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La chanson de Roland

La nouvelle est tombée en plein Euro de football, elle a aussitôt tout éclipsé, le sport et la politique, les élections en France, en Grèce et en Égypte. Ce week-end-là, il n’y avait rien de plus important à mettre en ouverture des Journaux télévisés français : Thierry Roland est mort ! L’information a occupé les treize premières minutes du JT de France 2, partagées en six sujets différents. Après quoi le présentateur a expédié le reste de l’actualité, Syrie, élections, travail clandestin, été pourri… avant de clôturer le journal par un dernier florilège du célèbre commentateur sportif. Peu importe que Roland eût quitté France 2 pour TF1 en 1984, ce n’était pas le confrère qu’on honorait mais la vedette populaire, la « grande gueule » de RTL, la voix haut perchée du football tricolore. Puis les hommages ont déferlé, tous les Ballons d’or français y sont allés de leur gratitude. À Kiev, les Bleus ont observé une minute de silence avant leur match (perdu) contre la Suède. À l’Élysée, le président Hollande s’est incliné au nom de toute la nation : « C’est avec tristesse que j’apprends le décès de Thierry Roland. Je tiens à saluer la mémoire de ce grand commentateur sportif, reconnu par tous, qui a consacré toute sa vie, avec passion et talent, au football français. » Bref, cette disparition, en tout cas vue de Paris, avait toutes les apparences d’un drame national. Mais ce drame et ce deuil ont été d’autant plus forts qu’ils ont pris aussitôt un tour ambigu. Impossible en effet, dans ce tourbillon de déclarations, d’articles, de montages visuels et sonores, impossible de ne pas citer ou faire réentendre ce que personne n’avait oublié : les propos vulgaires, l’humour xénophobe, et surtout le fameux commentaire du match Bulgarie-France de 1976, quand Roland avait traité l’arbitre de « salaud » après qu’il eut sifflé un penalty contre la France. On pourrait donc penser que la presse a fait là son travail en toute rigueur, à l’instar des journalistes-présentateurs esquissant une moue censément désapprobatrice à l’évocation de ces souvenirs. Ce serait une conclusion trop hâtive : le rapport de forces entre le deuil et la réprobation était totalement inégal. La gêne a même fonctionné comme le meilleur alibi du deuil, achevant d’embellir le portrait du défunt par cette touche de simple humanité, à la manière de l’« opération Astra » si bien décrite par Roland Barthes dans ses Mythologies. Et quand Philippe Bouvard, dans le même journal de France 2, a défini Thierry Roland comme « l’archétype du Français moyen », il jouait sur les mêmes faux-semblants. Moyen, vraiment, ce héraut national ? Oui, certes, Roland était un Français comme les autres, oui, ses joies, ses colères, ses réactions n’étaient sans doute guère différentes des leurs, mais non, il n’était pas Monsieur Tout-le-monde, il ne regardait pas les matchs à la télé, lui, il les commentait sur France 2, TF1 et M6 ; non, il ne parlait pas à ses copains de bistrot, il s’adressait depuis trente ans à des dizaines de millions de Français ! Il s’autorisait et les autorisait ainsi, le verbe haut, à penser bas. Ses phrases prononcées lors du match de 1976 méritent d’être citées mot pour mot : « Je n’ai pas peur de le dire, Monsieur Foote, vous êtes un salaud ! » Après le penalty raté par les Bulgares : « Y a un bon Dieu, y a vraiment un bon Dieu ! Quel scandale cet arbitrage, je n’ai jamais vu un individu pareil, il devrait être en prison, pas sur un terrain de football ! » Folklorisées par le temps, brusquement rediffusées partout dans cette France de 2012, où Sarkozy venait de friser la réélection au bout d’une campagne d’extrême droite, ces phrases reprenaient soudain tout leur sens et faisaient autrement froid dans le dos.