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« Il ne s’agissait pas d’une grève pré-révolutionnaire »

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La « Grande grève » était-elle vraiment été la « Grève du siècle » ? Quels contextes économiques, social et communautaire expliquent un tel phénomène ? En 2010, un tel événement peut-il encore surgir ? Entretien avec Jean Puissant, historien, président de la Fonderie (musée de l’industrie et du travail de Bruxelles)

Cinquante ans après les grèves de 1960-1961, quel tri faire entre l’imagerie des événements et la réalité ?

Jean Puissant : Il faut d’abord dire qu’il ne s’agissait pas d’une grève pré-insurrectionnelle ou pré-révolutionnaire. C’est un fantasme de penser de la sorte. Historiquement, il n’y a d’ailleurs pas eu de mouvement révolutionnaire en Belgique ni avant 1914, ni après : les grèves survenues n’ont pas été des grèves générales qui peuvent être considérées comme apportant la matrice d’un monde nouveau, pour reprendre les termes de Rosa Luxembourg… Certains disent qu’il s’agissait de la grève du siècle. Sans doute, du point de vue du nombre de journées chômées pour cause de grèves, mais pas nécessairement au vu du nombre le plus élevé de grévistes (certainement par rapport à leur nombre potentiel – 1913), de la longueur (1932) ou des résultats (1936). En revanche, elle est la plus importante incontestablement pour ceux qui l’ont vécue et qui témoignent aujourd’hui. Elle est l’événement social majeur des cinquante dernières années. On a évoqué le changement de paradigme à l’époque, d’entrée dans la société de consommation rendue possible par la croissance du niveau de vie, dans la société des loisirs. Or cette grève, massive et longue, était au contraire une grève anti-consommation, un phénomène spectaculaire de non-consommation de masse. Ce sont tout de même plus de cinq millions de journées de travail perdues, c’est-à-dire non payées, pour les grévistes. Il y a eu un arrêt brutal de la consommation pendant plusieurs semaines.

S’agissait-il de la dernière grève de l’ère industrielle ou de la première grève d’une nouvelle ère ?

Jean Puissant : La grève de 1960-1961, en Wallonie en particulier, est la dernière grande grève de l’ère industrielle. La société industrielle, c’est la fin de la révolution néolithique (agriculture et élevage, apparition des villes…). Michel Serres, dans un ouvrage récent, affirme qu’il a assisté à la disparition de l’ère néolithique en France (l’historien américain Eugen Weber évoque 1914). La révolution industrielle est une période brève (200 ans), brutale, violente de changement social, le passage d’une société rurale, agricole, autoritaire et religieuse à une société urbaine, tertiaire, démocratisée voire laïcisée (en tout cas en Europe occidentale).

Nous sommes aujourd’hui le nez sur le guidon et dans un ou cinq siècles, on partagera les périodes historiques différemment. On découpe aujourd’hui l’évolution du passé en tranches de plus en plus courtes. Le néolithique a duré des milliers d’années et on discute aujourd’hui sur la date du début de l’époque contemporaine : est-ce 1789, 1914 ou une autre encore ? Des dates séparées de quelques années seulement… La révolution industrielle, en cours ailleurs dans le monde de nos jours, effacera la chronologie, principalement européenne et politique, actuellement en usage.

Pourquoi une grève d’une telle ampleur a eu lieu en Belgique et pas ailleurs ? Y a-t-il une spécificité belge à cette grève ?

Jean Puissant : Si l’on se base sur la consommation d’énergie primaire et l’équipement en machine à vapeur, la Belgique a été la deuxième puissance industrielle du monde jusqu’en 1840. Relativement à sa population, c’est un pays parmi les plus industrialisés du monde, si pas le plus industrialisé après l’Angleterre avant 1914. À une époque, la Belgique était un peu la Chine d’aujourd’hui, en matière de développement économique et d’accumulation de capital basé sur un important « dumping social » (faiblesse des salaires, longueur de la journée de travail, mobilisation du travail des enfants et des femmes…) par rapport aux autres pays industrialisés. Entre 1918 et 1939, le niveau de vie de la classe ouvrière s’améliore, la législation sociale commence à exercer ses effets. En 1954, le pacte sur la productivité de signé entre le patronat et les syndicats prévoit de partager les fruits de la croissance. Entre 1947 et 1970, la main-d’œuvre va devenir, en moyenne, aussi voire plus coûteuse que celle des pays voisins et concurrents. Bref, il y a une véritable amélioration du niveau de vie, les salariés du secteur secondaire sont de plus en plus nombreux.

