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De Napster à Megabox, une histoire de prise de contrôle

De l’histoire du téléchargement sur Internet, le quidam ne retient souvent qu’un scénario de gendarmes et de voleurs. Au mieux, s’intéresse-t-il aux questions éthiques et sociales posées par les avancées technologiques dans le domaine digital. Réactionnaires ou enthousiastes, beaucoup ont tendance à « romantiser » la problématique. Nous aurions d’un côté des pirates idéalistes qui luttent contre une industrie purement vénale, un Empire moralement corrompu. De l’autre, des défenseurs des droits de propriété intellectuelle tels que définis au XXe siècle, et qui tiennent pour acquis que, si ceux-ci venaient à être rediscutés, il surviendrait d’abord l’anarchie, ensuite la fin de la création artistique en tant que métier. Le fond du problème est fondamentalement ailleurs. Il s’agirait plutôt de définir qui – du public, de l’industrie et des intermédiaires – va contrôler l’information, le commerce, les artistes, les flux. Voilà l’enjeu et voilà pourquoi tant le combat idéologique que législatif est si acharné. Le web est par essence un lieu de partage et d’échange démocratique, voulu neutre. Au nom de la lutte contre le piratage, en appelant à des interventions gouvernementales et en forçant via l’appareil législatif les fournisseurs d’accès à livrer aux autorités l’identification d’utilisateurs considérés comme contrevenants, cette neutralité est mise à mal par une industrie musicale et cinématographique aux abois, mais aussi par ses lobbys et des politiciens attentifs à leurs discours alarmistes, pas toujours fondés.

« Ces manières nouvelles de consommer la musique et le cinéma ont rendu obsolète tout un tas de métiers intermédiaires, jadis très lucratifs. »

De Napster à Megaupload, en passant par BitTorrent et The Pirate Bay, le partage de données a transformé le consommateur en distributeur. Ces manières nouvelles de consommer la musique et le cinéma ont rendu obsolète tout un tas de métiers intermédiaires, jadis très lucratifs. Via les outils de téléchargement et de partage de fichiers, le public et les artistes se sont rapprochés et le rôle, longtemps incontournable, des « middle men » du secteur (radios commerciales, éditeurs, labels…) est désormais considérablement amoindri. Il y a de la part d’un certain public une défiance, consciente ou non, envers le système, ainsi qu’une profonde volonté de remettre en question les façons de consommer la culture. En découle la question de savoir qui désormais éventuellement rétribuer dans la chaîne de production, de distribution et de promotion qui sépare l’artiste de l’auditeur ou du spectateur. L’industrie est longtemps restée sourde à ces problématiques, pour toute une série de raisons, dont certaines parfaitement irrationnelles. Le prix qu’elle paie est d’être aujourd’hui non plus considérée comme un respectable fournisseur de biens de consommation, mais plutôt comme un mélange de dinosaure mourant et de policier aux abois, qui plus est, représenté par un lobby hostile aux consommateurs d’un type nouveau, et qui chercherait aussi à freiner le progrès, tant du strict point de vue technologique que lorsqu’il s’agit de revoir et d’harmoniser les lois sur la propriété intellectuelle. Florissante à la fin des années 90, l’industrie ne s’est pas rendu compte de la naissance d’un monde nouveau. Elle contrôlait alors un marché quasi mondialisé. En quelques semaines s’est créée une alternative globale d’une infinité de marchés de niches, presque personnalisées et a priori incontrôlables. C’est alors qu’elle a commencé à perdre pied.

Napster et le monde de la musique

La variété des outils de téléchargement a été immense durant cette dernière quinzaine d’années et il serait fastidieux de tous les énumérer, ainsi que les ennuis judiciaires subis par leurs inventeurs et certains de leurs utilisateurs. Dans l’histoire du téléchargement, quelques noms ressortent pourtant comme autant de chapitres déterminants, de moments clés. Le mp3, format digital qui compresse une chanson à un douzième de sa taille originale, existe depuis 1987 mais il faut attendre 1999 pour que son usage, jusque-là rebutant et plutôt réservé aux spécialistes en informatique, se démocratise. Ce n’est pas un hasard : 1999, c’est l’époque où les entreprises de télécom commencent à proposer à leur clientèle des vitesses de transferts améliorées, des modems plus performants, de plus larges bandes passantes… Ce contexte permet le succès de Napster, un logiciel créé par un jeune américain du nom de Shawn Fanning. Napster n’était pas le premier software du genre mais il était assurément le plus facile à utiliser, le plus efficace aussi. Il permettait à ses utilisateurs de se loguer sur un serveur central et d’y chercher des fichiers déposés par d’autres utilisateurs. Cela ne prenait que quelques minutes.

