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Énergie-égalité : un couple problématique

L’énergie n’est pas un facteur qui fait l’objet de discussions politiques tranchées : quelle énergie de droite, quelle énergie de gauche ? Certes dans le mouvement écologiste, il s’agit d’un thème essentiel, mais comme pour d’autres questions de techniques et de leurs impacts, il n’est pas évident de les « mettre en politique ».

Cet article a paru dans le n°53 de Politique (février 2008).

C’est comme si l’on était trop près de ces choses, trop immergé au quotidien dans notre mode de vie, pour avoir le recul nécessaire pour en apercevoir les implications, alors même qu’elles sont très importantes pour nos sociétés et leur devenir. Ou peut-être se dit-on que cette infrastructure technique est tellement massive qu’elle dépasse nos capacités de choix politique. Les sociétés industrialisées fonctionnent avec une consommation énergétique par habitant, ou une « intensité énergétique », sans égale dans l’histoire. Même sur le court terme la consommation d’énergie par habitant a doublé dans certains pays européens en une quarantaine d’années, après avoir déjà augmenté plusieurs dizaines de fois depuis l’époque préindustrielle. Quand nous faisons le plein d’une voiture, avec nos 40 litres d’essence c’est l’équivalent énergétique du travail humain d’une personne sur plusieurs mois dont nous disposons.

Si l’on s’intéresse à la question de l’égalité, on rencontre ici une injustice criante, puisqu’en moyenne ce seront des pays pauvres (Bangladesh, Afrique de l’Ouest par exemple) qui subiront plus d’impacts négatifs, alors même qu’ils ont très peu contribué à ce problème. Cette grande disponibilité de l’énergie à bas prix direct a permis d’économiser quantité de labeur humain, de conserver dans les logements une température agréable, de se déplacer très rapidement et facilement à courte ou longue distance, de diminuer le coût de l’alimentation pour tous, de rendre largement accessibles une pléthore de produits auparavant réservés à une élite. L’énergie à bas prix a donc été un facteur très favorable à la satisfaction de besoins et à la réalisation de désirs dans de très larges parts des sociétés industrialisées. L’histoire du couple énergie-égalité a été plutôt heureuse pour nos pays durant une grande partie du XXe siècle.

Inégalités mondiales

Comme l’écrit un penseur allemand du Développement méconnu en langue française [1. Wolfgang Sachs, « la durabilité implique de bâtir un mode de vie permettant la justice » «Turning vision into reality», Symposium Conseil fédéral du Développement durable 29 septembre 1999, Bruxelles.]. Outre la rédaction de livres importants comme The Development Dictionary. A guide to knowledge as power [2.Wolfgang Sachs, The Development Dictionary. A guide to knowledge as power, Zed Books, London, 1992.], qui en est à sa septième réédition, W. Sachs a aussi été président de Greenpeace- Allemagne.

Justice ne doit pas être tout de suite traduit par « égalité », et d’ailleurs le terme « équité » est sans doute préférable, car les caractéristiques du monde et des sociétés sont très diverses. Toutefois, pour l’accès à un facteur aussi déterminant que l’énergie, on se trouve depuis quelques décennies devant un problème qui barre l’horizon. Les niveaux d’intensité énergétique des pays industrialisés ne sont pas généralisables à l’humanité alors même que les systèmes techniques et énergétiques de ces régions continuent à fournir le modèle massif d’industrialisation du reste du monde. Comme noté plus haut, il ne s’agit pas d’égalité au sens strict : le Japon vit par exemple avec une intensité énergétique deux fois moindre que celle des États-Unis. Mais une grande partie de l’humanité n’a accès qu’à des niveaux bien inférieurs, et le passage au niveau du Japon paraît compromis pour deux raisons. Celle qui est la plus structurelle par rapport aux possibilités naturelles de la planète est la production de gaz à effet de serre due à la combustion du pétrole, gaz ou charbon, et ses conséquences en termes de réchauffement climatique. Si l’on s’intéresse à la question de l’égalité, on rencontre ici une injustice criante, puisqu’en moyenne ce seront des pays pauvres (Bangladesh, Afrique de l’Ouest par exemple) qui subiront plus d’impacts négatifs, alors même qu’ils ont très peu contribué à ce problème.

