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Haïti : émanciper les ressorts de la solidarité

Un an après le séisme, l’heure des bilans a sonné. Les questions fusent : où en est la reconstruction ? La vague de solidarité qui s’est manifestée au lendemain de la catastrophe a-t-elle pu venir en aide aux sinistrés ? Les promesses d’aide ont-elles été tenues ? Pourquoi compte-t-on encore tous ces camps ? Et, question ultime : qu’a-t-on fait de notre argent ? L’on trouvera facilement ailleurs tous les comptes et décomptes des ONG ainsi que les arguments à charge ou à décharge. Dès lors, notre propos visera non à répondre à ces questions mais à en interroger le sens. Nous voudrions tenter d’identifier les représentations mentales sous-jacentes à ce débat afin de construire une vision de la solidarité un tant soit peu émancipée.

Tu aurais dû réfléchir avant de donner

La première représentation mentale consiste dans l’impossibilité postmoderne de concevoir positivement la solidarité. Aujourd’hui, être solidaire, c’est ringard. Pourquoi ? Parce que la solidarité naît généralement d’une émotion et qu’il est de bon ton de se méfier des émotions. Nous vivons dans l’ère de la rationalité, mieux, de la réflexivité, pire, de l’objectivation…

Le problème de l’émotion ne réside pas dans le don qu’elle suscite mais bien dans le silence qui s’en suit.

Faire un don suite à une émotion, c’est tout simplement pitoyable. Il y aurait donc quelque chose de l’ordre du retour inexorable du scepticisme dans le débat actuel. « Qu’a-t-on fait de notre argent ? » cacherait un « Tu aurais dû réfléchir avant de donner ». Culpabiliser l’autre d’avoir été ému et d’avoir fondé un geste (le don) sur cette émotion. L’attitude actuelle des médias se fait l’écho du scepticisme contemporain qui distribue le doute comme on donne du riz aux affamés. Or, s’effondrer face à la misère du monde et pleurer de la douleur d’autrui sont des signes de bonne santé mentale. Certes, l’émotion passée, le citoyen se réveille, le blé fauché par les campagnes de récoltes de fonds (call centre de MSF, 12 12, alliance Croix-Rouge et JC Decaux…). On comprendrait dès lors qu’il demande des comptes et qu’il ne soit pas prêt à s’en laisser conter. Sauf qu’en bout de course, le citoyen-donateur n’est foncièrement pas perturbé d’avoir donné sur le coup de l’émotion. Il en est même fier. Il a été « in », dans le coup. Cela lui fait du bien de n’avoir pas été impuissant. Cela lui fait du bien d’avoir tendu la main. Cela lui fait du bien de s’être vu à l’action. Si on imagine mal les médias s’extasier unanimement devant le travail accompli sur le terrain de la catastrophe ; si l’on comprend qu’ils regrettent le manque de coordination de l’aide humanitaire, les montants non dépensés alors que tous les besoins n’ont pas été rencontrés, la lenteur de la reconstruction, l’arrogance des humanitaires… ; si le refrain de la critique à l’égard de l’aide d’urgence est devenu une ritournelle, force est de reconnaître que, année après année, l’assiette des donateurs grossit et les gens continuent à donner. Serait-ce que la puissance communicationnelle des ONG couvrirait le scepticisme spéculatif des médias ? Serait-ce que les gens ont plus besoin de soulager leur émotion que de connaître l’impact de la solidarité à laquelle leur geste a contribué ? Encore faudrait-il une communication performante dans la durée là où l’émotion est instantanée.

Les lendemains de pleurs restent atones

Parce que le problème de l’émotion ne réside pas dans le don qu’elle suscite mais bien dans le silence qui s’en suit. Nous n’arrivons pas à rendre crédible la possibilité de transformer l’émotion en mouvement d’opinion. Les lendemains de pleurs restent atones. Les donateurs qui avaient ouvert leur portefeuille face aux images insoutenables ne réitèrent pas leur geste dans la durée. Les responsables politiques qui s’étaient mués en porte-voix de la solidarité repartent sauver les banques. Et caetera. Ce que la catastrophe donne à voir est l’image d’un monde tel que nous ne le voulons pas. Ce que la catastrophe donne à penser, c’est le travail nécessaire à le changer. Or, ce travail ne se fait pas. Certes, l’éducation au développement prend-elle le relais. Mais, outre sa taille par trop modeste, elle est aussi possédée par le rationalisme ambiant et snobe l’émotion pour asséner ses analyses toutes faites. Communiqués de presse, conférences, campagnes…

La situation est d’autant plus cocasse que le débat réflexif sur la catastrophe se fonde sur un ensemble de mythes dont la rationalité peut être solidement critiquée.

