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Jürgen Habermas et le patriotisme constitutionnel

JÜRGEN HABERMAS (1929) est un philosophe et sociologue allemand de renommée internationale. Formé dans le sillage de l’école de Francfort (Adorno, Benjamin, Horkheimer, Marcuse…) dont le projet initial était d’accomplir une analyse critique des sciences sociales dans une perspective inspirée du marxisme, il sera la figure de proue de sa « Seconde génération » qui approfondira sa « théorie critique ». Penseur éclectique et auteur prolifique, passant de la philosophie aux sciences sociales et n’hésitant pas à intervenir dans les débats de société de son époque, il a publié de nombreux ouvrages traduits en français.
Dans sa présentation du « patriotisme constitutionnel » d’Habermas, Sophie Heine fait souvent référence au débat majeur de la philosophie politique contemporaine entre libéraux et communautariens. Pour éclairer ce débat, lire, de Pierre Ansay, Nouveaux penseurs de la gauche américaine, Charleroi, Couleur livres, 2011, ainsi que ses contributions précédentes à cette rubrique.

Jürgen Habermas est sans conteste l’un des penseurs majeurs de notre époque  Philosophe et sociologue allemand de plus de quatre-vingts ans, il a fait des contributions précieuses sur de nombreux sujets. Comme on ne peut présenter ici l’ensemble d’une œuvre aussi riche, on se concentrera principalement sur la dimension de ses écrits qui touche au lien entre identité et citoyenneté. Habermas étant à l’origine issu de la théorie critique de l’école de Francfort, qui a toujours eu à cœur le potentiel émancipateur des analyses et réflexions théoriques, on essaiera aussi de saisir la validité pratique de ses propositions [1.S. Mesure et P. Savidan, « La théorie critique », Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006].

Citoyenneté et identité nationale

Le terme de « patriotisme constitutionnel » a été formulé pour la première fois à la fin des années 1970 par un juriste allemand [2.D. Sternberger, Verfassungspatriotismus, Frankfurt, Insel, 1990.],.. mais c’est véritablement Habermas qui a contribué à le rendre célèbre en en faisant l’un des principes fondamentaux de sa philosophie politique. L’idée originale qui prévaut à l’élaboration de ce concept est que l’association entre la citoyenneté et l’identité nationale est le fruit de l’histoire et de contingences empiriques et que les dissocier est donc parfaitement faisable et constituerait une avancée historique majeure.

Le lien empirique entre ces deux notions apparaît selon Habermas dans le fait que l’identité commune suscitée par le patriotisme a favorisé l’émergence de la citoyenneté démocratique [3.J. Habermas, « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe », in J. Lenoble et N. Dewandre, L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Esprit, 1992, p. 22.]. Un « processus circulaire » de renforcement réciproque unirait ces deux éléments : le sentiment d’appartenance commune aurait facilité l’établissement de la démocratie qui, en retour, aurait renforcé la solidarité entre les citoyens [4. J. Habermas, « Warum braucht Europa eine Verfassung? », Discours à l’Université de Hamburg (retranscription dans Die Zeit, 27/2001), p. 5.]. Habermas insiste néanmoins sur le fait que l’association entre ces deux notions est purement liée au hasard historique et n’est pas nécessaire d’un point de vue conceptuel [5.J. Habermas, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, pp. 71-72.]. Dans l’idée de démocratie, c’est la pratique citoyenne et les principes justifiant cette pratique qui créent le lien entre les membres de la communauté politique plutôt que le fait de faire partie d’une même entité culturelle. Non seulement ces deux éléments n’entretiennent pas de relation nécessaire mais ils sont même antagoniques sur le fond et se traduisent dès lors par deux aspects de l’État nation toujours en tension : alors que la réalité politico- juridique de la citoyenneté se base sur des principes universels, le nationalisme est intrinsèquement particulariste [6.J. Habermas, « The European Nation-State: its achievements and its limits. On the past and future of Sovereignty and Citizenship », G. Balahrishnan (Ed.), Mapping the Nation, London, Verso, 1996, pp. 286-287.].

