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Halte ! De quoi la mobilité est-elle le nom ?

Enjeu économique, social, environnemental, voire culturel, la mobilité est un phénomène moderne complexe.

1. Mobilité : ce mot porte plusieurs significations (déplacement, circulation, transport…) quasi synonymes, impliquant qu’une personne ou un bien partant d’un point A arrive au point B. Les moyens employés varient : le corps, une machine. Dans tous les cas, une consommation d’énergie est nécessaire, dont la source est le pétrole (fût-ce pour les engrais). Mobilité signifie aussi élévation dans l’échelle sociale, ce qui entraîne souvent un changement de domicile… Dans tous les cas, la mobilité renvoie à l’espace rural et urbain. Ce texte se borne volontairement à la relation entre l’homme, l’espace et la voiture individuelle.

2. Phénomène social global, la mobilité soulève une question politique majeure qui touche dans le même temps les individus, les États et les relations entre ceux-ci. Accès à la mobilité se confond avec l’accès à l’énergie, donc l’accès au pétrole. Matière première qui devient rare et très coûteuse. Or, son utilisation est très ouverte : depuis la médecine au chauffage des habitations… le pétrole fonde la civilisation matérielle actuelle. Mais il est en même temps le facteur de sa destruction possible ; il justifie des guerres, il corrompt l’atmosphère. Le pétrole inquiète et pose en termes clairs l’avenir de la mobilité. D’où les politiques, les recherches, les tentatives visant à découvrir de nouvelles sources d’énergie et à diminuer la consommation du pétrole dans la mobilité, dans la climatisation des immeubles, dans la production industrielle. Mais ces actes et essais ne visent pas à diminuer la mobilité elle-même. La société, l’industrie et les individus la veulent « durable », dans le cadre d’une durabilité globale. Même dans une économie économe, aux objectifs de décroissance, l’impératif « bougez » reste d’actualité, sans être contredit par les « journées ou villes sans voiture » ni autre rappel. Critiquer la mobilité, rappeler l’urgence de sortir du cycle voiture-pétrole, est inaudible. Surdité renforcée par la crise frappant, ici, le secteur de la production des véhicules – et les emplois d’amont et d’aval –, et par le développement, ailleurs, d’une mobilité perçue comme un droit que n’altère pas la question environnementale.

3. N’est-il pas nécessaire, dès lors, de revoir le cadre critique de la mobilité, en tenant pour acquis les analyses écologiques, dont l’objectif vise la durabilité de la nature comme critère premier, en ouvrant une approche plus anthropologique et plus politique. Ceci renvoie immédiatement aux principes fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Si l’analyse écologique ne suffit pas à définir une politique substantielle, à quel cadre se référer afin d’éviter les solutions « cosmétiques » visant la pollution de l’air, luttant contre le bruit, évitant la multiplication des infrastructures, mais oublieuses des inégalités sociales et culturelles ? Ce faisant, il conviendrait aussi de ne pas perdre de vue la dimension cachée de la mobilité : l’acceptation cruelle des milliers de morts et de blessés que les « armes-voitures » produisent chaque année dans le monde. Une cruauté collective que l’Histoire ne pourra expliquer.

4. Les analyses critiques de la mobilité, pour transcender ses effets écologiques et moraux, doivent se tourner vers ses conséquences sociales, culturelles et politiques. Dans ce but, le recours aux outils de Marx ouvre des perspectives fructueuses et peuvent guider la recherche de solutions. Au cœur du marxisme, se trouve un constat : dans les relations de production, parce qu’il n’est pas maître des outils ni des matières qu’il travaille, ni des résultats de son labeur, le travailleur ressort divisé, scindé. Il perd (ou n’acquiert pas) son unité d’homme, disloqué qu’il est entre sa subordination et son désir de s’appartenir tout entier. Il est aliéné. La valeur de son travail, de son engagement, lui échappe et va à d’autres qui l’exploitent. La conscience de son exploitation lui fait désirer sa reconstruction au travers de son émancipation. Celle-ci, il peut l’entrevoir dans une perspective historique car il n’est pas seul, il fait partie d’une classe qui prenant conscience d’elle-même peut, par l’action, renverser le statut d’obéissance qui est le sien.

