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Dessiner un horizon

Le choix du thème des journées d’étude «Semaine Sociale» 2009 du Mouvement ouvrier chrétien a été extrêmement rapide, tant il avait forme d’évidence. L’évidence, en l’occurrence, était moins la crise financière elle-même que le fait que celle-ci n’était que le symptôme plus général d’un ensemble de crises. Ce que nos membres et militants nous demandent, c’est de comprendre ce qui se passe, et de «faire GPS» : fixer une destination alternative et indiquer le chemin. Traduction : on veut traiter de la sortie des crises tout autant que des crises elles-mêmes. On ne prend pas l’image du GPS par hasard : ceux qui en ont l’usage, en connaissent bien les limites : s’il y a des travaux sur le chemin, et qu’on cherche à les contourner, le guide vous y reconduit systématiquement et imperturbablement ! Le chemin que nous avons à emprunter est truffé de travaux. Dire que nous faisons GPS, c’est aussi indiquer notre volonté de ne pas contourner les obstacles qu’ils représentent ! Les travaux, on va plonger dedans ; il n’est pas dit qu’on va arriver rapidement à destination ! On est face à quelque chose d’assez gigantesque ! Nous ne pouvons qu’adopter une posture modeste. Le projet vise à dégager les équations générales, et rassembler du matériel pour les débats politiques tout autant que d’éducation permanente. Revenons un bref moment sur les deux demandes : comprendre et «faire GPS». Aux yeux des lecteurs de 45 ans et plus, le comprendre présentera au moins une grande vertu : le rajeunissement ! En 1972 en effet, on avertissait déjà comme on avertit aujourd’hui. En tout cas, le «Halte à la croissance» d’un groupe «Club de Rome» avait créé un très solide émoi. Au même moment, on pouvait découvrir «Les mange-bitumes» José Bielsa et Jacques Lob, «Les mange-bitumes», Dargaud, 1974, réédition en 1983 aux éditions du Cygne. (http://www.bdoubliees.com/journalpilote/sfig1/mangebitume/index.html).., une formidable bande dessinée que publiait le fameux hebdomadaire Pilote. Cela parlait des bouchons : on n’avançait plus, tant les rues étaient encombrées. On finissait par mettre tellement de temps pour rentrer chez soi après le travail que, lorsqu’on arrivait, il était déjà temps de repartir ! Pragmatiquement, les citoyens trouvaient des astuces pour faire face : la plus prisée devenant la généralisation de l’achat de camping-cars : ainsi pouvait-on facilement circuler, manger, dormir, et même travailler dans son véhicule. Il fut un moment où le gouvernement prit ses responsabilités. Sa figure marquante offrait une étonnante ressemblance avec le Président Georges Pompidou. Puisqu’il fallait se débarrasser des bouchons, on allait élargir les routes. C’était d’autant plus facile à faire que, les gens ayant pris l’habitude de camping-cars de plus en plus confortables, et de ne plus s’arrêter à la maison pour y loger, la société n’avait plus vraiment besoin de tous ces logements qui bloquaient le progrès. Déblayons le paysage de tout cela qui est obstacle à la circulation ! La suite de l’histoire décrivait la société idéale ainsi créée : disparition des bouchons ; tout le monde peut enfin rouler tout le temps, sans entrave. Évidemment, comme dans tout roman d’anticipation, l’affaire se termine affreusement mal ; on ne sort pas absolument optimiste de cette lecture. Deux choses sont claires : d’abord, les «mange-bitumes» et d’autres productions culturelles de l’époque Par exemple, le film de Luigi Comencini, «Le grand embouteillage», qui met en scène 36 heures de blocage total sur les autoroutes à l’entrée de Rome. Au début, il y a plaisanteries et solidarité. Un peu plus tard, on s’entretue , nous rappellent qu’il y a 35 ans, on disait déjà que les bouchons étaient de pire en pire, et qu’on allait vers une catastrophe ! Ensuite, ça n’a fait peur à ni n’a découragé presque personne : chaque année depuis lors, on enregistre plus de voitures en circulation sur nos routes. Quoique les désagréments soient innombrables, imperturbablement, nous continuons à grimper plus souvent dans des bagnoles toujours plus nombreuses. On s’est centré sur l’exemple de la bagnole, mais on peut dire cela de tous les avertissements environnementaux de l’époque : on disait déjà que la planète s’épuisait, et qu’on lui demandait plus que ce qu’elle avait à donner. Pourquoi si peu de changement, malgré les évidences de la décennie 1970 ? Avant tout parce que nous sommes face à des équations compliquées. En tout cas, c’est plus compliqué qu’une