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Étape du capitalisme ou innovation sociale ?

C’est aux États-Unis, dans les années trente, qu’est né, dans sa forme conceptualisée, la responsabilité sociale des entreprises (RSE). À l’époque, des spécialistes en management de quelques prestigieuses universités émettaient l’hypothèse d’une convergence entre les intérêts économiques de l’entreprise et l’implication de cette dernière dans la société. La grande crise avait jeté dans la rue des millions de travailleurs et, dans un contexte américain peu régulé, certains dirigeants d’entreprises prirent conscience de leur responsabilité particulière vis-à-vis de la société. Le concept s’est littéralement installé aux États-Unis sous la poussée du mouvement consumériste initié par Ralph Nader. À l’examen, un contexte d’absence d’État a promu le développement de cette prise de conscience — emprise, diraient certains — dans le chef des entreprises. Rien d’étonnant dès lors que le contexte de la dérégulation qui s’est amplifié dans les années nonante, se soit traduit par un engouement particulier dans les entreprises européennes pour la RSE. C’est ainsi qu’à la fin de la décennie, sous la houlette du Vicomte Etienne Davignon, un groupe d’entreprises constituaient la CSR-Europe Soit l’origine anglaise du terme RSE : Corporate Social Responsibility… On l’a vu, la RSE, n’a rien à voir avec du mécénat. Au-delà de cette confusion possible, vite évitée, d’autres écueils apparaissent. En résumé, la RSE commence par de la communication — la communication d’amont en quelque sorte – et se termine par de la communication — la communication d’aval. Entre les deux, des actions, des objectifs spécifiques et des indicateurs. La communication d’amont, ce sont les codes de conduite, les chartes et autres manifestations de l’attachement des entreprises à un certain nombre de valeurs. La communication d’aval est celle des résultats et des réalisations effectives des entreprises. Ce sont les bilans sociétaux, des rapports de développement durable et autres rapports de RSE. Il existe aujourd’hui des modèles harmonisés qui doivent permettre, théoriquement, de comparer les performances des entreprises entre elles, mais aussi de mesurer la progression de l’entreprise. L’un de ces modèles est le Global Reporting Initiative (GRI). Entre les deux, des actions, des indicateurs. Implémentation et bilans sont parfois couverts par des normes qui garantissent aux parties prenantes de l’entreprise la mise en place de processus aptes à assurer la réalisation des actions annoncées.

L’entreprise à l’écoute

La RSE part du principe que l’entreprise se trouve au centre d’un ensemble de parties prenantes — les stakeholders en anglais — qui lui adresse des demandes et auxquelles elle adresse des réponses au même titre que les actionnaires — les shareholders — longtemps considérés comme les éléments les plus déterminants de l’entreprise. L’investissement socialement responsable et, surtout, un de ses corollaires, la notation sociétale, sont des éléments moteurs dont on perçoit de plus en plus l’importance. On l’a vu, le terme français de «responsabilité sociale des entreprises» est une traduction littérale de l’anglais «corporate social responsibility». Le terme «sociale» se rapporte à une implication sociétale de la part de l’entreprise. On admet généralement que la responsabilité sociale de l’entreprise, levier du développement durable, est une démarche globale de l’entreprise et qu’elle couvre les champs social, environnemental, sociétal et économique. Cependant, l’observation des pratiques met en évidence des caractéristiques sectorielles. Ainsi, dans l’industrie lourde, les thèmes de la santé et de la sécurité ainsi que de la responsabilité environnementale sont plus volontiers traités que dans le secteur des services. Dans ce dernier cas, on retrouve plus volontiers le thème de la transparence vis-à-vis du client (secteur bancaire) ou encore de l’intégration de la diversité. Le secteur de la grande distribution s’est lui centré sur la labellisation de qualité, y compris sociale et environnementale, tandis que le secteur textile, depuis longtemps titillé par des campagnes d’ONG et de syndicats, s’attache plus volontiers aux conditions sociales de production chez les sous-traitants et les fournisseurs dans les pays du Sud.

