Retour aux articles →

Facebook : ces amis qui vous veulent du bien…

Parmi les différents réseaux sociaux, Facebook est à la fois le plus populaire et celui qui pose le plus de questions. Cela s’explique par la reconfiguration qu’il induit dans l’articulation des différents espaces sociaux et la participation active, certes pas toujours consciente, de ses utilisateurs au dévoilement public de leur intimité.

Quelles sont l’ampleur et les spécificités du «phénomène» Facebook ? Vanessa De Greef : Avec 250 millions d’utilisateurs, Facebook est le plus populaire des «logiciels sociaux», c’est-à-dire des plates-formes informatiques qui sous-tendent un réseau social particulier. En Belgique, les derniers chiffres, en croissance constante, font état de 2,3 millions d’utilisateurs. La Ligue des droits de l’Homme s’est indignée à juste titre lors de la révélation récente de l’existence de la BNG (Banque de données nationale globale), ce fichier policier reprenant toute une série d’informations privées – et parfois incongrues, telles les préférences sexuelles, les habitudes de consommation ou les activités militantes – de pas moins d’1,6 million de personnes en Belgique. Facebook rend ce type de dispositifs quasiment obsolète puisqu’il fournit des informations, souvent plus précises, sur un plus grand nombre d’individus ! J’ai du mal à imaginer que des «amis» sur Facebook de personnes ayant été récemment interpelées dans le cadre des lois antiterroristes ne soient pas passées des fichiers de Facebook à des fichiers, disons, un peu plus régaliens. On sait également que le Fisc utilise Facebook comme source de renseignement relative aux modes de vie et de consommation des citoyens : le plus étonnant est que ceci se fasse avec la complicité active des utilisateurs. Sans entrer dans les complexités techniques du débat, il me semble nécessaire d’imposer une information plus lisible que les conditions d’utilisation kilométriques actuelles, lues par une minorité insignifiante d’utilisateurs. Le législateur pourrait également exiger que, par exemple, de tels logiciels fassent apparaître la liste de tiers à qui ils communiquent les données des utilisateurs ou que les paramètres par défaut y soient plus respectueux de la vie privée. C’est en effet exactement le contraire actuellement : par défaut, les internautes peuvent vous trouver sur Facebook, ils ont la possibilité de vous contacter et de découvrir votre image ainsi que votre liste d’amis. Il revient certainement à l’État d’intervenir dès que des contraintes de ce type apparaissent, et ce avant que ne se manifestent des abus (il est certes déjà bien tard…). Au-delà de légiférer en tenant compte des évolutions technologiques, il doit informer les citoyens (internautes ou non) afin qu’ils prennent conscience des valeurs que la technologie est apte à propager. Au-delà des aspects juridiques concernant la vie privée, comment envisager la reconfiguration des rapports sociaux qu’induit Facebook ? Vanessa De Greef : La sociologie d’Erving Goffman fournit un des outils les plus féconds pour appréhender cette reconfiguration. Goffman définit ainsi l’individu comme une «formule instable et variable» qui se réinvente au gré des interactions sociales au cours desquelles il peut endosser tel ou tel rôle différent. Au fond, l’effet de Facebook est de stabiliser et figer cette identité, en estompant les frontières entre le public et le privé, et donc entre les différents rôles que nous y jouons. On sait bien que la notion d’amis sur Facebook dépasse largement le cadre de ce qu’il est traditionnellement convenu de nommer «ami». C’est d’ailleurs cette manière de pénétrer au cœur d’une intimité élargie qui est valorisée par la firme auprès des annonceurs publicitaires. Je ne saurais mieux dire que Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook : «Nous allons aider vos marques à faire partie des conversations quotidiennes qui se produisent entre les membres». Bien sûr, les «gourous du marketing» n’ont pas attendu Facebook pour exploiter le potentiel du marketing viral et jouer sur le bouche-à-oreille. Bien sûr, encore, l’innovation technologique participe-t-elle depuis longtemps de cet estompement de la frontière entre les différentes sphères de l’existence – songeons simplement au téléphone qui permet au professionnel de faire soudainement irruption dans la sphère domestique – mais il me semble incontestable qu’avec Facebook, un cap crucial est franchi. En quoi, précisément ? Vanessa De Greef : Au fond, très rares sont au cours d’une existence individuelle, ces moments où se trouvent rassemblés l’ensemble de ses connaissances – depuis les amis d’enfance, jusqu’aux collègues en passant par les camarades d’école ou d’université, la famille et la belle-famille, les voisins, les personnes avec qui on milite ou avec qui on fait du sport. Ces rares moments – à vrai dire, en dehors de la fête de son propre mariage ou d’un enterrement, j’en vois peu – peuvent être particulièrement générateurs d’angoisse en ce qu’ils mettent en présence une série de personnes à qui nous montrons habituellement des faces différentes, voire contradictoires, de notre personne. Ils impliquent un exercice de mise en cohérence parfois douloureux. En ce sens, Facebook peut être appréhendé comme une cérémonie de mariage permanente, où se confondent les différents registres de la vie sociale : l’intime, l’affectif, le privé, le professionnel, le politique… Dans cette mesure, je suis assez peu encline à accorder actuellement du crédit à l’idée qui voudrait que l’identité électronique permette d’explorer différentes facettes et potentialités de sa personne, à être audacieux et expérimental. Si cette idée peut avoir du sens sur d’autres plates-formes informatiques, je crois que sur Facebook, c’est exactement l’inverse qui se produit. Selon Goffman, la règle fondamentale de toute interaction sociale réside dans la double possibilité d’éviter de «perdre la face» et de