Néanmoins, au-delà des discours, les contraintes issues de la lutte contre les changements climatiques n’affectent que peu l’évolution actuelle du secteur de l’énergie jusqu’à ce jour, et à court terme moins que la deuxième raison qui compromet la poursuite et l’extension des modèles à haute intensité énergétique, à savoir le renchérissement du pétrole. Celui-ci paraît à l’heure actuelle davantage dû à la faiblesse des investissements dans la production, pour des raisons surtout politiques, qu’à la raréfaction des ressources. Il n’empêche, on s’approche du pic pétrolier, après lequel les tensions créées par une demande supérieure à l’offre devraient pousser encore plus son prix à la hausse, même si beaucoup de substitutions (comme la liquéfaction du charbon, très abondant, par exemple) sont techniquement possibles. Mais la technique n’est pas tout, et déjà aujourd’hui des études du Giec Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Ses rapports font autorité, le dernier datant de 2007, entre autres, montrent qu’une grande part d’économies d’énergie sont non seulement techniquement possibles, mais aussi rentables, et que pour des raisons sociales, culturelles ou politiques elles ne sont pourtant pas réalisées. Entretemps, parmi les pays grandissent des inégalités flagrantes sur base de la disponibilité ou non de pétrole sur leur sol. Tandis qu’à l’intérieur des frontières, la hausse des prix de l’énergie résultant du cours du pétrole amplifie une série d’inégalités et de difficultés. Comment les aborder ?

Changer dans l’équité ?

Permettons-nous ici un petit détour par la pensée politique écologiste face à l’équité sociale [3. E. Zaccaï, « La pensée écologique face à l’équité sociale », dans P. Cornut, T. Bauler et E. Zaccaï, Environnement et inégalités sociales, Presses universitaires de Bruxelles, 2007, pp. 73-81.]. Toute analyse écologiste ou environnementale fera le constat de base que les impacts (présents et futurs) de notre consommation d’énergie comme de ressources naturelles sont excessifs, et appelle par conséquent à des réductions. Un instrument clé pour y parvenir est l’augmentation progressive des prix.

Toutes autres choses restant égales, une augmentation des prix est la plus défavorable aux moins nantis, surtout quand il s’agit de satisfaire des besoins de base. La hausse prévisible, et soutenue par les écologistes, du coût des « services » tirés de la nature, tels que l’usage de l’énergie, est une raison sans doute fondamentale de la méfiance des catégories défavorisées de la population envers les idées écologiques, lesquelles trouvent davantage de résonance dans les classes moyennes et supérieures. À cette tension, les écologistes répondent deux choses. D’une part la poursuite de la situation actuelle est porteuse d’inégalités plus grandes encore, de l’autre il est nécessaire de mettre en place des mesures d’aide aux plus défavorisés accompagnant le changement. Regardons cela plus en détail.

Il faut donc un changement en profondeur, et plutôt que de le subir, il faut l’anticiper et le conduire : ce n’est qu’ainsi que l’on pourra peut-être atténuer pour les plus faibles les contraintes du changement.

Les menaces découlant de la poursuite de la situation actuelle, ou selon la formule des rapports du Giec, les scénarios « business as usual », sont liées à quatre dimensions de l’énergie : son approvisionnement, ses impacts climatiques, les risques associés et ses pollutions directes. Aujourd’hui, la politique en pointe de l’Europe envers la réduction de la consommation énergétique au nom du climat est certainement aussi due à la conscience de notre dépendance. En ce qui concerne les risques associés à l’énergie, on pensera notamment au nucléaire qui, s’il devait voir une multiplication de ses centrales, serait une source préoccupante de dangers potentiels.

