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Import-export : d’office un peu louche…

Difficile de rêver d’un sujet plus impossible. Le test est à la portée de tous. Dans un café, lors d’un apéro clandestin au travail, au beau milieu d’une réception ou d’un meeting, il suffit de lâcher : « Et notre balance commerciale, qu’en pensez-vous ? » Effet garanti. Il y a des mots qui, aussitôt prononcés, prennent le teint des pestiférés. On peut causer salaire et pouvoir d’achat, faire programme sur les finances publiques et la répartition des richesses, convoquer l’opinion pour s’indigner des pleins pouvoirs du complexe oligarchique qui accumule par dépossession de 99% de la population – mais, la balance commerciale : on aura l’air d’un Martien. Ou d’un égaré, tâcheron de la Cité administrative Siège de la Banque nationale de Belgique, dans le centre de Bruxelles. (NDLR)… Ce serait une erreur, pourtant. Comme rien ne vaut un exemple, prenons-en un. Cela se passait voici quelques années, en 2006, à la une du quotidien économique et financier L’Écho. On y sonnait le branle-bas de combat sous un titre sorti droit d’une cellule de crise : « La Chine balance nos entreprises dans le fossé » L’Écho, 7 avril 2006. Le raisonnement martial contre le péril jaune était le suivant, cela ne manque pas d’être intéressant.

« Prenant son courage à deux mains, le quotidien va céder la parole à un banquier, gage de neutralité dans le journalisme économique. »

L’Écho note, pour commencer, que la balance commerciale de la Belgique, « traditionnellement en boni », a fondu comme peau de chagrin. Ensuite, que cette évolution désolante est pour une bonne part due à « la perte de compétitivité de nos entreprises ». Pour preuve : en un an, les importations de produits chinois ont progressé de plus de 32%. Dit autrement, traduit le quotidien, la concurrence des pays à bas salaires a frappé de plein fouet l’économie belge et ce n’est pas pour étonner : « Les rémunérations en Chine sont 95% moins élevées qu’en Belgique ». Que faire, docteur ? Prenant son courage à deux mains, le quotidien va céder la parole à un banquier, gage de neutralité dans le journalisme économique. C’est un émissaire de Dexia (pas encore décrédibilisé, à l’époque) et il va dire ceci : « Il est urgent d’agir. Le gouvernement, les patrons et les syndicats ont déjà convenu de maîtriser les hausses salariales ». Certes, conclut alors L’Écho, mais est-ce suffisant ? Le message est assez clair. Pour que les entreprises belges « sortent du fossé », il ne serait pas malvenu que les salaires s’alignent ici sur ceux des Chinois. Le quotidien ne va pas jusque-là mais c’est le raisonnement qui fait toile de fond.

Illusion d’optique

Donc, on aurait tort de rigoler de la balance commerciale. Elle compte. Elle vaut argument. Elle est, dans la vulgate économique, une pièce d’artillerie importante. Et elle pose par conséquent question : qui la pointe, pourquoi et contre qui ? L’intérêt du petit récit médiatique résumé ci-dessus est qu’il en livre le schéma classique. Si les entreprises peinent à exporter, il y a péril en la demeure pour l’économie du pays et c’est faute aux salaires trop élevés. D’où l’intérêt de voir cela de plus près. C’est ce que le réseau Éconosphères a jugé utile de faire le 25 mai dernier et non sans résultat. Comme le fera remarquer un des intervenants, Xavier Dupret, économiste au Gresea, le solde de la balance affichait, fin 2011, un déficit de 3,3 milliards d’euros, soit moins d’un pour cent du Produit Intérieur Brut, vraiment pas de quoi fouetter un chat. Mieux : un an auparavant, fin 2010, le solde était positif, de 4,4 milliards, ce qui signifie que la Belgique était alors créditrice vis-à-vis du reste du monde, c’est-à-dire, rappellera Dupret, tout sauf « un pays pauvre, un pays qui se vide de ses moyens – et c’est pourtant à ce même moment qu’on disait qu’il va falloir, chers travailleurs, faire de gros sacrifices ». Saperlipopette…

« Il y a plus grave. Relevée par plusieurs auteurs, c’est l’incapacité de la balance commerciale de décrire ce qui se passe réellement. »

