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France : un communautarisme majoritaire

La France s’est résolue à interdire tout signe religieux apparent dans les écoles laïques. Cette décision — prise à l’unanimité politique! — ne va pourtant pas résoudre les maux de la République que sont le racisme, le chômage des populations immigrées et l’inégalité des sexes. Combien de temps les œillères pourront-elles encore tenir?

Lancinant, le débat sur le port du voile islamique — le hijâb — dans les écoles laïques est revenu récemment sur le devant de la scène politico-médiatique française. Depuis la fin des années quatre-vingt, cette question déchire à intervalles réguliers le personnel politique et enseignant ou encore les faiseurs d’opinion. Fait rare, cette querelle parvient à transcender le traditionnel clivage gauche-droite. Il y a quelques mois, deux sœurs ont été exclues d’un lycée en région parisienne pour avoir refusé d´ôter en classe le foulard qui recouvrait leur chevelure. La direction de l’établissement a estimé que le port du foulard — un symbole religieux — constituait une atteinte au principe de laïcité en vigueur dans l’enseignement public. Pour certains laïcs français, le port du voile est non seulement une manifestation religieuse incompatible avec la laïcité, mais il entérine également l’oppression masculine des femmes dans le cadre de la culture «machiste arabo-musulmane». Tolérer des filles voilées à l’école signifierait le renoncement au combat laïque et républicain qui prône l’égalité entre les sexes. Les lois de 1881-1882, dites « lois Jules Ferry », ont institué en France l’enseignement public, laïque, obligatoire et gratuit pour tous les enfants de 6 à 13 ans. La loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État a posé le principe de la liberté de religion et de culte des personnes et des communautés, garanti par l’État. Le principe d’autonomie de l’État vis-à-vis des religions implique qu’aucun culte n’est subventionné ou privilégié par l’État. Inversement, les Églises ne peuvent intervenir dans le fonctionnement des institutions de l’État, qui garantit à tous la liberté de conscience Ph. Marlière, «Le principe de laïcité en France», Franco-British Studies, n°23, printemps 1997, pp. 41-56 . L’expulsion des deux sœurs voilées a suscité de nombreuses prises de position publiques et de vives controverses. Les partisans des mesures d’expulsion s’opposent à ceux qui estiment que de telles décisions vont à l’encontre de la philosophie même de la laïcité. Le 18 novembre 2003, une proposition de loi émanant du groupe parlementaire socialiste a été déposée à l’Assemblée nationale. Constatant la «montée du prosélytisme dans les enceintes scolaires» et déplorant les «agressions au pacte laïc», le préambule de ce texte s’alarme de la «montée du communautarisme» en France. À travers le port du voile, c’est donc un type particulier de « communautarisme » — islamique — qui est en premier lieu visé. Celui-ci tenterait de subvertir le modèle de citoyenneté républicain et laïque, qui ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et en devoirs et renvoie à la sphère privée les particularismes religieux, philosophiques ou ethniques. Pour mettre fin aux atteintes constatées à la laïcité, le projet de loi socialiste préconise l’interdiction du «port apparent de signes religieux, politiques ou philosophiques (…) dans l’enceinte des établissements publics d’enseignement ainsi que dans toutes les activités organisées par eux» (article 1). Le 12 décembre, la commission Stasi, chargée de statuer sur l’appli- cation du principe de laïcité dans la République, a également proposé que le législateur vote une loi interdisant tous les «signes religieux ostensibles» dans les écoles laïques. Cette proposition a été accueillie favorablement par Jacques Chirac, le président de la République. Dans un discours prononcé le 17 décembre, il a déclaré qu’un texte de loi devra être adopté prochainement par le Parlement de manière à être mis en oeuvre dès la rentrée scolaire prochaine. Une telle démarche, probablement soutenue par une majorité de Français, est-elle vraiment laïque ? Rien n’est moins sûr. La prohibition du voile au nom de la laïcité, pour être jugée raisonnable et se justifier, doit répondre à une double exigence : d’une part, elle doit pouvoir s’insérer dans l’architecture légale nationale et internationale en matière de liberté religieuse ; d’autre part, elle doit permettre de résoudre en pratique les problèmes d’atteinte à la laïcité perçus par les prohibitionnistes.

