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Environnementalistes et alters : quelle complémentarité ?

Entre ONG écologistes, reconnues pour leur expertise, et la mouvance altermondialiste, fondée sur l’activisme politique, des convergences de luttes peuvent voir le jour. Un rapprochement qui n’est pourtant pas évident tant chacun reste encore fort attaché à son propre champ d’action.

Les ONG écologistes sont omniprésentes depuis deux décennies dans les débats internationaux relatifs à la protection de l’environnement. Assurément ces groupements questionnent les typologies généralement utilisées par les analystes de l’activisme politique. Une des caractéristiques les plus marquantes de leurs pratiques est l’utilisation d’un discours expert à des fins militantes. On peut se réjouir que cette utilisation d’une forme de connaissance atteste, d’une part, d’une certaine diffusion des savoirs en dehors des espaces clos au sein desquels ils sont traditionnellement produits et, d’autre part, d’une diversification des modes de contestation. Le rapport au politique qui tend à devenir dominant au sein de(s) mouvement(s) vert(s) pourrait ainsi être présenté comme le produit de la conversion des élites écologistes à un discours davantage gestionnaire que protestataire, préférant canaliser le capitalisme qu’en contester les fondements. À l’opposé de ce militantisme vert spécialisé et technicisé, la mouvance altermondialiste développe un activisme protéiforme qui a pour socle commun une critique du néolibéralisme. Nous souhaitons présenter ici ce qui distingue ces deux postures de l’activisme contemporain afin de rendre compte de la pluralité qui caractérise l’univers actuel de la contestation politique mais aussi afin d’esquisser un éventuel domaine d’action commun. Pour ce faire, nous procéderons en trois temps. Un premier temps permettra de mettre en évidence les caractéristiques communes que partagent les ONG environnementalistes et la mouvance altermondialiste. Un second temps présentera deux éléments de distinction : le profil socio-professionnel des cadres d’une part, et les orientations générales des discours produits d’autre part. Enfin, un troisième temps tentera de mettre en relief les spécificités du «militantisme expert» au départ de la position prise par Greenpeace à l’égard de certaines dispositions du Protocole de Kyoto. Cette illustration sera l’occasion de saisir les ambiguïtés de cette forme d’activisme, lequel, cherchant à se poser en partenaire crédible du décideur, peine à se penser comme contre-pouvoir autonome.

Le «militantisme réflexif»

