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Enseignement : quand l’accessoire passe avant le prioritaire

 

Les fameuses enquêtes Pisa le démontrent à chaque nouvelle édition depuis dix ans, plusieurs recherches universitaires aussi : en Belgique, l’enseignement est profondément inégalitaire. Pire : rien n’est (vraiment) fait pour que la situation change. Et les rendez-vous électoraux de 2014 n’y changeront sans doute pas grand-chose.

Depuis quelques semaines, le discours est unanime : « L’enseignement sera la priorité de la prochaine législature en Fédération Wallonie-Bruxelles (FBW) ». Améliorer la qualité et l’efficacité de notre enseignement, c’est essentiel ! Une sorte de nouveau Pacte scolaire ? Comme le souhaite Philippe Maystadt : « Je rêve d’un accord entre les quatre grands partis francophones pour mener pendant six ans les changements nécessaires et ne plus faire de l’école un enjeu de bataille politique ». Méfions-nous ! Les enjeux liés à l’enseignement sont éminemment politiques. À moins qu’on se rallie à la doctrine « Mac Kinsey » qui a de plus en plus de succès : l’école au service du développement économique. Quoi qu’il en soit, on est, hélas, accoutumé à ces grandes envolées consensuelles propres aux périodes préélectorales. On a déjà entendu les mêmes « engagements » en 2009, voir en 2004 pour ne pas remonter à la nuit des temps.

2009-2014

En limitant le propos à l’enseignement obligatoire (y compris l’école maternelle qui devrait en faire partie) et sans vouloir/pouvoir être exhaustif, quel bilan pour la législature ? Sur le plan des moyens investis, un quasi statu quo. En matière de « paix sociale », on a entendu quelques coups de gueule, mais pas de véritable mouvement, malgré un profond malaise de la base. En termes de débats publics, deux questions ont émergé : les décrets « inscriptions » (vrai monstre du Loch Ness) et les résultats des enquêtes Pisa (en 2010 et 2013), ces fameux classements internationaux qui attribueraient enfin la « moyenne » à la FWB. Auxquels il faut ajouter la grave pénurie de bâtiments scolaires, surtout à Bruxelles. Sur le plan plus pédagogique, les ministres ont lancé nombre de chantiers expérimentaux. Dans l’enseignement qualifiant, la certification par unités (CPU) ; au niveau maternel, « Décolâge » ; intégration d’élèves du spécial dans l’ordinaire ; Evras (éducation affective et sexuelle) ; plan « dyslexie », remédiation, plan individuel d’apprentissage (PIA), etc. Le sentiment qui domine, c’est le saupoudrage de modestes moyens. Et surtout le scepticisme, vu la maladie chronique de notre enseignement : à chaque nouvelle législature, au moins un nouveau ministre, avec bien sûr de nouveaux projets ! Des convictions font insidieusement leur chemin : les moyens seraient suffisants et les réformes de structure ne seraient pas nécessaires. C’est dans la classe que tout se joue. Vive les « bonnes pratiques » ! Conclusion – que personne n’ose formuler – si ça va mal (ou pas très bien), c’est la faute aux profs ! Il reste quelques irréductibles qui résistent à cette approche réductrice.

Le défi

Les résultats des enquêtes Pisa sont à prendre avec des pincettes et ils ne disent rien de certaines des missions essentielles des écoles[2.Voir mon blog : .http://blogs.revuepolitique.be/PISA-lesecarts- se-creusent->http://blogs.revuepolitique.be/PISA-lesecarts-se-creusent.]. Mais nul ne peut ignorer que, depuis 2000, ils rappellent inlassablement un constat alarmant : l’écart entre les écoles les plus « performantes » et les écoles les moins « performantes » est abyssal. Idem entre les élèves. Pour rappel, les élèves les moins « performants » sont très majoritairement les enfants des familles pauvres, précarisées, éloignées de la culture dominante dans les écoles. Les résultats 2013 n’ont pas de quoi nous rassurer : les écarts se creusent encore davantage ! C’est une situation scandaleuse qui ne devrait laisser aucun politique, ni aucun citoyen indifférent. Cela fait plus de confirment ce désastre et que de nombreuses études universitaires commanditées par les ministres dissèquent ces résultats… et proposent des solutions. Sans suivi. Aussi on sent percer une certaine impatience dans le discours du professeur Jacobs (ULB) : « Un enseignement de qualité est un bien commun qui exige évidemment sens civique et action collective. On ne peut pas réduire la question de l’accès à un enseignement performant à une concurrence entre familles et élèves qui luttent pour accéder à quelques « bonnes » écoles. Il est de l’intérêt de tous que toutes les écoles offrent un enseignement de haute qualité. Accroître le niveau d’enseignement de tous les enfants constitue logiquement un bien commun et procure en fin de compte une valeur ajoutée dont l’ensemble de la nation et tout le système économique bénéficieront. Ce sont des portes ouvertes qui manifestement doivent encore être enfoncées »[3.D. Jacobs, A. Rea, J. Danhier, P. Devleeshouwer, « Inégalité sociale, ségrégation et performance de l’enseignement obligatoire en Belgique francophone », contribution au 20e Congrès des économistes belges de langue française, 2013.]. Qu’est-ce qu’on attend pour consacrer toutes les forces et tous les moyens à relever ce défi qui saute aux yeux de tous ?

