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De quoi Francken est-il le nom ?

[Texte paru dans le n°103 de la revue POLITIQUE, « Le trimestre d’Henri Goldman », mars 2018.]

Cet homme aura donc réussi l’impossible : réunifier contre lui toute la gauche belge. Précisons : toute la gauche francophone. Du côté flamand, sa popularité est telle qu’on réfléchit à deux fois avant de l’éreinter. Et précisons aussi : plutôt la « gauche morale », celle qui s’attache principalement au respect des droits humains. Du côté de la « gauche sociale » d’abord préoccupée par l’emploi et la feuille de paie, pas sûr qu’on s’émeuve autant du sort d’une poignée de migrants

Et Francken le sait. Petites provocations, tweets incendiaires : tout est calculé. Chaque fois que la gauche humanitaire francophone pousse des cris d’orfraie et le voue aux gémonies, il monte d’un cran dans les sondages. En Flandre d’abord, mais aussi à Bruxelles et en Wallonie.

La vague sur laquelle il surfe vient de loin. En ouvrant les vannes de la libre circulation des capitaux, des marchandises et des travailleurs, la mondialisation a ouvert en même temps les vannes de mouvements migratoires qu’aucun système de contrôle sophistiqué n’est en mesure de bloquer. Il existe désormais un marché migratoire mondialisé où tout peut s’acheter auprès d’entrepreneurs ayant pignon sur rue, même s’il y a des risques et si la mort est parfois au rendez-vous. Derrière les Soudanais renvoyés aux bons soins d’une dictature, d’autres viennent d’Éthiopie, du Bangladesh, du Pakistan, d’Érythrée, d’Afghanistan, du Mali, de Guinée… bref du monde entier, comme une revanche sauvage du Sud sur le Nord qui l’a pillé. Et voilà la petite musique qui monte et s’insinue partout : devrons-nous – et surtout « nos pauvres » – partager avec eux nos logements sociaux insuffisants, nos allocations sociales rabotées, nos soins de santé définancés, les classes déjà surpeuplées de nos enfants ?

Bien sûr, la question est perfide. Des richesses qui pourraient combler ces besoins, il y en a de plus en plus qui s’accumulent en haut de la pyramide sociale, comme un récent rapport d’Oxfam vient de le rappeler[1. « Depuis 2015, les 1% les plus riches détiennent autant de richesses que le reste de la population mondiale. » « 82% des richesses créées dans le monde l’année dernière ont bénéficié aux 1% les plus riches », www.oxfam.org, janvier 2017.]. Mais comme on nous a bien expliqué que « nos riches » sont les garants de notre bien-être par la vertu du « ruissellement » – et que de toute façon ils sont hors d’atteinte –, il faut bien que l’angoisse du lendemain et la colère qu’elle génère puissent se reporter sur d’autres, plus vulnérables. Ainsi, partout en Europe, la question migratoire empoisonne les consciences et alimente la démagogie populiste. Pourquoi pas en Belgique ?

Avec Francken, il n’y a pourtant pas grand-chose de neuf. Sa politique d’asile ne fait que prolonger celle d’Annemie Turtelboom et de Maggie De Block, les ministres libérales qui l’ont précédé. La différence est dans la posture. Pour Selma Benkhelifa, avocate en droit des étrangers, « avant, quand on demandait pour des migrants le bénéfice d’une mesure de protection, la discussion tournait autour de la question : est-ce qu’ils risquent vraiment leur vie ? Théo Francken est capable de vous répondre : “Oui, ils sont en danger. Et je m’en fous” [2. Entretien avec Maryam Benayad, Axelle, janvier-février.] ». Et ça paie.

Pourtant, ni Théo Francken ni Bart De Wever ne sont des fascistes au sens historique. Ce sont des néolibéraux, dont l’objectif est de briser l’État social mais « dans les régles », en s’appuyant toujours sur un consentement populaire majoritaire qu’ils consolident patiemment.

Pour mener ce projet à bien, la N-VA doit à tout moment garder deux fers au feu. D’un côté, elle entretient la flamme populiste de son électorat en la tournant alternativement contre les Wallons gréviculteurs et contre les migrants profiteurs. De l’autre, elle veille à satisfaire les aspirations du patronat à se débarrasser des contre-pouvoirs de l’État social qui l’empêchent d’accumuler sans limites. Il ne faut jamais oublier ce cri du coeur émis par Bart De Wever en août 2010, soit bien avant la constitution de la « suédoise » : « Voka is mijn echte baas. Als Voka niet tevreden is, ben ik niet tevreden [3.« Le Voka – coupole du patronat flamand – est mon vrai maître. Quand le Voka n’est pas content, je ne suis pas
content », www.standaard.be/cnt/0f2u0qmn] ». Pour la flamme populiste, la N-VA a envoyé Francken et Jambon au front. Mais pour le volet patronal, elle peut compter sur un personnage nettement plus discret : le ministre des Finances Johan Van Overtveldt qui s’active à faire baisser la pression fiscale sur les plus gros contributeurs en attendant la grande réforme annoncée pour 2019.

Quant au président de la N-VA, il se réserve le rôle tribunitien de belle-mère du gouvernement, en éreintant régulièrement par ses déclarations les difficiles compromis passés avec ses partenaires – comme sur la sortie du nucléaire –, touchant ainsi les dividendes d’un parti d’opposition tout en étant le principal parti de la majorité.

Entre ce néolibéralisme à double face et le vieux libéralisme historique dont le MR est le dernier avatar, il y a un changement de nature. À leur naissance, le libéralisme de l’initiative économique et le libéralisme des droits humains allaient de pair[4.Il en reste quelque chose chez Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, avocat du libre-échange dans sa défense du Ceta, mais aussi l’anti-Trump absolu dans son ouverture aux migrant·e·s et à la diversité culturelle.]. Dans le néolibéralisme qui prospère en ce moment en Europe et ailleurs, cet équilibre est rompu au détriment des libertés publiques et des droits humains fondamentaux. C’est la liberté pour les puissants et l’autorité pour les autres.

Attention à ne pas tomber dans le piège que nous tend Francken : il ne représente que la face la plus hideuse, mais sans doute pas la principale, d’une politique néolibérale qui avance ses pions dans les domaines majeurs de la vie sociale, comme la santé, la justice ou le travail. N’est-ce pas principalement sur ces terrains qu’il faut tenter de la faire reculer ? C’est l’objectif de la campagne TAMTAM [5.www.campagnetamtam.be] portée par de nombreux acteurs de la société civile. Il faut la soutenir.