Pour une bonne part, ce décalage entre la « perception » (le bruitage médiatique) et la réalité de la balance tient à sa construction, faite de multiples tiroirs, dont certains assez arbitraires pour ne pas dire idéologiques. Lorsqu’on entend des lamentations sur de piètres résultats d’exportations, il ne s’agit en réalité que (du tiroir) de la balance commerciale, sans doute la plus « noble », puisqu’elle indique dans quelle mesure les productions matérielles entrent au pays (pour être consommées) et le quittent (pour être vendues ailleurs en lui assurant des revenus) : si on paie plus sur les produits importés qu’on ne perçoit sur les produits exportés, il va forcément y avoir, à la longue, endettement, dépendance désagréable et immixtion d’experts étrangers – le Tiers-monde vit cela depuis des années mais aussi, depuis peu, la Grèce, voire la plupart des pays de l’Union européenne, pacte de stabilité oblige.

Trous noirs

Mais, donc, la balance commerciale n’est qu’un petit tiroir du montage. Il faut lui ajouter celui de la balance des services (les « invisibles » comme on disait joliment auparavant), puis celle des capitaux et des opérations financières, elle-même subdivisée pour inclure, dans les flux qui entrent et sortent, non seulement les investissements durables (implantation d’une filiale étrangère, par exemple) mais aussi le résultat de mouvements spéculatifs : investissements en portefeuille, en produits financiers dérivés, en titres de dette saucissonnés pour prétendre au statut d’actifs qui ne deviendront « toxiques » qu’après coup. Là, c’est le Fonds monétaire international (FMI) qui a voulu cela, en 1993, dernier en date des grands remixages dans le schéma des balances de paiements. On y trouve désormais des pommes et des poires aspirant à la ressemblance des cerises jumelles. L’intervention du FMI n’est pas la seule venue traficoter les chiffres. Frédéric Caruso, économiste de l’Institut statistique wallon (Iweps) et deuxième orateur invité par Éconosphères pour débroussailler le terrain, mettra le doigt sur d’autres « trous noirs » qui font trébucher. On parle souvent ici de ruptures de séries », terme qui désigne le fait qu’un ensemble de données a cessé d’être stable et qu’on ne peut plus comparer l’avant avec l’après. Pour l’historien, pour le citoyen, c’est gênant. Du passé, les experts ont fait table rase. N’existe pour eux que le présent, le très court terme, navigation à vue. C’est ainsi qu’après avoir pris comme critère le mouvement physique d’un bien, son passage au poste douanier de frontière, on en est venu à considérer plutôt celui de changement de propriété : si tel bien entre au pays mais reste acquis à son propriétaire étranger, il n’y a pas importation, ni a fortiori exportation. Ajouter à cela des effets ponctuels tels que la libéralisation du gaz qui va rendre impossible d’enregistrer, pour ces valeurs gazeuses, qui en ouvre le robinet, qui exporte et qui importe. Ajouter encore, dit Caruso, le fait que ces données sont « ventilées sans cohérence avec le lieu de production : on verra ainsi apparaître une exportation wallonne d’une marchandise dont il n’existe sur son territoire aucune production »… Il y a plus grave. Relevée par plusieurs auteurs, c’est l’incapacité de la balance commerciale de décrire ce qui se passe réellement. Savoir, en effet, qu’environ deux tiers du commerce mondial se déroulent à l’intérieur d’une même entreprise transnationale, d’un même propriétaire. Et à des prix fixés hors marché, hors concurrence, hors jeu de l’offre et de la demande (pierre angulaire de la théorie économique dominante, pour mémoire !). Ce commerce-là, numéro un en importance, a le don de fausser radicalement la vision qu’on a de l’échiquier. C’est que, pour juger de la « compétitivité » d’un pays, il y aurait lieu d’ajouter à ses exportations la valeur de toutes les ventes effectuées par les filiales de ses entreprises résidentes. Pour donner une idée des grandeurs : en France et aux États-Unis, ces dernières représentent trois fois le montant des premières. À garder cela en mémoire. À chaque fois qu’on entend dire que les exportations se dégradent (et que « dérapent » les salaires), avoir le réflexe : minute, papillon !