protéger celle des autres. Ces deux possibilités me semblent fortement amoindries dans l’univers panoptique de Facebook. Comment dans de telles circonstances d’observation multiple espérer créer un espace suffissamment rassurant pour que s’y déploie l’expérimentation identitaire et les risques narcissiques qu’elle comporte. Différentes stratégies sont évidemment possibles pour déjouer cette «tyrannie de la cohérence» mais aucune ne peut faire l’impasse sur cet arbitrage, ce douloureux dilemme entre, d’une part, l’injonction exhibitionniste à en dévoiler le plus possible sur soi, à afficher la richesse de sa personnalité et de ses réseaux et, d’autre part, l’envie de préserver une sphère d’intimité et de contrôler sa propre image. Ce dilemme se pose d’ailleurs sur le même mode auprès de ceux qui ne souhaitent pas recourir à Facebook : ce choix se paye d’une exclusion relative – mais croissante – d’une série d’activités et d’informations. Il est de plus en plus courant que des divorces, des naissances, des fêtes d’anniversaire… soient annoncés sur Facebook, et uniquement sur Facebook ! Il y a là, en quelque sorte, un redoublement de la fracture numérique qui se fonde non plus sur une inégalité de capital culturel, mais sur des choix éthiques ou politiques. Enfin, il ne faut pas non plus sous-estimer l’effet «performatif» de ce type de pratiques : reconfigurant fondamentalement le rapport à la vie privée, elles risquent précisément de rendre inopérantes, voire incompréhensibles, les conceptions traditionnelles de «vie privée» et de participer à l’élaboration d’individus nouveaux, et donc de nouveaux modes de gouvernements, comme le montre très bien la chercheuse Antoinette Rouvroy. L’évolution n’est évidemment pas facilement prévisible, et elle n’est sans doute pas entièrement négative : pensons au recours important à Facebook comme mode de communication et de propagation virale de l’information, voire au développement du sentiment d’appartenance des membres de celles-ci. Quel est le droit applicable en cas de conflit entre Facebook et un utilisateur à propos de l’utilisation de ces données personnelles ? Quel est l’état de la jurisprudence en la matière ? Jean-Philippe Moiny : À ma connaissance, il n’y a pas encore de décision de justice portant sur un litige en matière de protection des données dans le contexte des réseaux sociaux. Probablement les enjeux financiers sont-ils dissuasifs eu égard aux frais et risques qu’engendrerait un procès. Par ailleurs, les modes alternatifs de règlement des différends peuvent également être mis en œuvre ; contacter Facebook et faire part de son problème pourrait être efficace. Sans aucun doute, Facebook craint la mauvaise publicité que pourrait lui faire des utilisateurs mécontents agrégeant et propageant leurs critiques sur la toile. L’insatisfaction des utilisateurs à d’ailleurs conduit la société Facebook à être plus «démocratique» à l’occasion des amendements qu’elle est susceptible d’apporter à ses conditions d’utilisation – désormais «Statement of Rights and Responsabilites». Toutefois, ce souffle de «démocratie» est à relativiser. En effet, pour autant que le changement des conditions projetés puisse entraîner un vote des utilisateurs – ce qui n’est pas toujours le cas – il faut d’abord qu’il soit commenté, sur une Facebook Page ad hocFacebook Site Governance Page» – 142 676 «fans»), dans un délai assez bref, par 7 000 utilisateurs, et ce ne sera ensuite que si plus de 30% des utilisateurs inscrits actifs votent pour l’une ou l’autre des alternatives proposées, que le vote sera contraignant. Or Facebook évalue ses utilisateurs actifs à 250 000 000… Sans entrer dans une discussion doctrinale quant au droit applicable en matière de protection des données à la société Facebook, des hypothèses de flux transfrontiers de données sont fréquemment en cause dans le contexte du réseau social du même nom. L’article 25 de la directive 95/46 relative à la protection des données exige des États membres qu’ils interdisent les transferts de données à caractère personnel vers un pays tiers à l’espace économique européen si le pays en question n’assure pas un niveau de protection adéquat. Les États-Unis ont répondu à cette exigence, non par une loi, mais par des principes d’autorégulation, les Safe Harbor Principles (Principes de la «sphère de sécurité»). L’adhésion des organisations à ces principes est volontaire mais elle est nécessaire – sans discuter des exceptions – pour que l’interdiction des flux de données soit levée vis-à-vis de l’organisation en question. À cet égard, Facebook a adhéré aux Safe Harbor Principles et au Privacy Seal Program de TRUSTe, un organisme privé de certification en matière de vie privée : en cas de litige en la matière, c’est d’abord cet organisme qui doit être sollicité. Signalons au passage qu’aux États-Unis, la protection des données telle que présentée ici relève plutôt des pratiques du commerce. Tandis qu’en droit communautaire, elle est clairement enracinée dans les droits de l’Homme. Ceci dit, dans le cas spécifique de Facebook, certains des rattachements forts avec la Communauté – dont la teneur est trop longue à développer ici – devraient pouvoir, le cas échéant, justifier une application plus large de la directive, pour peu qu’il ne soit pas porté atteinte aux règles de l’OMC. Par exemple, serait-il déraisonnable d’exiger d’une telle société qu’elle déclare précisément les traitements de données dont elle est responsable, le cas échéant, auprès des seules autorités de protection des données des États où elle dispose de bureaux ? Quoi qu’il en soit, sans trancher la question en droit positif – nécessitant de plus amples développements –, relevons grossièrement que celui-ci n’est pas rédigé en ce sens. Et il ne faut pas oublier non plus que le service offert par la société Facebook et le développement de cette dernière sont susceptibles de rapidement changer la donne. Propos recueillis par Edgar Szoc.