C’est ce qui explique le double aspect des réalisations de l’État nation : si la démocratie, l’État de droit et l’État providence découlent d’une dynamique universaliste, le nationalisme, par sa nature particulariste, a quant à lui permis de justifier de nombreuses invasions, oppressions et exclusions. C’est à partir de cette appréhension lucide du lien historique entre nationalisme et citoyenneté que Habermas élabore sa proposition de patriotisme constitutionnel. Ce dernier désigne un sentiment d’appartenance fondé non plus sur une identité culturelle commune mais sur des principes constitutionnels à caractère universel. Cette nouvelle forme d’allégeance est donc spécifiquement politique plutôt que culturelle, puisqu’elle repose sur la démocratie et l’État de droit.

Dans sa définition des principes constitutionnels, Habermas tente de dépasser l’opposition classique entre libéralisme et républicanisme, même si la « démocratie délibérative » qu’il appelle de ses vœux penche plutôt vers le pôle républicain. Elle accorde en effet une importance prédominante, toute républicaine, à la participation civique et à la formation d’une volonté politique commune à travers la délibération et postule dès lors que seules les décisions issues de ce processus délibératif peuvent prétendre à la légitimité [7.J. Habermas, L’intégration républicaine, op. cit., p. 281.]. Certes, selon un trait plutôt libéral, Habermas intègre les exigences de l’État de droit et des procédures institutionnalisées et considère que la volonté politique émerge autant de la société civile que de la sphère strictement politique. Il se distingue de la sorte des républicanismes qui s’opposent à la séparation entre société civile et État et considèrent que la souveraineté démocratique ne peut être limitée [8.Ibid, pp. 267-269 et p. 273.]. Malgré tout, le rôle capital qu’il confère à la souveraineté populaire et à la délibération dans la légitimité des décisions politiques l’éloigne des conceptions libérales percevant la démocratie comme un simple moyen au service des droits individuels [9.Paul Magnette, Judith Shklar, Le libéralisme des opprimés, éditions Michalon, 2006, p. 92.]. L’importance de la souveraineté dans sa pensée, tout comme la nécessité qu’il accorde à l’identité collective pour faire fonctionner les institutions politiques – en tension avec le principe même à l’origine du patriotisme constitutionnel – le rapprochent également de nombreux courants républicains qui ajoutent souvent à leur valorisation de la démocratie comme un bien en soi un patriotisme souverainiste.

Examinons à présent la manière dont Habermas a mobilisé le patriotisme constitutionnel pour apporter des réponses à certains enjeux fondamentaux pour les États nations européens.

