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Flamingants, faites le compte de vos pertes !

Vous passez quelques semaines en France. Vous écoutez trois fois par jour la radio française. Vous arrivez à la conclusion que la Belgique n’est pas un centre d’intérêt. Le président Sarkozy est omniprésent comme s’il était Dieu lui-même, la Grèce est en flammes, en Afghanistan des otages coréens sont libérés, le président polonais est à l’hôpital, George Bush est plus inflexible que jamais et les Palestiniens doivent désormais nager à Gaza tout habillés. Mais la voisine Belgique? Connais pas*. Si, tout de même, de temps à autre. Pour la première fois en 47 ans, le Roi réunit le Conseil de la Couronne. Les Flamands roulent massivement à vélo autour de Bruxelles, ce qui s’appelle en français le «Gordelle». Et notre ambassadeur à Paris donne des fêtes trop luxueuses sur le compte du contribuable. Mais l’auditeur français n’est pas initié aux arcanes subtils de BHV ou des paquets de compétences homogènes. Même la mystérieuse Madame Non* n’est guère citée. Les questions difficiles auxquelles notre bienheureux pays devrait trouver des réponses urgentes sont naturellement les mêmes qu’en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas. Comment financer le vieillissement ou les soins de santé, comment aborder l’immigration, comment bannir la pauvreté, comment s’attaquer aux menaces écologiques? Ce sont là les grandes questions sociales du XXIe siècle. Pourtant je ne suis pas de ceux qui considèrent nos rares problèmes comme de simples chicaneries. J’admets que ce sont des querelles de village. Mais le village mérite lui aussi d’être nettoyé soigneusement. Dans les querelles de village basques, on jette des bombes. Au Liban, les rues explosent, dans les Balkans ces querelles mènent à des fosses communes. Alors je préfère les chamailleries interminables qui font la notoriété de mon hameau. La première loi linguistique a été approuvée en 1873. Les chamailleries traînent donc déjà depuis un siècle et demi et elles ont produit un vrai miracle. En Flandre la langue des petites gens s’est libérée du mépris, de l’injustice et de l’oppression. Avant on parlait le flamand aux animaux et aux domestiques*, dans cet ordre, ne l’oublions jamais. N’oublions pas non plus que l’émancipation flamande, que je trouve très vénérable, s’est faite sans violence et par des moyens démocratiques, toujours, à chaque pas en avant. N’oublions pas non plus que chaque loi linguistique, chaque loi sur la réforme de l’État, a obtenu des voix de parlementaires francophones et flamands. Il n’existe pas une seule exception à cette règle. Même les Fourons ont été rattachés au Limbourg avec l’appui de voix wallonnes et bruxelloises. Quand j’entends, ces temps-ci, les cris flamands sur la scission unilatérale de BHV, je me demande avec tristesse : les flamingants ne connaissent-ils donc plus l’histoire impressionnante de l’émancipation flamande? Leur propre histoire? Imaginons que les Flamands obtiennent satisfaction. HV et B sont séparés. HV est désormais purement flamand. Allons donc ! Dans la moitié des communes à facilités, les trois quarts des habitants parlent français, et c’est une estimation prudente. Dans des communes comme Overijse ou Beersel et beaucoup d’autres, nous pouvons seulement soupçonner le pourcentage de francophones. Allez le demander aux Flamands locaux et ils vous répondront que ce pourcentage est élevé — bien trop élevé. On peut donc être sûr qu’aux prochaines élections le MR, allié à l’exécrable FDF, présentera une liste. Ce cartel ramassera plein de voix, car entre-temps les francophones se seront radicalisés, spontanément ou sous l’influence d’une propagande sournoise. Des francophones seront donc élus dans le purement flamand HV. Tandis qu’à Bruxelles, cette fière capitale de la Communauté flamande, plus aucun Flamand n’arrivera à se faire élire. Chers flamingants, faites le compte de vos pertes ! Ou imaginez que les Flamands les plus radicaux obtiennent satisfaction, contre la majorité de leur propre peuple — mais cela ne leur paraît qu’un détail. La Flandre se proclame République indépendante. On entend d’ailleurs de plus en plus souvent des Flamands qui considèrent sérieusement qu’il est temps de poser le pas libérateur. Attendez. Sera-ce une république flamande avec ou sans Bruxelles comme capitale propre? Première hypothèse: avec Bruxelles. Dans ce cas, la toute fraîche république flamande aura à l’intérieur de ses frontières quelques centaines de milliers de francophones. On peut compter sur la forte pression de l’Europe pour faire respecter leurs droits. Soyez sûrs qu’il ne sera pas possible de supprimer une seule facilité. Et que les francophones ne manqueront pas une occasion pour faire valoir leurs droits, ce sont des maîtres en la matière. Qu’avons-nous? Une république flamande officiellement bilingue. Précisément comme cette Belgique tellement haïe, qui devait absolument «crever». Retour à la case départ donc. Deuxième hypothèse: sans Bruxelles. La capitale de l’Europe offerte en cadeau aux Wallons? La deuxième ville de congrès de la planète en cadeau aux Wallons? Le centre de gravité économique, y compris de la Flandre, en cadeau aux Wallons? Puisqu’il est question de transferts vers la Wallonie… Et pour les nostalgiques: l’ancienne ville néerlandaise de Bruxelles offerte en cadeau à la Wallonie? Cent mille Flamands en cadeau à la Wallonie? Stop. Ce dernier point n’en est pas vraiment un. Il y a suffisamment de flamingants qui ne verseraient pas une larme sur la perte des Flamands bruxellois. Il reste qu’il faut être complètement dingue pour faire cadeau de Bruxelles aux Wallons. Ce serait la décadence économique et financière pour la Flandre. Et je n’ai pas encore évoqué la possibilité, si la Belgique éclate, que l’Europe envisage de quitter Bruxelles. Nous devrons garder, sous quelque forme que ce soit, notre royaume de la Mer du Nord, artificiel et assez démentiel. Il n’y a pas d’autre possibilité, je le crains. Et je soupçonne les politiciens francophones de se rendre compte plus clairement que leurs collègues flamands des conséquences des négociations. Je trouve que les Flamands devraient réfléchir à ces conséquences en prenant du temps et en toute discrétion. On n’en est pas à une semaine après 177 ans… Heureusement, les politiciens des deux côtés de la frontière linguistique ont appris à exercer les vertus de la Muette de Portici. Heureusement, l’explorateur royal envoyé pour sonder les plus sombres méandres de l’âme flamande et wallonne a pour totem «Morue taciturne». Par ailleurs la Morue taciturne doit disposer en même temps d’une fantaisie audacieuse et d’un sens des réalités sans illusions. Une combinaison impossible? Ne le disons pas trop tôt au pays du surréalisme. Peut-être que la pensée suivante peut quelque peu alléger sa lourde mission. La Belgique ne disparaîtra pas si vite. D’ailleurs les mauvaises herbes repoussent toujours. Il peut aussi réfléchir aux paroles que mon vieux et sage parrain m’a dites il n’y a pas longtemps: si les mauvaises herbes disparaissent, plus rien ne pousse. * en français dans le texte