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Du « greenwashing » à la décroissance

Capitalisme vert, développement durable, décroissance… Le débat sur la mutation de nos sociétés pour faire face aux enjeux du changement climatique paraît souvent confus. Dans les lignes qui suivent, on tentera de proposer une grille d’analyse en trois niveaux (et demi), allant du « greenwashing » à la décroissance, pour ensuite interroger l’ « intensité en changement » des différents scénarios » aujourd’hui en débat, et leurs défis pour la gauche.

Le premier niveau serait le greenwashing, terme inventé dès le début des années 1990 pour désigner des pratiques essentiellement de marketing visant à convaincre ou faire croire au consommateur que le produit qu’il achète est écologiquement correct. Par exemple, une compagnie pétrolière tentant de réhabiliter son image auprès de l’opinion publique via de vastes campagnes publicitaires sur l’efficience énergétique ; une firme chimique laissant croire que son insecticide est éco-friendly ; une marque automobile vantant le bas niveau d’émissions de CO2 émis par ses véhicules ; une multinationale agroalimentaire promouvant ses produits « bio »… Ce premier niveau situe clairement l’écologisation au niveau du discours commercial. Le consommateur étant davantage sensibilisé aux préoccupations environnementales, on lui sert la soupe. Au hasard d’un Financial Times de ce mois de décembre, on découvre une pleine page publicitaire selon laquelle « it’s time for green banking », et au hasard d’un Monde, une autre sur « EDF Leader de l’électricité bas carbone » » ou encore IBM qui est pour « une gestion de l’eau plus intelligente (on se réjouira d’apprendre, au passage, que les ingénieurs et informaticiens d’IBM ont découvert que l’eau de pluie pouvait servir à arroser les plantes – extrait de leur publicité : « IBM utilise des solutions hydro-économes dans son nouveau siège français et notamment un système de récupération de l’eau de pluie pour l’arrosage des espaces verts »)… Le greenwashing ne remet pas en cause la croissance économique, la compétitivité, la course aux parts de marché. Il ne se préoccupe guère de l’un des volets de la durabilité : la question sociale, même s’il emprunte au développement durable son lexique (voir par exemple le « Conseil mondial des affaires pour le développement durable » ). Un deuxième niveau pourrait être celui du développement durable. Ce concept fait l’objet de controverse car il est parfois assimilé, surtout à gauche, à un honni capitalisme vert. On pourrait pourtant le distinguer du greenwashing. Tout d’abord, au niveau conceptuel, il inclut un volet social. La nation même de durabilité rend nécessairement une solidarité entre les générations d’aujourd’hui et celles de demain (pour lesquelles nous devons être durables aujourd’hui). Cette solidarité est générationnelle, mais est également géographique : le développement durable inclut – au moins dans ses principes – un volet de lutte contre la pauvreté dans le monde et contre l’exclusion sociale dans les pays développés. Il se traduit également par des financements publics des pays du Nord en faveur des pays du Sud.

Si le « greenwashing » n’est jamais qu’une démarche volontaire des entreprises, le développement durable se fonde sur tout un arsenal législatif dans lequel, dès lors, le rôle du politique est prépondérant.