Un rapport réflexif au passé

Cette nouvelle forme d’appartenance impose tout d’abord un rapport critique et réflexif par rapport à l’histoire de la communauté culturelle de référence. Dans une Allemagne de l’Ouest marquée par l’expérience nationale- socialiste, Habermas soutient qu’il n’est désormais plus possible d’adhérer à une approche classique du patriotisme et plaide à la place pour une perspective dite « post-nationale ». Alors que le patriotisme classique se fonde toujours sur une vision apologétique et magnifiée du passé national permettant de justifier un nationalisme agressif, l’appartenance post-nationale implique au contraire une relation critique à l’histoire, qui évalue cette dernière à l’aune des critères universalistes de démocratie et de droits humains. Autrement dit, tout n’est pas à retenir et à glorifier dans le passé national et il faut pouvoir faire le tri entre les événements conformes à ces principes universels et ceux qui s’y opposent. Pour Habermas, la République fédérale allemande était particulièrement propice au développement de cette vision post-nationale, étant donné son passé nazi, son ouverture à l’Occident, la partition du pays et une situation socio-économique favorable et il estimait même qu’elle tendait à y devenir la norme [10.J. Habermas, « A kind of settling of damages », N. S. Weber (Ed), The New Conservatism. Cultural Criticism and The Historians’Debate, Cambridge, Polity Press, 1989, p. 227.]. Lors de la fameuse « querelle des historiens » [11.Fin des années 1980, une polémique politico-historique opposa, en Allemagne de l’Ouest, ceux qui, comme Habermas, défendaient l’intentitonalité du génocide des Juifs, qui aurait été planifié avant la Seconde Guerre mondiale, aux « fonctionnalistes », pour qui l’assassinat des Juifs découla de l’évolution du régime nazi et de l’invasion de l’ex-URSS. (NDLR)], il oppose cette approche autocritique et réflexive du passé impérial et nationaliste allemand à l’entreprise de réhabilitation de l’identité nationale et de relativisation des crimes du passé tentée par plusieurs historiens conservateurs [12.Sophie Heine, « Les réquisits démocratiques et sociaux du Patriotisme constitutionnel », Politique Européenne, n°19, printemps, 2006, pp. 76-82. Pour un recueil des débats ayant animé cette querelle des historiens, voir : Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Passages, Paris, les éditions du Cerf, 1988.]. Il affirme que le passé de toute communauté nationale, loin de constituer un bloc homogène, est toujours truffé d’ambivalences et de contradictions. Pour progresser, il est dès lors nécessaire de critiquer les éléments régressifs parsemant l’histoire nationale et d’en tirer des leçons pour éviter de les reproduire [13.J. Habermas, A Berlin Republic. Writings on Germany, Cambridge, Polity Press, 1998, pp. 12-13.].

Cette dimension du patriotisme constitutionnel pourrait être appliquée à n’importe quelle communauté culturelle – nationale, européenne, religieuse ou autre. Et à l’heure où l’on observe une résurgence des discours identitaires fermés, souvent associés à une mythification du passé de la communauté en question, une telle approche de l’histoire serait la bienvenue.

Gérer la pluralité culturelle par l’intégration civique

Un autre domaine auquel Habermas a étendu le patriotisme constitutionnel concerne la multiculturalité croissante de la société allemande et des sociétés occidentales en général. Contre les réponses différentialistes de gauche ou de droite, il s’agit plutôt de réunir l’ensemble des citoyens autour de principes universels. Le patriotisme constitutionnel doit permettre de réaliser cet objectif en incitant les individus et les groupes composant la société à se retrouver autour de principes politiques communs malgré leurs différences culturelles.