Lorsque l’on évoque les rapports entre les ONG environnementalistes et la mouvance alter, il faut au préalable aborder la question de l’appartenance de celles-ci à celle-là. La plupart des observateurs de la mouvance altermondialiste s’accordent à définir celle-ci comme une forme de contestation hétérogène et multiforme, un «champ multiorganisationnel» La notion de «champ multiorganisationnel» permet d’appréhender l’espace des mobilisations de manière dynamique ainsi que les repositionnements d’organisations différentes confrontées à un nouveau contexte politique et économique, en situant les acteurs collectifs dans un champ d’alliances et de conflits. Cette approche prend en considération les influences réciproques entre le contexte d’action (par exemple une structure des opportunités politiques) et les actions des groupes. Sur le sujet, consultez E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte & Syros, 2000 . La galaxie altermondialiste se caractériserait par sa dimension internationale voire transnationale, la diversité des groupes, des organisations, des tendances et des militants qui la composent ainsi que l’importance accordée aux débats, à l’expertise et aux contre-propositions É. Agrikoliansky et I. Sommier (sous la direction de), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, 2005, p. 9. Voir également E. Fougier, Dictionnaire analytique de l’altermondialisme, Paris, Ellipses, 2006. Au sein de cet ensemble disparate, les ONG environnementalistes occupent une place spécifique oscillant entre la volonté de s’associer et le souci de préserver leur(s) identité(s) spécifique(s). Les Amis de la Terre ou Greenpeace participent aux forums sociaux et aux échanges d’idées qui s’y produisent Ces deux grands réseaux sont en effet membres du Conseil international du Forum social mondial. Les Amis de la Terre sont également membres du collège des fondateurs d’Attac-France. Notre comparaison ne porte donc pas sur des univers séparés et hermétiques mais plutôt sur des entités aux contours flous qui sont ponctuellement en interaction. S’il n’y a pas identité entre mouvance altermondialiste et ONG environnementalistes, il n’y a pas pour autant altérité radicale entre les deux. Parmi les similitudes, figure une commune articulation entre savoirs et militantisme. Les rassemblements altermondialistes mettent en présence des groupements qui se caractérisent par un «militantisme réflexif». Que ce soit chez Greenpeace ou chez Attac, l’engagement est un mode d’action collectif, centré sur le savoir, la production de connaissances ainsi que sur l’élaboration de propositions et de projets alternatifs. Ce mode de militantisme se distingue, au moins pour partie, de l’action collective «classique», issue davantage de l’histoire et des mouvements sociaux et plus particulièrement du mouvement ouvrier. Cette dernière consiste surtout en mobilisations de masse, manifestations, pétitions, blocages, grèves ou actions de boycott et qui sont mises en œuvre par des organisations fortement structurées et hiérarchisées. La formule du contre-sommet constitue la forme et l’expression la plus emblématique de la «nébuleuse» dont elle condenserait les traits caractéristiques énoncés précédemment. Les forums sociaux (locaux, régionaux et mondiaux) représentent, en parallèle aux manifestations, mobilisations et campagnes de sensibilisation, un espace privilégié pour la construction intellectuelle et pratique du mouvement. Le «militantisme réflexif» est facilité par un profil sociologique commun aux porte-parole des groupements en question. Ceux-ci détiennent en général un important capital culturel Voir les travaux du sociologue Pierre Bourdieu et notamment La Distinction, Paris, Minuit, 1979 et recourent souvent au registre et aux démonstrations de type scientifique. Les membres du conseil scientifique d’Attac et les principaux dirigeants de Greenpeace sont souvent proches du monde de la recherche universitaire ou autre.