Zones prioritaires

Les chercheurs de toutes les universités en conviennent : il est possible d’allier efficacité des systèmes et équité. L’Unicef en tire une conclusion sévère : « C’est en Belgique, en France et en Autriche que les inégalités sont les plus profondes. Certains pays riches laissent le fossé se creuser… Les écarts ne sont pas inévitables, mais ils sont injustes et inacceptables. Le fait que certains pays s’en sortent mieux que d’autres révèle clairement que l’on peut briser ces inégalités par l’application de politiques qui ont permis au fil du temps de réduire l’écart vis-à-vis d’élèves défavorisés »[4.Unicef, « Les enfants laissés pour compte », Bilan Inoncenti 9, 2010.]. Il ne s’agit évidemment pas d’importer « clé sur porte » en FWB les systèmes finlandais ou polonais qui sont montrés en exemple. Mais il faut arrêter de se disperser et de saupoudrer. Il est urgent de mettre le paquet, en ressources humaines et matérielles, dans les zones bien identifiées, là où l’hécatombe scolaire fait le plus de ravages. Pourquoi « zones » ? Parce que l’école s’inscrit dans son contexte social, économique, culturel… C’est tout ce tissu qui doit être mobilisé comme ce fut le cas au début des zones d’éducation prioritaires (Zep, 1990). Bibliothèques, ludothèques, maisons de jeunes, alpha, associations sportives et culturelles, entrepreneurs, artistes… Toutes les forces vives réunies pour élaborer d’autres politiques de l’école, du logement, de l’emploi, de la santé, de l’éducation des adultes… C’est aussi dans ces zones sinistrées qu’il faut lutter contre la pauvreté. Quels enseignants ? Les chercheurs soulignent, à juste titre, qu’il existe un « effet » prof et un « effet » établissement. Selon que l’enseignant considère tous ses élèves comme capables de progresser, quand il cherche inlassablement à réveiller leur curiosité, quand il n’arrête pas de se perfectionner… les résultats sont meilleurs. Conclusion : attirer dans ces zones les meilleurs profs (volontaires/expérimentés) et créer les conditions pour qu’ils y restent ! Quelles conditions ? Un projet d’établissement qui mobilise une 10 ans que toutes les enquêtes équipe animée par une direction qui insuffle confiance aux profs et aux élèves, encourage les expériences et innovations, suscite des partenariats, intègre les parents d’élèves… Des conditions de travail « autres » puisque le travail est différent et plus difficile. Moins d’heures de présence en classe, plus de travail en équipe, en formation, avec des partenaires (logopèdes, médiateur, chercheurs…). Plus de travail avec les parents et les autres acteurs de la zone. Évidemment nettement moins d’élèves par classe. Ceux qui osent prétendre le contraire n’ont jamais mis les pieds dans ces classes. Enfin oser briser le tabou syndical qui refuse d’aborder la question du salaire : « Est-ce bien normal que les enseignants aient le même salaire, alors que leurs conditions de travail, les défis pédagogiques rencontrés et le niveau de stress diffèrent fondamentalement d’une école à l’autre ? »[5.Jacobs et alii, op.cit.]. Si on veut attirer et garder les meilleurs là où les défis sont les plus « chauds », des incitants ne sont pas à négliger. Avec quels moyens ? « La FWB a déjà beaucoup donné à l’encadrement différencié ». Ah oui, j’oubliais : aujourd’hui, le qualificatif « prioritaire » a disparu au profit de « encadrement différencié ». L’évolution sémantique (en passant par « discrimination positive ») traduit qu’il ne s’agit pas (plus) de politiques prioritaires. Aussi les moyens consacrés à ces zones ne permettent pas de transformer sérieusement les conditions de travail et de salaires. Les ministres sont très fiers de consacrer 65 millions à ces écoles… même pas 1% du budget de l’enseignement !