Contre les réponses différentialistes de gauche ou de droite, il s’agit plutôt de réunir l’ensemble des citoyens autour de principes universels. Le patriotisme constitutionnel doit permettre de réaliser cet objectif en incitant les individus et les groupes composant la société à se retrouver autour de principes politiques communs malgré leurs différences culturelles. Il peut ainsi fonder un sentiment d’appartenance qui ne soit pas particulariste mais fondé sur des principes universels. Dans les termes habermassiens, il s’agit de séparer l’intégration civique, s’accomplissant par la citoyenneté commune, de l’intégration éthique, qui trouve sa réalisation au niveau des identités culturelles individuelles ou collectives plus particulières. D’un point de vue pratique, un État appliquant ces prescriptions peut solliciter l’allégeance de tous aux principes contenus dans la constitution mais ne peut nullement exiger l’assimilation des migrants ou des minorités culturelles à certaines valeurs particulières considérées comme définissant l’identité nationale. Si la pleine intégration civique des migrants et des minorités culturelles exige qu’on leur reconnaisse l’ensemble des droits de citoyenneté, Habermas s’oppose aux droits collectifs qui risquent, selon lui, d’une part, de réifier les groupes en question et, d’autre part, d’entrer en contradiction avec les droits individuels de leurs membres [14.J. Habermas, L’intégration républicaine, op. cit., pp. 226-228.].
Cette manière de gérer la pluralité culturelle, de prime abord assez libérale, présente en réalité certains éléments communautariens. Non seulement le patriotisme constitutionnel demeure une identité collective devant être adoptée par tous les citoyens mais Habermas estime que toutes les sociétés se caractérisent par une « coloration éthique » particulière, qui se reflète nécessairement dans les termes de l’intégration civique s’imposant aux citoyens. Autrement dit, chaque société est dotée d’une culture ou d’une tradition éthique propre qui influence l’interprétation des principes universels qui s’y réalise. Certes, cette identité commune est ouverte et fluctuante, plutôt que fermée et figée. Ses spécificités éthiques évoluent avec les changements affectant la composition culturelle de la population grâce à la délibération démocratique, ce qui se traduit par une redéfinition des principes politiques communs. Une société devenue plurielle suite à l’intégration de migrants doit donc certainement voir sa coloration éthique et ses principes politiques évoluer [15.Ibid., pp. 233-235.]. Toutefois, même si celle-ci est ouverte, changeante et démocratique, une identité politique commune partagée par l’ensemble des citoyens demeure essentielle pour Habermas.
Cette approche universaliste de l’intégration par la citoyenneté peut être très utile dans le contexte actuel de montée des discours xénophobes. On peut toutefois se demander si le maintien d’une référence patriotique, aussi démocratique et ouverte soit-elle, prémunit réellement contre les dangers communautariens. Ne serait-il pas salutaire de distinguer plus clairement l’identité et la citoyenneté quand on aborde la question de l’intégration des différentes cultures, autrement dit, d’utiliser uniquement le langage de la citoyenneté et des droits humains sans le compléter par une référence communautarienne ? Si l’on prend au mot l’intuition habermassienne originelle requérant de séparer identité nationale et citoyenneté, il n’y alors pas lieu de mettre en avant le besoin d’une identité partagé. Lier politique et identité comporte en effet certains dangers : ce mécanisme peut non seulement favoriser la création d’« out-groups » ensuite facile à dénigrer ou à exclure, mais il tend aussi à conférer une illusion d’homogénéité aux groupes culturels en question. Il n’est pas non plus indispensable d’unir ces deux dimensions. Dans une ligne philosophiquement plus libérale, on peut très bien exiger les mêmes droits pour tous les résidents d’un État simplement parce que ce sont des êtres humains. Nul besoin d’exiger une participation civique intense ou le partage d’une identité commune [16.Pour un développement plus détaillé de cette approche, je renvoie au deuxième chapitre de mon ouvrage Oser penser à gauche. Pour un réformisme radical, Bruxelles, Aden, 2010.].