Rapports au politique divergents

Les groupes du type altermondialiste ont été créés sur une thématique spécifique : la lutte contre la globalisation — c’est-à-dire la mondialisation économique et financière –, principalement pour en déconstruire les logiques et en critiquer les effets Le terme de «globalisation» d’origine anglo-saxonne semble plus approprié pour rendre compte des logiques engendrant la réalisation de transformations économiques que celui de mondialisation qui masque en fait, selon François Chesnais, «un mode spécifique de fonctionnement et de domination politique et sociale du capitalisme» Fr. Chesnais «Mondialisation : le capital rentier aux commandes», in Les Temps Modernes, «Le Théâtre de la mondialisation. Acteurs, victimes, laissés-pour-compte», n° 607, janvier-février 2000, p. 15. Au-delà de leurs divergences, les diverses composantes de l’altermondialisme appréhendent la globalisation comme une des formes actuelles du développement du capitalisme et le produit de décisions politiques reposant sur une idéologie spécifique, à savoir le néolibéralisme, également appelé le libéralisme économique, une forme particulière du libéralisme L’idéologie néolibérale (la doctrine monétariste) constitue le support théorique de référence de diffusion et de réalisation du processus de mondialisation qui est défini par Corinne Gobin comme «une politique de double extension de la logique du marché capitaliste (hégémonie géographique d’une part : vers la planète toute entière et hégémonie sociétale d’autre part: vers l’ensemble des rapports sociaux), politique menée par la majorité des gouvernements et des états-majors patronaux et financiers .….». Cette analyse permet d’appréhender la mondialisation non plus comme un processus mécanique et extérieur aux orientations politiques ou comme une conséquence des développements et des transformations techniques mais comme une politique active des gouvernements européens et américains pour gérer ce qu’on a appelé la crise de la régulation fordiste. C. Gobin, «Mondialisation et État : de nouvelles formes d’État contre l’État démocratique», in M. Van Cromphaut (sous la coordination de), L’État-nation à l’ère de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 115. Ces groupes dénoncent surtout les principaux protagonistes de cette dynamique : les grandes institutions internationales (le FMI, la Banque mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce), les institutions régionales (l’Union européenne), les entreprises transnationales, les instances informelles comme le G8, le Forum économique mondial de Davos et les grands pays industrialisés, États-Unis en tête. Les pratiques de ces acteurs sont jugées néfastes sur les plans à la fois économique, social, culturel, politique et environnemental. Les élites «alter» se caractérisent par un profil d’«érudits engagés». Ce sont surtout des intellectuels, issus du monde des sciences humaines. Ces acteurs visent principalement à contester voire à transformer la mondialisation, qu’ils posent comme une construction sociale historique idéologiquement orientée dans un sens qui corresponde davantage à leurs idéaux de justice, de solidarité et d’égalité. Cette approche passe par le biais de la définition et de la promotion d’une alternative, d’une autre mondialisation, en tout cas d’un autre monde. La stratégie utilisée peut être qualifiée de «prosélytisme didactique» : une dynamique de contre-feu visant principalement à déconstruire le discours dominant néolibéral et à convaincre par la démonstration intellectuelle et par la diffusion d’un savoir sur le mode de l’éducation populaire. Cette stratégie ne s’inscrit pas pour autant en rupture totale avec les institutions politiques. Attac utilise ses capacités à produire des analyses et des dossiers scientifiques, en association avec la mobilisation des citoyens, afin de peser sur le débat public au niveau local, national, régional ou transnational. Les membres du conseil scientifique d’Attac, en France et en Belgique, ont notamment travaillé avec certains parlementaires nationaux et européens en vue de promouvoir le vote d’une loi sur la fiscalité internationale Une taxe de type Spahn a d’ailleurs été adoptée en Belgique en juillet 2004. L’enjeu central de la dynamique altermondialiste consiste donc en priorité à lutter pour une restauration et une réappropriation du politique, entendu comme l’ensemble des modalités au travers desquelles une société s’auto-institue P. Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’Agir, 2001. Voir aussi C. Castroriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. Les ONG environnementales se refusent à assumer la posture antinéolibérale qui caractérise la mouvance alter. Elles souhaitent surtout conserver leur autonomie et leur spécificité en mobilisant autour de thématiques spécifiquement environnementales et lorsqu’elles énoncent un discours critique à portée plus générale, il vise alors le paradigme de la croissance. Greenpeace garde d’ailleurs ses distances avec certains groupes considérés comme trop productivistes et refuse tout positionnement sur le clivage politique gauche/droite N. Freour, «Le positionnement distancié de Greenpeace», RFSP, Vol. 54, n°3, juin 2004, pp. 421-442. Le profil dominant des élites liées aux ONG environnementalistes s’incarne dans la figure du «scientifique engagé», surtout issu des sciences exactes et de la Terre. Ils visent davantage des luttes sectorielles, comme la protection des forêts et des océans M. Szczepanski-Huillery, Fr. Simon-Ekovich, «Mouvements écologistes et revues intellectuelles», in E. Agrikoliansky et I. Sommier, (sous la direction de), Radiographie du mouvement altermondialiste, Op. cit., pp. 273-275. Leur stratégie s’inscrit à la fois dans un registre médiatique et événementiel (de type «happening») ainsi que dans la contre-expertise de dossiers Voir S. Ollitrault, «Science et militantisme : les transformations d’un échange circulaire. Le cas de l’écologie française», Politix, n° 36, pp. 141-162. Se profiler en experts leur permet de s’imposer comme des interlocuteurs compétents et légitimes. Le positionnement de Greenpeace autour de la question de l’inclusion des «puits» dans le Mécanisme pour un développement propre (MDP) est emblématique de cette démarche partenariale très professionnelle.