opposition entre la (mauvaise) «croissance classique» et le (bon) «développement durable». Ainsi existe-t-il un fort consensus autour de l’enjeu de croissance, notamment parce qu’il se décline en deux versions : l’une est de droite (grosso modo, l’accumulation de richesses sans être regardant sur la répartition de celle-ci) ; l’autre est solidement amarrée à gauche (la croissance est la condition de l’emploi – «pour maintenir le niveau de l’emploi, il faut au moins 2% de croissance annuelle» – du financement de la santé, des pensions, des services publics ; c’est grâce à la croissance que des populations sortent de la pauvreté). D’une certaine manière, la croissance «classique» contient en elle-même son alternative ! La grande légitimation de la croissance réside en ceci : on peut observer des nations à forte croissance et politiques sociales honteuses ; on n’a jamais vu de situations de progrès social qui ne soient adossées à de la croissance. Ajoutons deux complications : — Certes, pour sauver la planète, il faut moins de pollution, et il y a urgence. Il n’empêche : la brusque fermeture d’entreprises polluantes, qui mettent des milliers de familles dans l’incertitude et la misère, ne sait pas réjouir les cœurs. Nous ne trouvons pas nos affiliés que parmi les travailleurs en maraîchage biologique : ils sont aussi très nombreux dans les métiers «de la pollution» (guillemets !). Malheureusement, urgences sociales et environnementales n’ont pas vocation à être complices «naturelles» et spontanées. — Métiers de la pollution ou pas, nos affiliés se battent pour le maintien ou l’amélioration du pouvoir d’achat, revendication compliquée s’il en est. Tellement légitime lorsqu’il s’agit des revenus des plus petits ! Tellement facteur d’immobilisme lorsqu’il s’agit de revendiquer le maintien des consommations en l’état. En tout état de cause, la réalité est qu’il y a une énorme adhésion populaire à la croissance classique. Quant au développement durable, il reste dans la logique de croissance : «par plus de croissance, la croissance va trouver en elle-même les ressources pour combattre les effets environnementaux négatifs de la croissance». En définitive, le développement durable est moins une alternative qu’un nouveau moment de la croissance. Ce nouveau moment contient lui aussi son alternative en lui-même : en version de droite, le développement durable est l’habillage idéologique d’un «capitalisme vert» qui monte en puissance ; en version de gauche, on insiste pour que le duo «économie – environnement» devienne un trio, qui intègre le social à part égale. Il pourrait par ailleurs y avoir pertinence à y ajouter un pilier culturel. C’est par dénonciation de ce que le développement durable n’est qu’une variante des logiques de croissance que naissent des plaidoyers pour la «décroissance». Sur la dénonciation, c’est incontestablement très argumenté. Sur le «que faire ?» les choses s’annoncent plus ardues, ne serait-ce que parce que l’adhésion populaire massive est loin d’être assurée à ce qui peut passer pour une vie de «carême», dans la douce utopie des relations apaisées. Aujourd’hui, la crise est flagrante et nous disons «cette fois, c’est très grave». Nous avons l’espoir qu’enfin des choses pourront changer. Si nous voulons vraiment le changement, on ne peut pas avancer en candide ; on doit prendre la pleine mesure des résistances. Ne nous voilons pas la face : ce qui va se passer en phase ultérieure sera très ardu. On se lance dans une affaire «pas gagnée d’avance». Pour assumer pleinement la «fonction GPS», deux grandes questions devront être débattues. La première est celle de l’objectif à atteindre, la définition du modèle qui va nous mobiliser. D’abord, dans les propos qu’on lira, on ne trouvera plus de défense de la croissance classique, sauf lorsqu’il s’agit d’évoquer les urgences sociales : nous sommes aux côtés des fragiles, qui perdent leur emploi. Des agendas de court terme peuvent contredire ceux de moyen et long termes. Sur les arbitrages : tensions hautement prévisibles, y compris entre nous. Ensuite, sans doute sommes-nous pour la plupart ralliés à la notion de «développement durable». En tout cas tant qu’il s’agit d’une abstraction. Cela ne veut pas dire qu’on trouvera rapidement le consensus sur la définition de ce que ça implique concrètement. Enfin, nous comptons aussi parmi nous des militants de la décroissance, dont les convictions sont extrêmement fortes, et de nature à pas mal bousculer. On le verra : les contributions à la Semaine Sociale posent ces