En quoi le contexte économique et communautaire peuvent-ils expliquer cette grève ?

Jean Puissant : On assiste, à l’époque, à un véritable basculement économique et géographique. La Flandre possède alors une réserve de main-d’œuvre, dont la Wallonie ne dispose plus (le taux de chômage y est deux fois plus élevé en 1958). La Flandre possède donc un avantage économique compétitif au moment où les moyens de transports se sont généralisés. Le minerai de fer puis le charbon disparaissent, il n’y a donc plus d’intérêt à investir dans l’industrie lourde en Wallonie. Un exemple très éclairant : Emile Mayrisch, patron de l’Arbed, achète les terrains de Zelzate, en 1927 déjà. Son plan : la sidérurgie maritime. En 1959, sont votées les premières lois de régionalisation de l’économie, le capitalisme flamand se développe (le Vlaams economiek verbond, l’ancêtre du Voka, voit le jour en 1926), il n’y a par ailleurs jamais eu de capitalisme wallon. La Société générale déplace ses investissements de la Wallonie (charbonnage) vers la Flandre. L’investissement étranger se fait plutôt en Flandre. Bref, économiquement parlant, la Wallonie n’est plus du tout en position de force (elle ne l’a jamais été politiquement sauf au milieu du XIXe siècle).

André Renard comprend bien cela. Il se dit que c’est maintenant ou jamais pour intervenir ?

Jean Puissant : André Renard, qui a porté les programmes de réformes de structures adoptés par la FGTB en 1954-1956, assisté par des chercheurs comme ceux de l’institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, se rend bien compte de ce basculement, tant social qu’économique. Par exemple, Renard voit bien que l’outil industriel wallon, vieilli, est en train de devenir obsolète au moment où l’Arbed et Cockerill s’associent pour créer Sidmar, à Gand, spécialisé dans la fabrication de tôles (dans le cadre de l’essor de l’industrie automobile). Renard voit bien qu’on développe la Flandre et lui dit que cela se fait au détriment de la Wallonie. On peut aussi parler de basculement social puisqu’en 1959, la CSC possède plus d’affiliés que la FGTB.

La grève de 1960-1961 fut-elle offensive ou défensive ?

Jean Puissant : C’est difficile à dire. Elle présente les deux facettes. On dispose de beaucoup d’études immédiates puis principalement à caractère non scientifique, sur les grèves de 60-61. Les faits sont donc bien établis, mais il n’existe aucune étude historique d’ensemble récente. Les grèves de 60-61 ne sont (toujours) pas un objet de recherches. Un récent colloque à Liège a tenté de modifier cette situation.

Une telle grève est-elle envisageable aujourd’hui ?

Jean Puissant : Il n’y a aucune raison de penser que les mouvements sociaux vont s’éteindre. Jamais il n’y a eu autant de salariés. Des grèves syndicales ponctuelles cherchent à influencer le rapport de force : grèves d’un jour, grèves dans certaines entreprises (Brink’s). Il y a encore et toujours une différence consubstantielle de vision, d’intérêt entre les employeurs et les employés. Pour caricaturer, les premiers estiment que les seconds n’en font pas assez et les seconds jugent qu’ils en font trop. La logique du patron et celle du salarié ne sont simplement pas les mêmes, que cela soit en termes de temps et d’intensité de travail par exemple. Il y a là une différence indépassable.

Pour conclure, quels auront été les effets politiques de cette grève ?

Jean Puissant : L’ensemble des dispositifs de la Loi unique n’ont pas été appliqués. La majorité politique a cédé, la « gauche gréviste » (PSB stable et PC en progrès) n’a pas perdu les élections qui ont suivi, comme la droite conservatrice l’avait pensé, un gouvernement travailliste a vu le jour, et puis on voit enfin l’amorce du front commun syndical entre la CSC et la FGTB. C’est donc un moment important du paysage politique et social belge.

(Propos recueillis par Henri Goldman et Jérémie Detober. Image de la vignette et en début d’article dans le domaine public et provient des archives nationales des Pays-Bas ; photographie de la manifestation contre la loi unique le 3 janvier 1961 à Bruxelles, prise par Wim van Rossem pour l’Anefo.)