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Diversité et féminisme : leçons d’Amérique

Les politiques de diversité organisent-elles la concurrence entre victimes de discriminations ? Et ce au détriment des politiques d’égalité des sexes, qui perdraient leur prééminence ? Le mouvement féministe n’est-il pas aveugle aux discriminations quand d’autres catégories sont frappées ?

Un débat sur la diversité serait boiteux s’il ne pouvait souffrir de critiques autres que celles que les membres du groupe dominant sont prêts à entendre. Imagine-t-on encore actuellement un débat sur la situation des femmes où seuls les hommes seraient amenés à donner leur point de vue ? A l’évidence, non. C’est pourquoi, à l’occasion de la table ronde consacrée à l’Europe et à la diversité versus l’égalité ; un autre débat a surgi quant à la place de la diversité dans le mouvement pour l’égalité entre hommes et femmes. Ce débat au sein du mouvement des femmes se nourrit de deux constats. D’une part l’essoufflement du mouvement féministe et surtout de son écho politique, combiné à la montée d’un revirement des politiques publiques dont les mutations de politiques d’égalité des sexes en politiques d’égalité pour tous seraient l’indice. D’autre part, en Belgique notamment, une interrogation non apaisée sur l’intégration de la diversité culturelle au sein du féminisme, qui se veut et se pense universaliste, et la compatibilité de la diversité culturelle avec les valeurs émancipatrices du féminisme. Bien sûr les analystes féministes n’ont pas manqué de s’interroger sur le défi majeur que pose la multiculturalité et les politiques de diversité. Ce changement des politiques d’égalité des sexes en poli-tiques d’égalité pour tous peut-être vu comme significatif d’un net recul, d’un backclash. Mais aussi d’une difficulté, pour ne pas dire un refus, de penser l’articulation entre sexisme et racisme. À la marge de ces interrogations se profilent certaines tendances inavouées et inavouables, la concurrence des discriminations, le racisme latent parfois, masqué derrière le refus de reconnaître aux autres qu’à soi-même la position de victimes. Dans cet affrontement malsain qui n’ose dévoiler ses enjeux clairement, l’expérience des féministes afro-américaines est d’une qualité phénoménale par l’ampleur et la richesse de leur dialogue heurté avec le mouvement des femmes (blanc) traditionnel ; leurs interrogations et expériences peuvent être riches d’enseignements pour notre réflexion. Sous la direction de la philosophe Elsa Dorlin.Le texte d’Eisa Dorlin, «Performe ton genre, performe ta race» : Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la postcolonie, est disponible sur le site de l’ASBL .Sophia.. , paraissent, pour la première fois en traduction française, des textes de plusieurs figures du féminisme afro-américain Black Feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Textes choisis et présentés par Eisa Dorlin, L’Harmattan, Paris, 2008 , qui posent de manière affûtée la question de l’altérité au sein d’un double mouvement d’émancipation ; celui des Noirs et celui des femmes. On sait trop peu que la question de la place des femmes noires au sein du mouvement d’émancipation des femmes se pose aux États-Unis dès l’esclavage. Comme le remarque Eisa Dorlin, c’est de la mobilisation abolitionniste qu’est né le mouvement suffragiste américain mais tout aussi rapidement apparaît au sein de ce dernier la question de la prééminence des droits politiques des femmes blanches par rapport aux droits poli-tiques des hommes noirs ; et dans ce débat les femmes noires sont restées quasi invisibles alors même qu’elles avaient pris une part importante au sein des luttes abolitionnistes. Cette question de la prééminence et de la légitimité des unes et des autres ne quittera jamais l’arène et doit nous interpeller dans le contexte, évoqué dans la table ronde, de la concurrence entre les discriminations. Inscrit dans le donné ségrégationniste, le féminisme afro-américain est une référence politique et théorique pour le féminisme classique nord-américain d’abord, européen ensuite, particulièrement en Grande-Bretagne La question de l’altérité versus l’universalisme émancipateur se pose en Europe dès la colonisation ; l’émancipation est «offerte» aux femmes indigènes au détriment de leur propre culture mais en occultant quasi complètement les structures de pouvoir propres aux femmes autochtones ; c’est ainsi qu’on dévoile, parfois de force, les femmes en Algérie mais qu’on ne prête que peu d’intérêt aux structures traditionnelles qui en certains endroits d’Afrique noire favorisent l’indépendance économique des femmes ; le colonisateur ne s’adressant qu’aux hommes.