problèmes ; on ne peut pas affirmer qu’elles les ont vidés. C’est bien pour cela que ce qui suit ne peut avoir d’autre vocation que l’apport de matériel pour continuer le débat. D’autant qu’il est une autre question à débattre et qui ne sera ici qu’esquissée, quand elle ne sera pas simplement implicite : celle de la transition entre aujourd’hui et le modèle qu’on veut atteindre. Car il ne faut pas que rêver : il faut aussi identifier les chemins praticables et formuler des propositions recevables. Les contributions sont présentées en trois grands moments. Premier moment, celui des approches les plus globalisantes. Myriam Djegham et Bernard Kerger débutent par un «balayage large». Les crises d’aujourd’hui interpellent vivement le mouvement social : les auteurs proposent la remise en cause de la «religion de la croissance». C’est à creuser cette discussion que s’attachent les trois contributeurs suivants. Bernard Perret ne dit pas qu’il faut arrêter la croissance. Au contraire, il opte clairement pour le développement durable, mais il y met une condition : que l’on distingue clairement le «développement» de la «croissance». Il doit être moins question d’un compromis entre les trois piliers (l’économie, le social, l’environnement) que d’une intégration de ceux-ci en une «économie symbiotique». Pierre Ozer expose un point de vue plus radical, qui justifie très explicitement pourquoi il faut aller vers «moins». Quant à François Houtart, il entre dans le sujet par l’analyse de l’enchaînement de toutes les crises : de la crise financière à la crise sociale, en passant par les crises énergétique et alimentaire. En définitive, il répertorie un vaste ensemble de dysfonctionnements qui débouche sur une véritable crise de civilisation. Pour l’auteur, on ne sortira de la crise qu’en abandonnant les paramètres de l’économie capitaliste, notamment en généralisant la démocratie et en acceptant la multiculturalité. En second moment, quelques approches thématiques pour des éclairages particuliers. Ainsi Xavier Dupret décrit-il les évolutions des inégalités en regard de celles de la mondialisation. Il expose une hypothèse de lutte qui passerait par une politique économique protectionniste. Mais pas n’importe quel protectionnisme ! Certainement pas celui du «superbe isolement», et de l’exclusion de plus pauvres que nous. Au contraire, il viserait les pays dont la productivité converge vers nos niveaux mais qui ne mettent pas en place des politiques sociales et écologiques également convergentes. L’angle d’approche de Laurence Lambert est celui de la périurbanisation, qui a bouleversé la vie des villages. Les impacts en sont paradoxaux, mais, globalement, le bilan est plutôt négatif et conduit à l’impasse. Il convient d’inventer des formules de «villages durables» : le développement durable global passe aussi par des mises en œuvre locale. Jehan Decrop quant à lui entre dans le sujet par le dossier énergétique, dont il décrit les enjeux aux niveaux mondial, européen et belge, pour dégager des propositions de rencontre du défi énergétique par l’intégration de la dimension sociale. Troisième et dernier moment, celui des approches plus spécifiquement «mouvement social». Après nous avoir expliqué quels sont les quatre piliers du «capitalisme vert», et pourquoi il serait erroné d’en attendre de grands résultats, Christophe Degryse et Philippe Pochet, ancrés dans le mouvement syndical européen, indiquent que seule une société de cohésion sociale pourra être durable. En d’autres termes : sans justice sociale, pas de développement durable. Pour avancer, une «spring alliance» vient de se mettre en place, qui réunit syndicats, ONG environnementales, sociales et de développement. Laurence Blésin s’intéresse elle aux conditions de l’engagement. Car, si on veut changer, il faut du mouvement social ; il n’y a mouvement social que s’il y a engagement. Nous devons nous mettre en condition d’accompagner la parole là où elle se prend, en partant des souffrances telles qu’elles sont vécues, et en faisant groupe avec les concernés. Thierry Jacques termine en des termes politiques : la crise est tout à la fois sociale et environnementale. Sociale, elle est d’abord et avant tout une crise de la répartition, qui révèle les contradictions profondes d’un «capitalisme de basse pression salariale». Environnementale, car notre modèle de croissance mène à l’impasse. Il identifie quelques chantiers stratégiques pour la sortie de crise, et donne des indications concrètes : fiscalité, sécurité sociale, rôle de l’État.