Signes religieux à l’école

Depuis l’origine, les lois laïques ne souffrent d’aucune ambiguïté : seul le personnel laïque a un devoir de neutralité dans sa tâche d´éducateur. Les enseignants ne peuvent afficher de préférence religieuse ou politique dans l’exercice de leur profession. Dans une lettre envoyée aux instituteurs en 1883, Jules Ferry avait préconisé la transmission de principes moraux aux élèves. Il avait délimité les contours d’un enseignement de valeurs auquel tout «honnête homme et père de famille» peut souscrire, sans froisser sa sensibilité religieuse, philosophique et politique. «Auxiliaire et, à certains égards, suppléant du père de famille» J. Ferry, «Lettre aux instituteurs (27 novembre 1883)», cité in «Laïcité», Pouvoirs, n°75, 1995, pp. 109-116 , l’instituteur doit, selon Ferry, se garder de devenir un maître des consciences ou un « endoctrineur ». La loi requiert que les enfants scolarisés suivent le même enseignement et puissent accéder aux mêmes savoirs et diplômes. Les signes religieux ne sont pas interdits dans l’enceinte de l’école laïque, pourvu qu’ils soient discrets. Le choix des vêtements est également laissé à la discrétion des élèves, à condition qu’ils soient « décents ». Si la laïcité républicaine s’oppose à ce que les élèves s’affranchissent de certains cours (éducation physique et sportive, biologie), elle n’interdit en aucune manière le port d’un signe religieux à l’école (que ce soit le hijâb, la kippa ou un petit chapelet). À la suite de la première vague d’expulsions de filles portant le foulard, un arrêt du Conseil d’État du 27 novembre 1989 a clairement dégagé la portée pratique des dispositions léga-les régissant la laïcité. Il a indiqué que le port de « signes religieux par les élèves n’est pas incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il relève de l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses affirmé par la Constitution, les conventions internationales signées par la France En particulier la Convention des Nations unies pour les droits de l’enfant, que la France a ratifiée le 7 août 1990 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République» J.-C. Williams, «Le Conseil d’État et la laïcité : propos sur l’avis du 27 novembre 1989», in Revue française de science politique, vol. 41, février 1991, p. 52. Le Conseil d’État a toutefois précisé que la liberté de porter le voile cesse si cet état, « par sa nature ostentatoire ou revendicative, constitue un acte de provocation, de pression, de prosélytisme ou de propagande qui a pour conséquence de perturber la sécurité ou le déroulement normal du service public éducatif» Ibid. L’interdiction de tout comportement religieux « prosélyte » (qui rejoint d’ailleurs l’interdiction du prosélytisme politique) renvoie ainsi à des situations spécifiques qui, dans le contexte du port du voile, ne surviennent que très rarement. La laïcité française garantit donc aux élèves la liberté de penser et par là même, la liberté d’exprimer à l’école un attachement à une religion. Une disposition législative nouvelle qui viendrait interdire le port de signes religieux dans les écoles laïques, remettrait en cause l’équilibre établi par le pacte laïque à travers les lois de 1881-82 et de 1905, constamment soutenu par un siècle de jurisprudence! Une telle loi ternirait à coup sûr l’image de la « patrie des droits de l’Homme » dans le monde. Il est également probable que cette interdiction soit jugée liberticide au regard du droit européen et international. À ce titre, des élèves s’estimant lésées dans leurs droits attaqueront vraisemblablement la loi devant la Cour européenne de justice, qui pourrait leur donner raison et condamner le législateur français. Il est ironique de constater que la pulsion légiférante qui est en train de s’emparer du corps politique français et des laïcs prohibitionnistes, ne s’exerce pas à l’encontre de la religion catholique qui pourtant viole de manière répétée la nature laïque de la République. Ainsi, le pacte concordataire s’applique toujours à trois départements français (Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle). En vertu de celui-ci, le clergé catholique est salarié de l’État et remplit, comme « culte reconnu », un « service public cultuel » Les cultes protestant et juif bénéficient des mêmes dispositions. Cf J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris, Seuil, 1990, pp. 19-20. On peut également signaler une autre «violation légale» de la laïcité à travers le financement d’écoles privées catholiques par le public, en vertu de la loi Debré de 1959. Que penser enfin d’une République dite «laïque» dont la plupart des jours fériés sont calqués sur le calendrier de célébrations du culte catholique ?