J’eus préféré qu’elle distribue gratuitement la littérature haïtienne pleine de trésors. J’eus préféré qu’elle raconte par la farce comment ce peuple a été déjà mangé par 10 fois. J’eus préféré le dessin au texte, l’humour à la plaidoirie, l’expression qui suit l’émotion à la rationalité qui la tue. L’écueil sur lequel les tenants de la solidarité butent est de rejeter l’émotion pour y substituer la réflexion. Il n’y a pas de rupture entre les deux. Il y a un mouvement fondateur, un embrayage et une reformulation créatrice de sens. Construire du sens sur l’émotion permettrait de nourrir la solidarité. La gauche, gangrenée par les petits intellectuels sceptiques, ferait bien d’y penser. Les solidarités institutionnelles se construisent par sédimentation sur les solidarités chaudes. Supprimer les solidarités chaudes, c’est hypothéquer la possibilité de créer de nouvelles institutions solidaires. La situation est d’autant plus cocasse que le débat réflexif sur la catastrophe, malgré son mépris pour l’émotion et son appel à la rationalité sceptique, se fonde sur un ensemble de mythes dont la rationalité peut être solidement critiquée.

Le mythe a la dent dure

Au premier rang d’entre ces mythes figure celui de la purification : le tremblement de terre a été largement présenté comme une opportunité majeure pour Haïti de se relever. Tout est cassé, il ne resterait donc qu’à reconstruire. Or, pourquoi la catastrophe signerait-elle autre chose que l’enlisement dans le bourbier préexistant ? Depuis quand un séisme lave-t-il plus blanc que blanc ? C’est facile d’invoquer la page blanche, de titrer « Haïti : année zéro ». J’ai moi aussi versé dans cette facilité. Mais c’est une vision apocalyptique du changement. Mourir pour renaître. Ça ne vous rappelle pas le mythe de la « bonne guerre » ? Lorsque la situation est bloquée, il faut des victimes innocentes. On croit à beaucoup de choses lorsqu’on est touché par la force des grands drames. On croit aussi à la grande fraternité entre les sauveurs. Se coordonner va de soi parce que la situation l’impose. D’autant que la générosité du public a créé une abondance de moyens, d’autant que les projecteurs médiatiques ne permettent plus les coups bas, d’autant que chaque sauve(te)ur est de bonne volonté… Le consensus sur les méthodes d’intervention devrait s’imposer alors que, quelques secondes auparavant, lorsque les 300 000 maisons détruites par le séisme tenaient encore par je ne sais quel miracle, le dissensus était complet. Personne ne change suite à un tremblement de terre. Au contraire, la fragilité ambiante alimente les appétits les plus inavouables. Le fort l’est encore plus et le faible n’a plus rien pour se défendre. D’autres mythes ont rythmé le débat : celui de l’ingérence qui nous permettrait de redresser un pays qui ne demande qu’une chose : notre départ et une aide sincère. Aussi le mythe de la commande. Le donateur veut ? Donc on va faire. Les récoltes de fonds ont été un succès ? Donc, le choléra peut être éradiqué. Les ONG ont largement buté sur des questions opérationnelles et de ressources humaines. Les réserves d’urgentistes se sont taries rapidement. En pointant ces différents mythes, j’ai voulu déconstruire la rationalité du débat et y réinjecter l’émotion. Émanciper le don nécessite de revisiter l’émotion pour y trouver le ressort du sens (plutôt que nier l’émotion et plaquer le sens). Mais émanciper la solidarité passe tout autant par le démontage systématique des vertus mythiques que nous lui assignons. Une fois qu’on a dit cela, la pudeur nous invite au silence des 270 000 corps tombés en quelques secondes et de leurs familles assommées. Ensuite au désarroi. Celui des centaines de milliers de sans-abri jetés à la rue vivant dans la plus stricte des misères. Pierre Verbeeren est directeur général de Médecins du Monde-Belgique