciens territoires – maintenant par l’envoi d’une « cinquième colonne ». Cet imaginaire pervers contribue à expliquer l’opposition de fond, parfois systématique, de l’Autriche à la Turquie, du dominé, devenu dominant, envers son ancien maître, maintenant dominé, mais en passe de redevenir dominant. L’occasion était ainsi trop belle, qui plus est pour un gouvernement de coalition avec le FPÖ, d’envoyer un pied de nez à la Turquie et d’affirmer sa volonté d’indépendance diplomatique. Un « même pas peur » pathétique car finalement mal ciblé. Mais le rôle de l’Autriche dans l’épaississement du rejet de la Turquie au sein de l’Union Européenne ne doit pas être sous-estimé.

 

Presque deux mois après ces annonces fracassantes, rien ne semble avoir vraiment bougé, la mise en place de procédures d’expulsion n’étant jamais une mince affaire. Cette situation est très révélatrice, en elle-même, de ce que j’appelle le « sécuritaire déclaratif » dont nous sommes largement abreuvé·e·s en Belgique également par les ministres N-VA (et pas que) : balancer des mesures fortes dans les médias et peu importe qu’elles ne soient pas toujours étudiées ni bien calibrées. Le but est de « faire le buzz » pour montrer au « bon peuple » qu’on « fait quelque chose » : annonces de mesures de contrôle de l’islam radical, d’expulsion d’imâms, de fermeture de mosquées ou de nouvelles législations contraignantes. Pas grave si cela ne suit pas dans la mise en œuvre, si ces décisions sont annulées, voire même si les moyens de leur mise en œuvre ne sont jamais alloués. On aura occupé l’espace médiatique le temps d’une journée, voire d’une semaine. Et le public sera passé à autre chose la semaine suivante par d’autres déclarations aussi fortes, peu de journalistes ayant le temps de prendre le recul nécessaire pour s’interroger sur leur suivi. A ceci près qu’à force de ne pas délivrer, on n’en finit pas de décrédibiliser la puissance publique : on annonce et rien ne suit derrière. La saga de l’expulsion de l’imâm extrémiste de Verviers en est un bon exemple (voir ici et ici). Un paradoxe de plus dans le discours de ces matamores qui ne cessent de clamer vouloir le retour de l’ordre tout en contribuant à le vider de sa substance.

L’argent de ses imâms transite par la fondation belge de la Diyânet

En élargissant la focale, il me semble que ces décisions du gouvernement autrichien doivent être lues, quelque part indépendamment de la présence du FPÖ à son bord, comme s’inscrivant dans une approche plus profonde de la gestion de l’islam en Autriche. En janvier 2015 déjà, le précédent gouvernement avait adopté une loi particulièrement sévère (ou équilibrée, selon le point de vue) sur les communautés religieuses musulmanes visant à interdire tout financement et ingérence extérieurs en contrepartie d’une meilleure reconnaissance (faculté de théologie islamique à l’université de Vienne, facilitation du halal, reconnaissance de congés religieux…). Contestée par la Turquie, qui était déjà largement visée par ces mesures, cette loi était en train d’entrer progressivement en œuvre, en dépit de la difficulté à générer les ressources nécessaires pour faire « tourner la boutique » à partir des seules ressources des musulman·e·s autrichien·ne·s qui ne figurent majoritairement pas parmi les plus nanti·e·s du pays. Et là encore, le sécuritaire déclaratif avait montré toutes ses limites : alors que le discours gouvernemental prêchait la fermeté (« Plus de financement depuis la Turquie ! »), le « deal off the record » conclu avec l’ATIB, relevant donc de la Diyânet, c’est que l’argent de ses imâms transite par la fondation belge de la Diyânet. Le financement était dès lors intra-européen et non plus directement de la Turquie – et tout pouvait continuer comme avant. Une belle leçon d’hypocrisie. Il semble que le gouvernement actuel soit en train de remettre cet accord en question, au grand dam de la Turquie.

 

L’Autriche est à la pointe de ce que j’avais nommé il y a bientôt trois ans une approche néo-concordataire, ou plutôt néo-consistoriale, de l’islam : en 1807-8, Napoléon Ier avait réuni les autorités religieuses de la communauté juive pour leur poser une série de questions à portée théologique auxquelles elles avaient eu intérêt à répondre dans le sens d’une inclusion des juif·ve·s dans la communauté politique française avant que cela ne tourne mal pour elles. Cette tentation à vouloir intervenir de manière de plus en plus affirmée dans l’organisation du temporel du culte islamique, puis dans sa théologie, me semble se confirmer avec les mois qui passent face à ce qui est perçu, tant par les pouvoirs publics que le majorité de la population, comme une incapacité chronique des structures organisationnelles musulmanes à proposer tant une analyse lucide des dysfonctionnements de leurs moyens de régulation interne sur les questions de la violence théologique et politique (djihadisme), de l’antisémitisme, des violences genrées, etc., que des pistes concrètes de sortie de crise. Face à ce qui est perçu comme une menace pour la sécurité publique et la cohésion sociale, les pouvoirs publics se sentent de plus en plus obligés et justifiés d’intervenir dans ces domaines, quitte à repousser leurs limites constitutionnelles en matière de relations avec les cultes. Avant d’arriver au stade, si rien ne bouge, de révisions constitutionnelles dans ce domaine, voire de décisions qui généreront des ordres législatifs inédits. Au vu des rapports de force actuels dans les sociétés européennes et l’érosion de la patience des populations majoritaires vis-à-vis des pratiques de l’islam, les gouvernements trouveront de moins en moins de résistance à ce genre de décisions, quitte à passer des lois d’exception pour lesquelles le soutien populaire pourrait être très large.

 

La situation autrichienne est donc un indicateur de tendance qu’il importe de suivre avec attention, sachant que les réactions de tou·te·s les acteur·rice·s du dossier sont suivies avec attention par les chancelleries européennes, dont beaucoup se verraient bien prendre des trains de mesures similaires dans les temps qui viennent.