Les significations du voile

Selon les services d’Hanifa Cherifi, la médiatrice du ministère de l’Éducation nationale, le nombre des «incidents» lié au port du foulard à l’école est en diminution constante depuis 10 ans. Nous sommes en effet passés de 2000 cas recensés par an il y a dix ans à 150 aujourd’hui; la plupart d’entre eux étant réglés au sein de l’établissement sans recours au conseil de discipline Libération, 15 octobre 2003. Les expulsions restent à l’heure actuelle très rares (moins d’une dizaine par an sur environ 12 millions d’enfants scolarisés). Ce chiffrage du problème n’est pas inutile pour bien saisir le décalage entre la véhémence des propos de certains prohibitionnistes qui fustigent la montée du «péril communautaire» téléguidé par le «fondamentalisme islamiste» et la réalité des faits. Contrairement au discours politico-médiatique dominant, la République française n’est pas confrontée à une « offensive islamiste » opérant à travers l’instrumentalisation violente de jeunes filles scolarisées. Toute analyse concrète de la situation montre au contraire que les éléments de l’islam fondamentaliste (qui bien entendu existent) sont ultra-minoritaires au sein de la population musulmane et française, et absents des institutions républicaines. Comment dans ces conditions peut-on parler de « complot islamiste » contre l’école de la République ? N’est-ce pas là faire preuve d’un étrange renversement des rapports de force et de pouvoir réels ? Des travaux scientifiques ont montré que le port du foulard en France renvoie à des pratiques et des motivations socioculturelles plurielles F. Gaspard et F. Khosrokhavar, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995. Enfermer l’ensemble des filles portant le foulard dans une seule et unique catégorie est donc une erreur. Il est vrai que dans certains cas le foulard est imposé par la famille, à la suite de pressions d’imams, par le « qu’en dira-t-on des cités », parfois encore il est porté pour éviter de se faire traiter de « pute ». Dans nombre de ces situations, le foulard constitue, aux yeux des parents, le lien ultime avec la culture d’origine, un rempart contre la culture autochtone perçue comme hostile aux valeurs de l’islam. Pour ces filles, le port du foulard, en dépit de la violence symbolique (voire physique) que son imposition représente, n’est que provisoire et participe d’un compromis implicite avec le milieu familial : le porter en public et à l’école leur assure l’accès à une éducation émancipatrice qui, pour elles, est promesse d’autonomisation sociale à venir (l’éducation ouvre la porte à une indépendance sociale et économique) et de mise à distance progressive de la tradition familiale. Expulser ces filles des écoles revient en quelque sorte à leur imposer une double peine. Cette injustice – puisque dans tous les cas de figure elles sont de simples victimes – hypothèque leur avenir personnel. Les priver d’une éducation laïque implique également leur renvoi vers « l’obscurantisme fondamentaliste » tant décrié par les prohibitionnistes, et, en ultime recours, une éducation dispensée par les imams eux-mêmes. Cependant, le port du foulard ne s’ex-plique pas toujours par la coercition normative de la famille. Il peut s’agir d’un acte individuel, autonome, qui marque une prise de position vis-à-vis de deux pouvoirs normatifs : celui du modèle d’intégration républicain qui organise la définition de l’espace public et celui de l’islam familial ou des figures charismatiques de l’islam en France, qui se chargent d’édicter les formes canoniques de l’identité musulmane. Ces jeunes filles qui portent le hijâb, opèrent ainsi un dépassement de ce double bind en œuvrant à la construction d’une image positive et valorisante de l’islam, compatible avec les normes de la République. Loin de rejeter les valeurs et la culture de la société française, elles recherchent en fait leur intégration dans la République, en revendiquant publiquement la double nature de leur identité (Française et musulmane). Le port du foulard, ici, n’est pas synonyme d’islamisation dans le sens de la tradition nord-africaine, mais fonctionne comme une « invention de la tradition» S. Tersigni, «Prendre le foulard : les logiques antagoniques de la revendication», in Mouvements, n°30, nov.-déc. 2003, p. 117. Une fois encore, il faut constater l’hypocrisie (ou l’ignorance ?) de ceux qui ne voient dans le foulard qu’un symbole de l’oppression patriarcale. La France laïque est par ailleurs bien mal placée pour vilipender le « machisme musulman » et donner des leçons d’égalité entre les sexes : avec 12,5% de députées, la France se classe à l’avant-dernière place des pays de l’Europe communautaire; en 2002, la France comptait 7,9% de chômeurs chez les hommes et 10,1% parmi les femmes, les femmes forment 80% des working poors, cette main-d’œuvre qui travaille pour un salaire inférieur au Smic Salaire minimum interprofessionnel de croissance ; quel que soit leur emploi et à niveau égal de compétence et de formation, les femmes reçoivent un salaire inférieur de 10 à 15% à celui des hommes F. Benhamou, M. Dagnaud et J. Mossuz-Lavau, «Femmes : la fracture sociale», Le Monde, 16 janvier 2003. Faut-il aussi rappeler l’image souvent dégradante des femmes véhiculée dans la publicité ou à travers certaines modes vestimentaires ou encore l’oppression domestique de femmes battues ou de «femmes bonnes à tout faire»?