Refonder le système

Qu’on ne se fasse pas d’illusions. Même si les conditions évoquées plus haut étaient réunies, de sérieux obstacles demeureraient sur le chemin de l’équité. Ce ne sont pas nos enseignants qui sont mauvais, c’est notre système qui produit de la ségrégation, de l’exclusion, des inégalités profondes. Refonder ? En commençant par le commencement : la petite enfance et l’école maternelle. C’est là que l’accrochage des enfants et des familles devrait s’opérer. Or, on connaît la situation dramatique : manque de place dans les crèches et surcharge dans les classes d’accueil en maternelles. Particulièrement dans les zones prioritaires, comme le rappelait récemment Bernard De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant : « Les enfants les plus fragiles poussent régulièrement la porte d’un milieu éducatif collectif à l’entrée en primaire. C’est un gâchis incommensurable quand on sait que cette découverte se fait sans les habitudes et aptitudes traditionnellement acquises au cours de la petite enfance »[6.La Libre, 20 novembre 2013.]. Dans ces classes maternelles-là, on ne devrait jamais dépasser les 15 élèves. Les instituteurs-trices devraient faire équipe avec des logopèdes, des puériculteurs-trices, des médiateurs-trices… Leur travail devrait être considéré comme il le mérite : un des plus décisifs pour l’ensemble de la société. On en est très loin. Qui souhaite que son fils ou sa fille choisisse cette voie ? Ensuite, organiser un véritable enseignement du fondement jusque 16 ans. Totalement détaché des écoles secondaires pour rompre avec le poids des représentations liées aux filières générales ou qualifiantes. C’est aussi la seule solution pour assurer une certaine hétérogénéité des publics qu’on sait favorable aux apprentissages de tous. Cette école du fondement devra intégrer de nouveaux contenus plus techniques et artistiques pour que tous les élèves fassent plus tard des choix d’orientation en meilleure connaissance de cause. Il faut en finir avec tous les sparadraps appliqués depuis 30 ans sur le vieux pneu tout percé qu’est devenu le 1er degré du secondaire. Avec cette usine à gaz qui fait souffrir tant d’élèves… et de profs. Avec le CEB qui marque une fin de cycle, une rupture… alors que la loi prévoit déjà un « continuum » jusque 14 ans. Cela fait trente ans qu’on patauge, que le système est en panne. Pourtant, les recherches et exemples étrangers indiquent la voie à suivre et à adapter à nos réalités[7.V. Dupriez, « How do school systems manage pupils’ heterogenity », Comparative education review, 2008.]. Enfin, impossible de parler enseignement sans évoquer les décrets « inscriptions ». Un remarquable Courrier du Crisp vient de leur être consacré[8.N. Ryelandt, « Les décrets “inscriptions” et “mixité sociale” de la Communauté française », Courrier hebdomadaire, n° 2188-2189, Crisp, 2013. Un document remarquable, analysé dans ce numéro http://revuepolitique.be/spip.php?article2971, même si je ne partage pas l’optimisme de l’auteure concernant les effets de ces décrets dans l’opinion et dans les écoles.]. À noter que le tronc commun évoqué ci-dessus supprime le problème puisqu’il n’y a plus lieu d’inscrire qui que ce soit à 12 ou 13 ans dans une nouvelle école ! L’hétérogénéité et la mixité sociale doivent être encouragées bien plus tôt. En effet, les écoles « ghettos » existent dès la maternelle et sont le résultat du « libre choix » dans notre marché scolaire. C’est une illusion de croire pouvoir rompre cette logique en cours de route. De plus, les difficultés liées à la mise en œuvre des décrets « inscriptions » ont eu de nombreux effets pervers. Le large écho donné par les médias aux plaintes des parents et enfants « victimes » de ces décrets (qui ne manquent pas de moyens pour se faire entendre) a détourné les regards des vraies priorités : l’opinion a pu croire que les défis majeurs se situaient là. J’espère avoir fait entendre que ce n’est pas le cas, mais bien dans les zones prioritaires et dès le plus jeune âge.

Quels acteurs ?

Les enseignants bien sûr. Les évolutions du système doivent se faire avec eux. Mais gare au corporatisme ! C’est avec celles et ceux qui sont soucieux du bien commun, qui investissent inlassablement dans leurs classes, les associations et dans la société pour plus d’égalité qu’il faut avancer. Sans oublier les élèves et anciens élèves. Surtout celles et ceux qui ont connu des difficultés. Ils en ont des choses à dire sur ce système qui les a mis en échec. Leurs parents aussi qui, parfois dès l’école maternelle, ont perçu qu’ils n’étaient pas bienvenus. L’avenir de notre enseignement, c’est l’affaire de tous les citoyens. Pour appréhender la complexité de ce dossier, pour éviter la nostalgie qui lui est souvent liée, il est indispensable que tous les médias, petits et grands, presse écrite, radios, télévisions, réseaux sociaux, lui accordent bien plus d’importance. Que des journalistes spécialisés et des magazines de qualité y soient consacrés. Pour les politiques qui formeront une majorité, je les renvoie à la conclusion sobre des chercheurs de l’ULB : « Chez nous, les mesures politiques tardent à être implémentées. Il est donc encore et toujours nécessaire de revenir sur les constats (inégalités, ségrégation…) et d’insister sur le fait que des réformes majeures s’imposent »[9.Jacobs et alii, op.cit.].