Du scientifique engagé au conseiller du Prince

Le Protocole de Kyoto impose des objectifs de réduction et de limitation de leurs émissions de gaz à effet de serre aux États industrialisés parties au Traité. Pour atteindre ces objectifs, les États peuvent avoir recours à ce que l’on appelle les «mécanismes de flexibilité» parmi lequel le MDP. Le principe général du MDP est de permettre aux pays industrialisés ou aux industries originaires de ces États d’obtenir des certificats de réduction d’émissions en échange de projets d’investissements qualifiés de «propres» dans les États en développement. Les investisseurs pourront ensuite se prévaloir des certificats de réduction d’émissions obtenus pour atteindre les objectifs du Protocole. La question la plus sensible devient alors celle des activités éligibles au titre de ce Mécanisme pour un développement propre. En effet, devait-on simplement encourager les énergies renouvelables et certaines réformes du secteur de l’énergie, ou devait-on également y inclure les projets de puits de carbone à savoir ces espaces constitués des végétaux qui contribuent à absorber le carbone de l’atmosphère ? La position adoptée fut la seconde en dépit des doutes exprimés par certains quant aux vertus écologiques de ce dispositif. Des études scientifiques répercutées par le Giec Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Institution coupole qui produit l’expertise adoubée par les Nations Unies en matière de changement climatique ont notamment mis en évidence que le stockage de ce carbone était temporaire et que la contribution des puits de carbone aux concentrations de gaz à effet de serre pourrait s’inverser en cas de réchauffement. La position de Greenpeace sur l’inclusion des puits dans le cadre du MDP (Mécanisme pour un développement propre) fut formalisée dans un document déposé le 20 août 2002. L’ONG y prenait une position de principe contre l’inclusion des puits dans le cadre des projets de MDP. Pour Greenpeace, la priorité devait être donnée aux réductions des émissions de gaz à effet de serre qui viennent de la combustion d’énergies fossiles. Cela étant, comme l’intégration des puits dans le MDP est autorisée au cours de la première période d’engagement qui va de 2008 à 2012, il s’est avéré important, selon Greenpeace, de s’assurer que ces projets apporteraient un bénéfice à la fois réel, mesurable et durable à la lutte contre le réchauffement. On voit donc émerger une posture qui relève d’un «pragmatisme critique» qui consiste à calibrer son discours à l’aune des décisions adoptées par les gouvernements. Greenpeace va ainsi se focaliser sur la question de la non-permanence et essayer de définir une série de critères permettant de garantir ou de contribuer du moins à ce que ces projets de puits dans le cadre du MDP soient des projets durables et efficaces du point de vue environnemental. Or les enjeux du MDP ne se limitent pas au domaine environnemental et les répercussions de ce mécanisme sont multiples : accès à la terre, marginalisation des populations indigènes, dépendance technologique, hétéronomisation des sociétés du Sud dans la détermination de leurs politiques énergétiques et d’infrastructure… Le décalage entre la position de Greenpeace et la multitude des enjeux révèle l’unidimensionnalité d’un discours critique peut-être par trop «technicisé». En effet, Greenpeace commente les modalités du MDP en s’accommodant de la philosophie sur laquelle il repose et en occultant d’autres effets plus sociaux de ce dispositif. L’ONG fait montre d’une volonté de définir des critères techniques pour encadrer le MDP mais elle ne remet pas en cause la rationalité écologique et économique sur laquelle ce MDP a été construit. Les critiques restent en effet cantonnées aux questions environnementales — efficacité de ce dispositif, non-permanence, biodiversité — mais les enjeux sociaux et politiques liés à ces dispositifs ne sont quasiment pas abordés par Greenpeace. Ce positionnement révèle en outre une certaine «tentation partenariale» qui consisterait à énoncer des « propositions constructives » à partir d’une réalité sociale et politique « naturalisée ».

Articuler les luttes

Les discours et les pratiques des ONG de défense de l’environnement se caractérisent indéniablement par une grande utilisation des savoirs scientifiques qui nourrissent les contre-expertises autour desquelles s’articulent leurs critiques. La technicité et la spécialisation de ces discours sont sans doute à la mesure de celles des dispositifs et des enjeux dont il est question. Aujourd’hui les connaissances à caractère scientifique et la capacité à fournir une contre-expertise représentent une ressource essentielle pour les groupes humains porteurs d’un projet d’émancipation sociale et de contestation. Cela étant, cette tendance à la technicisation et à la spécialisation des discours critiques n’est pas sans ambivalence. Le rapport au politique que révèlent des pratiques confinées dans l’orbite des institutions internationales et inscrites dans le registre de la «contre-expertise environnementale» soulève la question de la difficile et pourtant nécessaire articulation entre les luttes spécialisées et les luttes globales, ou si l’on préfère, entre discussions sur les savoirs experts et débats sur les orientations générales de la vie collective.