Une autre différence importante réside dans la mise en application concrète. Si le greenwashing n’est jamais qu’une démarche volontaire des entreprises, le développement durable se fonde sur tout un arsenal législatif dans lequel, dès lors, le rôle du politique est prépondérant. Depuis quelques années, la part de l’activité législative européenne qui lui est consacrée croît dans des proportions considérables. Ainsi, pour la seule année 2009, la « Stratégie européenne de développement durable » est-elle à l’origine d’un projet de renforcement de l’eurovignette afin de tenir compte des coûts externes du transport (changement climatique, pollution locale, bruit et congestion) ; d’un règlement pour réduire plus encore les émissions de CO2 des véhicules neufs et, bientôt, des véhicules utilitaires légers ; d’une législation sur l’étiquetage des pneus selon, notamment, leur efficacité en carburant ; d’une directive sur « l’éco-conception », qui concerne la fabrication de produits tels que chauffe-eaux, ordinateurs, téléviseurs, ventilateurs industriels, ampoules, décodeurs numériques, moteurs électriques, circulateurs, réfrigérateurs… ; d’une directive sur l’ « étiquetage énergétique » de l’électroménager ; de la promotion des marchés publics verts… Cette liste, loin d’être exhaustive, crée un environnement législatif juridiquement contraignant qui force les industriels à adapter leurs processus de production et leurs produits aux exigences environnementales et climatiques. De ce point de vue, nous sommes loin du greenwashing et il suffit pour s’en convaincre d’observer les stratégies de lobbying mises en œuvre par les industriels concernés pour faire obstacle, ou à tout le moins peser sur la définition de toutes ces normes environnementales : industrie automobile, industrie chimique, entreprises de transport routier, fabricants européens d’appareils électroménagers… Les intérêts (financiers) en jeu sont énormes (« qui détient les normes détient les marchés ») et le sont tout autant les pressions des lobbies industriels aboutissent souvent – toujours ? – à des compromis insatisfaisants. Ce qui donne d’ailleurs aux politiques de développement durable leur aspect souvent si fade. Pour résumer, le développement durable est donc une stratégie politique du possible, qui vise à adapter les acteurs aux nouvelles contraintes sans modification du cadre. Il promet une croissance verte, des éco-industries, des emplois verts, des énergies renouvelables et des nouvelles technologies vertes, sans modifier les paradigmes de l’économie de marché capitaliste. Un troisième niveau serait, précisément, la remise en cause de ces paradigmes fondamentaux. Il s’agit cette fois de saisir l’opportunité du changement climatique pour interroger radicalement le modèle économique dominant, l’accumulation et la concentration du capital, l’emprisonnement dans une épuisante poursuite de la croissance économique, des gains de productivité, et de compétitivité.

L’alternative à la croissance économique reste à construire : « autre » croissance plus qualitative ou arrêt de la croissance, ou décroissance ?

Une croissance économique mesurée, qui plus est, par un indicateur particulièrement trompeur et borné, le PIB, et au nom duquel nous avons transformé l’agriculture en agro-industrie, la ville en centre commercial, l’alimentation en fast-food, la culture en show-business, la mobilité en congestion motorisée…C’est donc tout un modèle énergivore, gaspilleur, pollueur qui est remis en cause, accusé d’être responsable in fine, du dérèglement climatique. Comme les mobilisations autour de la conférence de Copenhague l’ont montré en décembre dernier, cette remise en cause rassemble une multitude de mouvements environnementalistes, sociaux, associations, organisations non gouvernementales, syndicats qui tous cherchent une alternative à ce modèle. Ce qui distingue principalement ce troisième niveau du précédent (développement durable) est le rejet de l’objectif de « croissance économique » comme finalité ultime des politiques. Ce rejet se fonde sur plusieurs constats dont principalement celui du découplage entre croissance économique et bien-être dans toutes les sociétés développées (et ce, depuis au moins deux décennies) ; et celui de l’ampleur des dégâts écologiques causés par cette croissance.

Economie économe

Mais c’est à partir de là que les difficultés commencent. Car l’alternative à la croissance économique reste à construire : «autre » croissance plus qualitative, ou arrêt de la croissance, ou décroissance ? Pour certains, comme Réginald Savage, il faut remettre en place une « économie économe » basée sur « la durabilité des produits, le recyclage systématique obligatoire des matériaux, la reconversion accélérée et décentralisée des systèmes énergétiques (…), la relocalisation de certaines productions (…), le développement de valeurs d’usage immatérielles (services sociaux, prévention) de préférence non-marchandes, la réduction – et non l’augmentation – du temps de travail contraint ».R. Savage, « La croissance a-t-elle un sens ? », La Revue nouvelle, mars 2009. L’économiste français Jean Gadrey parle non pas de croissance du volume du PIB, mais d’amélioration de la qualité et de la durabilité de la production. En prenant l’exemple de l’agriculture, il tente de démontrer que l’on peut créer des emplois utiles et réduire le chômage (et préserver la protection sociale) sans croissance du PIB, mais en améliorant la qualité des produits. Son projet est celui d’une société soutenable de sobriété et de plein emploi, débarrassé de l’obligation de croissance et impliquant une forte réduction des inégalités. Il démontre par ailleurs de manière convaincante que nos pays développés connaissent une .baisse tendancielle du taux de croissance depuis 50 ans. D’autres enfin vont un pas plus loin et situent la seule issue dans une décroissance du PUB dans les pays développés. Pour eux, un seul mot d’ordre : la réduction (de la production, de la consommation, des transports…). Selon Serge Latouche, « on a été formaté par cet imaginaire du « toujours plus », de l’accumulation illimitée, de cette mécanique qui semblait vertueuse et qui maintenant apparaît infernale par ses effets destructeurs sur l’humanité et la planète ». Il s’agirait maintenant de faire redécouvrir aux gens « l’ivresse joyeuse de l’austérité volontaire ».Lire notamment son interview sur .http://contreinfo.info/… Mais ces décroissants « bruts » sont peu disserts sur la réduction des inégalités, l’avenir de l’emploi et celui de la protection sociale dans leur marche vers une société soutenable. Comment financer les soins de santé ou l’avenir des pensions dans un régime de décroissance ? Quel impact aurait un tel régime sur les finances publiques, les dépenses publiques, les services publics ?

