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Fernand Léger : un réalisme de conception

[Texte de la chronique Image d’Hugues Le Paige publié dans le n°104 de POLITIQUE, juin 2018]

Léger, l’inclassable ! Ce peintre « hors-cadre[1.Comme le qualifie Ariane Coulondre dans le catalogue (Prendre et pas être pris – Fernand Léger, un peintre hors cadre) de la très belle rétrospective Léger qui se déroule à Bozar, Bruxelles, jusqu’au 3 juin 2018.] » a côtoyé tous les mouvements artistiques du XXe siècle, du fauvisme au cubisme et du surréalisme au futurisme, effleurant l’abstraction sans jamais y entrer vraiment. Il conservera une identité et une indépendance qui ne se résumera jamais à une seule de ces expressions artistiques. Dès 1913, Fernand Léger précise sa ligne de conduite esthétique : la recherche d’un « réalisme de conception » indépendant de toute qualité imitative et l’impératif pour l’œuvre d’être « significative de son époque[2.Idem, catalogue, p. 12.] » . Peintre de la société urbaine et industrielle, Léger est fasciné par la mécanisation, le progrès, la vitesse dont il ne fait pas pour autant l’apologie (contrairement aux futuristes italiens qu’il fréquente et avec qui il partage certains choix esthétiques).

S’il puise à de nombreuses sources, Léger élargit aussi le champ de la peinture à des domaines aussi différents que la poésie, la photo, le cinéma, le cirque, la danse et l’architecture[3. A travers un parcours de cent œuvres, la rétrospective de Bozar trace très bien ce cheminement.]. Ce sont autant de disciplines et de lieux où sa création intervient. Plaidant en faveur d’un « art pour tous », il sera aussi un peintre de l’engagement politique. C’est celui que l’on retiendra ici. Il existe aujourd’hui une photographie et un cinéma documentaire qui portent un regard critique sur la question du travail. De tout temps, le cinéma et la littérature ont mis le travail et le travailleur au centre de nombreuses créations. En dehors des œuvres de propagande, ce n’est pas ou peu le cas des arts plastiques.

C’est dans l’horreur et la fraternité des tranchées de 14-18 que s’éveille la conscience politique de Fernand Léger. Il évoquera alors Verdun comme « l’académie du cubisme » qui traduit « la fragmentation du paysage et le démembrement des corps[4.Idem, catalogue, p. 8.] » à travers la toute-puissance de la machine. Dans un double mouvement de fascination et de mise à distance, la machine et la mécanisation seront désormais au centre des moyens de la peinture selon Léger : « L’ordonnance simultanée des trois grandes quantités plastiques : “les Lignes, les Formes et les Couleurs”[5. Idem, catalogue, p. 12.] ». Et une de ses toiles très célèbre Le Mécanicien (1918) s’inscrit dans la suite des corps mécanisés des soldats de 14-18, mais elle anticipe aussi le Chaplin mécano des Temps modernes (1936) à qui il consacrera d’ailleurs plusieurs œuvres.

Depuis cette époque, la présence ouvrière surgit dans la création multiple et pleine de chemins de traverse de Léger. Elle s’affirmera avec le Front populaire de 1936 et surtout l’engagement au Parti communiste en 1945.

Peintre communiste, mais pas artiste de parti, il rejette le réalisme socialiste : « Je fais de la peinture, pas de la littérature descriptive », disait Léger. Une de ses œuvres majeures, Les Constructeurs (1950), hymne aux travailleurs qui reconstruisent la France, s’inscrit dans une esthétique qui revendique modernité et lisibilité. Cette autonomie engagée qui « veut conquérir le peuple » sans renoncer à sa singularité sera fraichement accueillie par le PCF et la toile sera même décrochée des murs de la cantine de Renault Billancourt où elle fut exposée un moment. La CGT, à qui il voulait l’offrir, refusa la toile[6. L’Humanité, 21 octobre 2008.]… Les Constructeurs demeurent un des chefs-d’œuvre de la dernière période de Léger, comme un symbole universel du travail et des travailleurs.