Une conscience post-nationale face à la mondialisation

À partir des années 1990, Habermas a également appliqué ses concepts de patriotisme constitutionnel et de post-nationalisme pour justifier un renforcement de l’intégration européenne devant permettre de récupérer le pouvoir d’action politique fortement affaibli au niveau national [17.J. Habermas, A Berlin Republic, op. cit., pp. 177-179 ; J. Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, éditions Fayard, 2000 ; J. Habermas, « Das illusionäre ‘Nein der Linken’ zur EU-Verfassung », 11 mai, Perlentaucher.de, http://print.perlentaucher.de, 2005.]. La perspective post-nationale implique cependant qu’il est à la fois possible et souhaitable de développer des institutions démocratiques et sociales européennes sans que celles-ci ne reposent sur une identité nationale ou du même type. Habermas dénonce les opposants à la construction européenne parce qu’ils mobiliseraient une rhétorique « nationale- communautarienne » établissant un lien intrinsèque entre nation et citoyenneté. Il soutient au contraire que l’absence de nation européenne ne constitue absolument pas un obstacle à une intégration politique européenne plus poussée [18.J. Habermas, « Warum braucht Europa eine verfassung? », op. cit., p. 5. On peut souligner que l’analyse que fait Habermas des oppositions à l’Union européenne et au projet de Traité Constitutionnel européen est, à plusieurs égards, simplificatrice. Elle omet notamment le fait que plusieurs courants opposés à l’UE ne le sont pas avant tout pour des raisons identitaires mais pour des motifs sociaux et démocratiques. Je me permets à ce sujet de renvoyer à mon ouvrage Une gauche contre l’Europe ? Des critiques radicales et altermondialistes contre l’UE en France, éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 2009.]. Une forme postnationale d’appartenance devrait en effet mener à un patriotisme constitutionnel européen fondé sur des principes politiques plutôt que culturels. Comme on l’a dit plus haut, contrairement au patriotisme classique, le patriotisme constitutionnel est censé éviter les dérives d’exclusion et d’oppression en réunissant les citoyens autour des principes démocratiques et de l’État de droit. Notons que, pour Habermas, cela implique moins la disparition des identités nationales que leur relativisation, ce qui passe par leur soumission constante à la critique des principes constitutionnels. Il ajoute que l’Europe est un terrain particulièrement fertile au développement de cette forme nouvelle d’appartenance : d’une part, l’histoire récente des nations européennes leur a enseigné les dangers du nationalisme et, d’autre part, la création et le développement de la Communauté puis de l’Union européenne ont des fondements politiques plus qu’éthiques [19.J. Habermas, Sur l’Europe, Paris, Bayard, pp. 35-40.]. Habermas a d’ailleurs soutenu ardemment le projet de Traité constitutionnel européen, arguant qu’il représentait une avancée en ce sens [20.J. Habermas, op. cit., 2005.].

Le patriotisme constitutionnel recommandé par Habermas dans le cadre européen présente néanmoins des similitudes importantes avec le patriotisme conventionnel, ce qui permet de suggérer qu’il s’est mué en « europatriote » [21.J. Lacroix, « Pertinence du paradigme libéral pour penser l’intégration politique de l’Europe », Politique Européenne, n°19, printemps 2006, p. 31.]. Même s’il suppose une culture politique fondée sur des éléments universalistes, ce concept reproduit en effet le postulat selon lequel une identité commune serait indispensable pour faire fonctionner les institutions démocratiques. Selon Habermas, une identité européenne assumée serait nécessaire pour renforcer l’Europe en interne et sur la scène mondiale [22.J. Habermas, 2006, op. cit., p. 41.]. On retrouve par ailleurs dans ses écrits récents une glorification de la culture européenne face à certains « autres » – notamment quand il oppose les qualités de l’Europe aux défauts des États- Unis [23.J. Habermas, D. Schnapper, A. Touraine, « La nation, l’Europe, la démocratie », Cahiers de l’URMIS, n°7, juin, 2001, p. 5.]. Cette valorisation est justifiée par la conviction que les Européens sont dotés de vertus spécifiques – un « universalisme égalitaire », un plus grand sens de la justice sociale et une approche plus pacifique des relations internationales – qui expliqueraient les avancées démocratiques et sociales réalisées en Europe [24.J. Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, éditions Fayard, 2000, p. 111 ; J. Habermas et J. Derrida, « Europe : plaidoyer pour une politique extérieure commune », Libération, 31 mai et 1er juin 2003, pp. 4-6.].