Europe : RSE au service du développement durable

Aujourd’hui, la RSE est un élément déterminant des stratégies de développement durable. C’est bien dans cette optique que l’ont située divers pouvoirs publics en Europe, à commencer par la Commission européenne elle-même. La plupart des États européens l’ont encouragée de diverses manières. On citera ainsi le cas du Royaume-Uni, qui a très rapidement instauré un département de la responsabilité sociale, ou encore celui du Danemark ou des Pays-Bas, qui ont mis très tôt en place des centres d’information. Dans la même optique, on citera, même s’il est arrivé plus tard, «Trivisi», ce programme mis en place par la Région flamande avec et pour les entreprises en vue de promouvoir la RSE en leur sein. Des politiques, toujours promotionnelles mais plus sophistiquées se sont développées. C’est le cas de la liaison des aides et assurances à l’exportation au respect des principes directeurs de l’OCDE à l’attention des multinationales qu’ont adoptée les Pays-Bas. On peut également classer dans cette catégorie le label social belge. En effet, en permettant au consommateur d’identifier les produits dont la fabrication répond, à tous les stades de la filière de fabrication, au respect des principes de base de l’Organisation internationale du travail, le label a surtout eu des effets d’entraînement dans les entreprises concernées. Certes, on peut regretter le peu de succès de la loi — à cause du fait que les produits labellisés belges sont «suspects» du point de vue des conditions de travail — mais on ne peut que constater que les entreprises qui ont adopté le label ont mis en place des processus éthiques quant à la qualité de l’emploi et à leurs responsabilités vis-à-vis des sous-traitants. Enfin, la France, s’est montrée plus régulationniste en obligeant, dès 2002, les entreprises françaises, cotées en bourse, à publier annuellement un rapport sur l’impact social et environnemental de leurs activités de production. Évaluée par les rangs patronaux, syndicaux et gouvernementaux, cette loi, si elle a le mérite d’exister, pêche par quelques faiblesses. Ainsi, l’exigence de transparence sur les pratiques sociales ne porte que sur le territoire français et, par ailleurs, le flou de la loi laisse aux entreprises la latitude d’informer comme elles l’entendent.

ONG et syndicats: la méfiance

Le développement des stratégies de responsabilité sociale des entreprises a été diversement appréhendé par les acteurs concernés. Quelques entreprises ont été des locomotives. À la faveur de campagnes de dénonciations — émanant souvent d’ONG –, des firmes ont commencé à réfléchir à l’image qu’elles renvoyaient vers les consommateurs et, plus tard, vers les actionnaires Comme Nike, attaquée sur le thème des conditions de fabrication dans les ateliers asiatiques de ses sous-traitants. Pendant quelques années, une certaine confusion s’est installée entre des entreprises soucieuses d’entendre de nouvelles exigences sociétales et celles qui étaient davantage tentées par une nouvelle communication. Avec les années, le paysage s’est, de ce point de vue, éclairci. Les ONG ont été des moteurs essentiels du développement de la RSE. Et parmi elles, les ONG environnementales et de développement ont, les premières, poussé les entreprises dans leur retranchement. Aujourd’hui, elles sont nombreuses à dialoguer avec les entreprises. Le contexte de dérégulation a là aussi été déterminant. En effet, si au départ, les ONG ont dénoncé les effets de la libéralisation, elles en ont ensuite été les victimes. Ainsi, le Forum européen plurilatéral sur la responsabilité sociale des entreprises a mis en évidence la concurrence, parfois féroce, que se livrent des ONG souffrant d’une baisse généralisée des subventions publiques et des dons du public (à l’exception de certains secteurs, comme l’humanitaire). Cela dit, il ne faudrait pas oublier que des ONG ont véritablement encouragé des entreprises à mesurer la réalité de leurs engagements. Cette évolution n’a pas été exempte de dérives. Ainsi, des ONG se sont fortement impliquées dans le champ social, pas toujours en consultation avec l’acteur syndical, qui est pourtant un rouage essentiel du dialogue social européen. Pour les syndicats, l’acteur ONG aurait dès lors été utilisé pour contourner le dialogue social dans ses formes les plus classiques. L’investissement sur la RSE aurait ainsi caché des politiques sociales dénoncées par ailleurs par les organisations syndicales, notamment en Europe. Aujourd’hui, la Confédération européenne des syndicats (CES) a pris une position nuancée où elle insiste sur la valeur ajoutée de la RSE quand celle-ci va au-delà des acquis sociaux ainsi que sur la nécessité de réguler un minimum. Au-delà des critiques que l’on peut émettre sur la RSE, celle-ci est une évolution sans retour possible à ce stade. Elle existe, elle présente des défauts, mais il ne faudrait sans doute pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il n’en reste pas moins que les évaluations de la loi française sur le bilan sociétal a mis en évidence la faible implication des salariés dans les stratégies de RSE. Dans le futur, la qualité de la RSE se mesurera sans doute à la capacité des entreprises à encourager cette implication, notamment à travers les comités d’entreprises européens. Mais on peut légitimement se demander aujourd’hui si la RSE est la dernière étape du développement du capitalisme ou une réelle innovation en matière sociale et de gestion des relations sociales.