5. Le génie du capitalisme devant le danger de ce processus possible d’émancipation, de cette ré-unification, est d’avoir trouvé les moyens de maintenir cette rupture du travailleur en la prolongeant au-delà de la sphère du travail, par la consommation et par l’aménagement du territoire. Il fallait disloquer, séparer, les rassemblements dans les quartiers, les voisinages. Deux voies sont ouvertes : la production de masse qui génère une consommation abondante qui brise les solidarités locales nées dans la rareté des biens. Du coup, celles-ci perdent leur chaleur, leur familiarité ; ce que renforce l’efficacité d’un État-providence dont les aides abstraites suscitent des attitudes individualistes. (Notons que pour compenser le déclin des diverses aides, dû à l’émergence de la mondialisation, il est fait appel aux engagements individuels et non à la solidarité !).

6. Pour réussir cette disjonction du travailleur, entre en jeu l’aménagement du territoire qui impose l’application d’un principe d’isolement dans l’espace. Les lieux du travail, du logement, des loisirs consuméristes, d’éducation, de culture sont fragmentés, séparés. Cette fragmentation de l’espace en divers lieux se combine avec une fragmentation sociale : les valeurs foncières font le tri entre les gens en fonction de leurs ressources financières. Ainsi, la fragmentation du territoire isole les groupes qui ne se perçoivent pas, qui n’apprennent rien les uns des autres. Aliénation par incapacité de s’informer, de comparer directement, par contact.

7. La mobilité a pour fonction d’unir ces lieux imposés (entre domicile et travail… ) sans toutefois réunir la diversité sociale. Elle a pour sens de maintenir la séparation et ses conséquences culturelles (difficulté d’accéder aux autres et à leurs cultures) et politiques (vue partielle de la réalité globale). Elle ne noue pas la société globale, d’où l’insanité du slogan « ma voiture, c’est ma liberté ». Ces mots sont pure idéologie. Ils empêchent de voir la réalité, et donc participent à l’aliénation individuelle et collective : servitude volontaire à la mobilité, et partant à la voiture individuelle, acceptation de la rupture de soi. Mais ils imprègnent les consciences avec une force incroyable qui empêche toute remise en question, toute imagination devant la nécessité de résoudre la question écologique et de sortir de la crise économique. Fait observable aussi chez les responsables les plus conscients. De même que des gens pieux et honnêtes ne pouvaient concevoir une économie fonctionnant sans esclaves !

8. L’antinomie de la mobilité est le resserrement dans l’espace. Ce qui se confond avec la ville, que redécouvre la pensée marxiste avec Henri Lefebvre. La réunification dans ses fonctions et dans le chef de ses habitants est la condition d’accès à l’égalité par l’accès à la liberté. Héritage d’un patrimoine social, culturel, bâti sur lequel peut s’appuyer la vie politique sans mobilité, par la proximité des différences – contexte physico-social qui permet l’intelligence, par contact et observation directs.

9. L’accès à la ville n’est pas donné. Il appelle la politisation, le débat permanent car la ville aussi est l’enjeu de luttes âpres d’appropriation puisqu’elle est lieu de pouvoir et donc de domination. Son projet « naturel » d’être « maison commune » relève de l’action car le partage relève de la civilisation, de la reconnaissance de la liberté des autres. L’égalité ne se donne mais se bâtit. C’est bien pourquoi la ville ne peut donner ses fruits que si elle devient « cité ».

10. La mixité fonctionnelle (toutes les activités partout) et sociale (tous en tout lieu) séduit aujourd’hui les urbanistes et les responsables politiques dans le but discret de rapprocher les populations d’origine sociale et ethnique afin d’assurer un certain ordre public dans les quartiers. Pourquoi ne pas commencer par les transports publics ? Pourquoi n’y jamais voir les membres de la « middle class » ni un élu ?