Radicaliser Habermas

La dissociation entre identité et citoyenneté proposée par Habermas vaudrait la peine d’être conservée et radicalisée. Habermas s’est en effet arrêté en chemin : si son patriotisme constitutionnel constitue officiellement une critique des dérives du patriotisme classique, il a fini par reproduire plusieurs de ses caractéristiques. Même s’il doit se déployer au niveau européen et repose sur des principes démocratiques et ouverts à réinterroger sans cesse, il n’est pas aussi éloigné qu’il le prétend des approches nationales-civiques [25.Pour une analyse de ces courants en France, voir : J. Lacroix, L’Europe en procès : Quel patriotisme au delà des nationalismes ?, Paris, les éditions du Cerf, 2004.]. Les patriotismes se présentant comme progressistes reposent en fait sur une logique communautarienne proche de celle qui anime les nationalismes plus explicitement exclusifs puisqu’ils postulent également que les institutions politiques doivent être recoupées par une communauté morale ou culturelle. Or, pousser à son terme la séparation de l’identité et de la citoyenneté devrait au contraire nous éloigner de la perspective communautarienne pour nous rapprocher de celle du libéralisme philosophique : dans cette optique, les droits humains et la démocratie, voire le politique au sens large, devraient avoir un fondement autre qu’éthique, culturel ou moral et reposer davantage sur une logique fonctionnelle, autrement dit correspondre aux intérêts des membres de la société. Les identités, plurielles par essence, devraient donc se déployer au niveau personnel et de la société civile plutôt que constituer la matrice du politique. L’approche post-nationale, à condition qu’on la prenne au mot, devrait donc conduire à une interprétation plus libérale que celle réalisée par Habermas lui-même dans ses derniers écrits.

Revenir à l’intuition première du philosophe allemand en proposant une séparation nette de l’intégration éthique et de l’intégration politique permet de pousser plus loin l’approche réflexive de l’histoire alors que les traits communautariens qui apparaissent dans l’approche habermassienne de l’Europe ne permettent pas de se prémunir complètement contre le retour d’une glorification acritique du passé. Clarifier cette séparation permet aussi de penser des réponses réellement progressistes à la question de la diversité culturelle et à celle de l’intégration européenne.

Face à ces deux défis, il s’agit d’élaborer un « vivre ensemble » reposant sur des principes politiques communs plutôt que sur des valeurs définissant une identité particulière. Dans un langage libéral, il faut fonder le politique sur une conception du juste permettant la réalisation des droits de chacun plutôt que sur une conception particulière du bien. Cette vision politique commune doit notamment permettre à chacun de réaliser, individuellement et collectivement, sa propre conception du bien. En d’autres termes, le politique doit relever de la construction d’un projet partagé plutôt que d’une identité commune, ce qui permet de se protéger contre les simplifications et les dangers découlant des approches communautariennes. Comme le démontrent les associations fréquentes entre discours progressistes et exclusion des minorités, la tentative de Habermas de neutraliser les dangers du communautarisme en plaidant pour un patriotisme démocratique et ouvert a quelque chose d’illusoire. Moins que par son contenu – politique ou culturel, ouvert ou fermé –, l’identité commune est périlleuse quand on la considère comme la source de légitimité première de la communauté politique.

En revanche, il me semble essentiel de se réapproprier la défense habermassienne de l’agir politique et de dénoncer l’opposition simpliste de nombreux penseurs cosmopolites, non seulement au nationalisme mais aussi à la souveraineté. Dans un contexte marqué par des crises multiples – financière, industrielle, écologique et sociale – suscitées par un déficit flagrant de régulation, on a plus que jamais besoin d’une souveraineté démocratique effective pour garantir une application pleine et entière des droits humains. La question de l’échelle – régionale, nationale ou européenne – à laquelle devrait se déployer ce regain de souveraineté fait débat parmi les progressistes et ne peut être tranchée que par le débat politique et la mobilisation. Dans ces controverses, il me semble cependant capital de revenir à la mise en garde originelle de Habermas contre les risques que comporte un lien étroit entre citoyenneté et identité. L’enjeu serait donc de réhabiliter la souveraineté dans ses dimensions politiques et économiques comme moyen de mise en oeuvre des droits humains mais sans les associer à une rhétorique identitaire. Contre le Habermas europatriote, on devrait donc revenir au jeune Habermas, foncièrement méfiant envers le communautarisme. Autrement dit, de la souveraineté mais sans nationalisme ni euronationalisme.