Pour ce qui est de la pollution directe due à l’énergie, les pays les plus riches ont réussi ces dernières décennies à la diminuer fortement (acidification, plomb, fumées noires) même si les maladies respiratoires causées de la sorte restent le premier facteur de maladies environnementales recensé dans nos pays. Tous ces facteurs ne jouent pas nécessairement de façon plus défavorable envers les moins nantis de nos sociétés, les pollutions par exemple affectent davantage les personnes âgées et les enfants, la hausse du coût touchera plus les isolés, mais les ruptures et crises possibles vont pouvoir être moins bien surmontées par des personnes dotées de moins de moyens d’adaptation. Il faut donc un changement en profondeur, et plutôt que de le subir, il faut l’anticiper et le conduire : ce n’est qu’ainsi que l’on pourra peut-être atténuer pour les plus faibles les contraintes du changement, ce qui est le deuxième élément du raisonnement écologiste évoqué plus haut. Dans cette optique, on peut prévoir des volumes à bas prix de consommation énergétique de base, il faut faire pression sur les producteurs de biens pour que ceux-ci soient beaucoup moins gourmands en énergie, il est nécessaire de donner accès à des moyens de transports moins consommateurs en énergie. Déjà aujourd’hui, les transports personnels et les voyages touristiques sont les dépenses où l’on constate le plus de différences entre les ménages au-dessus et au-dessous du seuil de pauvreté Respectivement -61,7% et -74,9% des seconds par rapport aux premiers [4. Le Soir du 17 octobre 2007, p. 3, données avant 2007, année non précisée, probablement 2005.]. Il existe aussi des politiques à double dividende, comme l’isolation de logements ou la construction d’installations d’énergie renouvelable, créatrices d’emplois locaux et facteurs d’indépendance énergétique et « carbonique » (diminution de CO2). Ce ne sont là que quelques exemples-clés des politiques écologistes et environnementalistes au sens large face à cette question.

Richesse et opacité

Actuellement, cette double orientation paraît la plus crédible et équitable, même si elle se heurte à nombre de difficultés, qu’il faut s’atteler à surmonter. J’en citerai trois pour conclure. La première est de l’ordre de la justice. Rendre l’énergie plus chère, même si il y a un accompagnement social, n’empêchera guère les plus riches de continuer à s’acheter, comme cela a toujours été le cas, des parts disproportionnées de ressources naturelles. Dans le fonctionnement actuel des sociétés, même si on peut l’atténuer, on ne voit pas encore comment éviter cette inégalité… de plus. En outre, il tombe sous le sens qu’une série de consommations particulièrement dispendieuses en énergie et en ressources naturelles diffusées comme modèles enviables par les catégories luxueuses des sociétés sont devenues parfaitement inadaptées au potentiel dont dispose cette planète. Mais aucun moyen sérieux n’est en place pour opérer un changement à ce niveau, si ce n’est les invocations éthiques.

“Rendre l’énergie plus chère n’empêchera guère les plus riches de continuer à s’acheter des parts disproportionnées de ressources naturelles.”

La seconde est d’ordre technique. Malgré le battage médiatique fait autour de l’énergie et du climat, il reste difficile de se faire une idée claire de nos consommations quotidiennes. Qui sait par exemple qu’un vol Bruxelles-Bangkok aller-retour va émettre par passager davantage d’équivalent de gaz à effet de serre que ce que le passager aura émis pour son chauffage toute l’année, réduisant l’effet d’éventuels efforts d’isolation dans son logement à une part très limitée du total de sa consommation. « L’énergie grise », c’est-à-dire la consommation indirecte nécessitée pour la production et le transport de biens de consommation est fondamentale bien que cachée. Ces opacités techniques nécessitent des normes, des références à développer. Mais elles font aussi deviner les limites d’approches fines de régulation, dont il faudra éviter qu’elles ne débouchent, comme c’est le plus souvent le cas aujourd’hui, que sur de l’information à prendre ou à laisser. Mais, et ce troisième facteur est économique et politique, l’opacité technique se double largement d’une opacité introduite par les opérateurs du marché, et parfois de l’État.

Le prix du pétrole est en partie lié aux spéculations, celui de l’électricité en Belgique aux choix d’Electrabel et de sa maison mère Selon Greenpeace,trois milliards d’euros ont été engrangés par la filiale de Suez via des tarifs élevés ayant permis d’amortir les installations nucléaires plus rapidement. Electrabel conteste ces chiffres[5. Le Soir du 31 octobre 2007, page 19.], et quand le pain augmente à la boulangerie, il est un peu simple d’accuser, en proportion, le prix du pétrole. Pour se donner des chances de plus d’équité dans les difficultés énergétiques importantes que nous affrontons, il faut aussi ouvrir des «boîtes noires» plus complexes que les discours de la fin du pétrole et du réchauffement, eux-mêmes exploités par les opérateurs dans leurs stratégies. Mettre en politique les questions d’énergie et d’égalité c’est possible, mais pour ce faire il est primordial de rendre lisibles et équitables toutes leurs dimensions économiques

(Merci à Ph. Bourdeau, B. Kestemont, F. Goor et G. Wallenborn pour leur lecture et suggestions.)