Femmes blanches, femmes noires

Les Afro-américaines ont travaillé sur ce sujet de manière théorique mais aussi empirique en remettant en cause les constatations faites dans le domaine de la famille et du travail et en en pointant la singularité de leur expérience en la matière. Prenant l’exemple des femmes au travail et de la domesticité, elles démontrent que la conception féministe traditionnelle de l’exploitation des femmes n’est fondée que sur l’expérience des femmes blanches et remettent en cause une stratégie féministe qui utilise les femmes noires pour asseoir un discours universaliste et victimaire en y occultant le fait que les blanches ne sont pas seulement victimes du système mais qu’elle se muent à l’occasion en oppresseurs. L’analyse féministe classique définit le sexisme comme le seul rapport de pouvoir transversal à toutes les sociétés ; en cela il est premier et constitue une expérience commune. Cependant cette expérience n’est pas identique du fait des autres rapports de pouvoir et la prégnance de ceux-là est ignorée, négligée, voire niée dès lors que cela remet en cause la position des tenantes du féminisme traditionnel. S’interroger sur la place de la diversité au sein du féminisme c’est mettre en cause le caractère universel et émancipateur du projet féministe. Et en ce sens c’est une menace mais aussi un sacré défi à relever pour un mouvement qui se veut et s’affirme universaliste. Les Afro-américaines ont ainsi mis le doigt sur certaines insuffisances de l’analyse féministe traditionnelle. Ainsi en matière économique, de quelle dépendance économique souffrent les femmes noires par rapport aux hommes, elles qui ont toujours travaillé, dépendantes du maître à l’époque de l’esclavage et continuant à être chefs de foyer par la suite. Comment expliquer la domination masculine alors qu’elles font de meilleures études, ont de meilleurs boulots et ont à certains moments été nettement préférées comme main-d’œuvre migrante aux hommes ? Ce n’est pas dans cette recension le lieu pour expliciter plus avant l’apport de ce questionnement impertinent. Il suffit de s’en inspirer pour s’apercevoir que cette remise en cause est particulièrement interpellante pour notre sujet ; comment ne pas s’interroger sur l’ethnicisation de secteurs entiers de l’économie actuelle ; en entrecroisant la question du genre et de l’origine ethnique. Ce sont les secteurs les plus dévalorisés (le nettoyage) ou ceux qu’on ne désire pas promouvoir financièrement (la santé) qui s’ethnicisent. On y retrouve même ici et là, un dis-cours légitimant qui lie l’aptitude au travail aux qualités de ce personnel, à sa gentillesse dans les relations avec les malades ou les personnes âgées : en somme, on naturalise, on racialise ainsi des qualités pour justifier l’occupation de cette main-d’œuvre. C’est exactement ce que les féministes ont reproché aux dis-cours qui mettaient en avant des qualités prétendument naturel-les des femmes. Peut-on, par ailleurs, faire l’économie d’un débat sur les avantages que tirent les femmes appartenant au groupe dominant de la présence et du travail de ces femmes sous-payées, originaires de pays tiers, qui pour un faible salaire, un titre-service ,effectuent des tâches domestiques dont la plupart des femmes entendent ne plus être seules responsables et que, faute de partage équitable au sein du ménage, elles externalisent ? Est-il concevable que les féministes ne s’interrogent pas sur le fait que cette nouvelle répartition des tâches au sein du ménage, acquise si chèrement, se fasse non aux dépens des hommes mais aux dépens d’autres femmes ? C’est sous la plume de Hazel Carby que l’on trouve dans cet ouvrage cette phrase lourde d’accusations : «Les femmes blanches dans le mouvement de libération des femmes sont incroyablement réticentes à se représenter elles-mêmes dans des situations d’oppresseurs, car el-les ont le sentiment que cela se fera aux dépens de leur situation d’opprimées» Op.cit., p. 99. Les Afro-Américaines obligent le mouvement féministe traditionnel à s’interroger sur son propre racisme, à ne pas se limiter à travailler avec «quelques femmes de couleur» dont l’apport ne servirait qu’à légitimer les revendications du mouvement majoritaire. Elles contestent la prétendue neutralité de référence des mouvements traditionnels et y voient l’expression de leur position dominante. En ce moment où la diversité fait débat, au sein du mouvement des femmes, où les élections américaines nous ont offert un débat, non clos entre sexisme et racisme, cette anthologie est à découvrir résolument pour nourrir la réflexion.