Intensité en changement

Imaginons maintenant une échelle d’intensité en changement par rapport à ces trois ou quatre scénarios. Nous aurions quelque chose comme : — le greenwashing, comme préservation (du capitalisme) ; — le développement durable comme adaptation (du capitalisme) ; — l’économie économe comme transition (vers un nouveau modèle économique) Principalement caractérisé par l’arrêt de la croissance  ; — la décroissance, comme inversion (des paradigmes économiques du capitalisme). Cette très imparfaite grille doit encore être confrontée à trois questions : chacune de ces options apporte-t-elle une réelle réponse aux défis climatiques ? Chacune de ces options intègre-t-elle la question sociale ? Chacune de ces options offre-t-elle un programme d’organisation de la société (pour ne pas dire modèle de « développement »), et du vivre ensemble ? Sans doute les progressistes répondront-ils aisément aux deux premières questions. Quant à la troisième, elle est, me semble-t-il, ce sur quoi butent tant les gauches que les environnementalistes. Il ne suffit pas de parler de transition pour définir ce nouveau modèle. Il ne suffit pas d’une critique radicale pour construire une alternative. Enfin, l’un des angles morts de ce débat est l’enjeu international : quels sont les niveaux pertinents de changement ? Un pays pourrait-il entamer seul une telle transition ? Depuis peu – crises écologique, financière, économique, sociale, alimentaire… aidant –, le débat politique sur ces alternatives ses fait davantage entandre. Que l’on songe au rapport Stiglitz qui prône une nouvelle mesure des richesses par rapport au PIB, ou au rapport Prosperity without growth publié par une agence officielle du gouvernement britannique et qui en appelle à mettre un terme à la croissance économique … Quelles options remporteront ce débat – qui gagnerait à devenir un débat public ouvert – sera l’enjeu des prochaines années : les « croissancistes » plus ou moins verts (options 1 et 2), ou les « objecteurs de croissance » plus ou moins bruts (options 3 et 4) ? Si les premiers l’emportent, l’hypothèse hautement probable vu l’état actuel des rapports de force, demain grâce aux technologies vertes, nous serons tous installés dans nos voitures vertes immobilisées dans des embouteillages verts, nous rendant dans nos emplois verts, et précaires de nos éco-industries, nous battre pour des parts de marché vertes, en renforçant la compétitivité bas carbone pour lutter contre l’éco-concurrence internationale. Presque n’aura changé et, ouf !, pas même le climat. Si ce n’est pas l’option préférentielle de la gauche et environnementalistes, il faudra alors continuer d’interroger les notions de « croissance », de « développement », de « progrès » et leurs alternatives. Comme le souligne l’économiste Daniel Cohen : « Nous devons penser ce que pourrait être un monde qui n’aurait pas trouvé le moyen de perpétuer sa fuite en avant planétaire dans une croissance perpétuelle » Interview dans Le Monde du 8 décembre 2009. Mais c’est là un immense chantier intellectuel, politique et stratégique qui interroge les modèles, les alliances et les rapports de force.