Un modèle d’intégration à la dérive

Le projet de loi socialiste ne vise pas tant à établir une égalité sociale et culturelle concrète entre hommes et femmes, qu’à occulter la crise profonde du modèle républicain. Comment une partie de la gauche française peut-elle aujourd’hui se mêler aux islamophobes, arabophobes ou autres ethnocentristes intolérants qui, chaque jour, se font plus nombreux? Comment des militants féministes, anticapitalistes et antiracistes sincères peuvent-ils à ce point se tromper de combat? Comment des dirigeants de partis peuvent-ils continuer à se référer à la République sur le sempiternel mode incantatoire et mythologique? La République des Justes et des Égaux, dont certains à gauche se gargarisent, n’a jamais existé en France. Comment continuer à croire que le rappel abstrait des principes laïques et universalistes de la République va suffire à garantir l’égalité entre des citoyens réputés «ethniquement transparents»? Pour la fraction social-libérale du Parti socialiste qui, au pouvoir, a contribué au creusement des inégalités en mettant en œuvre des politiques néolibérales, ce combat pour la pureté laïque est une aubaine. Elle lui permet de réaffirmer auprès des classes moyennes une identité «de gauche» qu’elle ne parvient pas à imposer sur les questions sociales et économiques. Comment ne pas voir dans ces situations de misère sociale, culturelle et sexuelle, les conséquences de décennies de déclin du modèle d’intégration républicain, battu en brèche par l’individualisme mercantile que les gouvernements de gauche et de droite ont favorisé depuis une vingtaine d’années? Le port du foulard se manifeste au sein d’un système éducatif qui ne constitue plus pour les enfants d’immigrés un tremplin vers une intégration et une ascension sociale. Ce n’est donc pas l’amour de l’universel républicain qui cimente une grande partie du camp prohibitionniste, mais un communautarisme majoritaire, intolérant face aux manifestations sociales d’une altérité religieuse et culturelle. Ce communautarisme majoritaire stigmatise des populations doublement dominées (sur le plan social et religieux). Une loi prohibitionniste ne ferait qu’exacerber la mise à l’index de ces populations issues de l’immigration. Exceptées les situations où le port du voile s’accompagne de violences à l’encontre de jeunes filles (dans ce cas, des lois existent déjà pour punir de tels actes), le voile à l’école laïque doit être toléré tant qu’il n’est pas porté atteinte au déroulement normal de l’enseignement. Car c’est bien moins l’islam politique que le racisme, la misère économique dans les banlieues, les inégalités entre hommes et femmes, les discriminations à l’égard des immigrés, qui constituent le vrai danger pour la République.