« 1999, c’est l’époque où les entreprises de télécom commencent à proposer à leur clientèle des vitesses de transferts améliorées, des modems plus performants, de plus larges bandes passantes… »

Connaissant alors une période de prospérité sans précédent, l’industrie ne semble pas avoir mesuré l’impact de cette avancée technologique. En 1999, le CD est au prix le plus haut de sa courte histoire (une moyenne de 19 dollars aux États-Unis, un peu moins de 20 euros en Europe…) et la demande d’albums et de singles n’a jamais été aussi grande (14,5 milliards de dollars). Avec beaucoup d’arrogance, la RIAA, le lobby de l’industrie, considère Shawn Fanning comme un simple voleur et voit en Napster autant un système à interdire qu’une mode marginale qui ne touche que les étudiants férus d’informatique. En décembre 1999, cette même Recording Industry Association of America engage un procès contre Napster, réclamant 10 000 dollars pour chacune des 200 chansons prises au hasard des serveurs, soit la bagatelle de 20 millions de dollars. Dans la foulée, le groupe de heavy metal Metallica et le producteur hiphop Dr. Dre attaquent eux aussi la compagnie de Shawn Fanning. La médiatisation de ces injonctions légales et de ces procès bénéficie fortement à Napster, d’autant que ce dernier se finance par la publicité. En quelques mois, le site passe de 150 000 utilisateurs à près de 50 millions. Dans l’opinion publique et les médias, la RIAA, Metallica et dans une moindre mesure Dr. Dre pâtissent d’une image réactionnaire alors que des groupes partisans de Napster, tels que Limp Bizkit, Public Enemy ou encore Prince, qui voient dans le système un outil de promotion sans précédent (le manque à gagner des disques se nuançant par la vente de tickets de concerts et de merchandising) sont applaudis pour leur vision « plus pertinente » de la problématique. Il n’en demeure pas moins que légalement sommé de retirer beaucoup de fichiers de ses serveurs, mal vu pour ses encarts publicitaires devenus envahissants, géré de façon assez dissipée et davantage considéré par le business comme une menace que comme un partenaire fiable, Napster sombre totalement en 2002.

Offre régulée et demande encadrée

Les principales critiques à l’encontre de l’industrie suite à l’affaire Napster sont les suivantes : en tentant de contrôler Internet comme elle contrôle la vente de disques, de cassettes et de CD, elle a non seulement fait intervenir le gouvernement et le pouvoir législatif, ce qui va à l’encontre de la neutralité du net[1.Voir l’article de Maxime Lambrecht dans ce dossier.], mais elle a aussi raté une superbe occasion de remettre ses pratiques en question et de s’adapter à une ère nouvelle. Elle s’est aliéné une partie du public et des artistes et, surtout, n’a pas réussi à proposer une offre digitale à la fois parfaitement légale et inventive. En faisant disparaître Napster, elle a tout simplement momentanément « gelé » un système efficient et séduisant mais surtout concurrent. En 2002, aucune offre légale n’est là pour répondre à une demande qui n’a plus rien de marginal et s’avère de fait massive, à l’échelle mondiale.

« 2003, c’est l’année où on estime aux États-Unis que 57 millions de personnes échangent de la musique pour un total de 2 milliards de fichiers téléchargés chaque mois. »

Commence alors l’ère des réseaux décentralisés, le fameux peer-to-peer, P2P : Morpheus, Limewire, Gnutella, Kazaa, Grokster, Audiogalaxy, Soulseek… Contrairement à Napster, ces applications permettent aux utilisateurs de communiquer directement entre eux, sans passer par un serveur central, donc avec une plus grande difficulté de contrôle extérieur. BitTorrent, créé en 2001 par Bram Cohen, lance l’idée des « torrents » et est un système encore plus rapide et efficace que le P2P classique, basé sur un protocole légèrement différent. En 2002, le plus populaire de cette multitude de services se nomme Kazaa, basé sur le P2P, et compte plus de 9 millions d’utilisateurs mensuels. L’industrie hurle toujours au vol qualifié mais en 2003, Stephen Wilson, un juge fédéral américain, estime que Steamcast Networks Inc, la compagnie derrière Morpheus et Grokster, ne saurait être tenue pour responsable de la façon dont ses logiciels sont utilisés. Wilson y voit un parallèle avec les magnétoscopes et les photocopieurs, appareils qui peuvent également être utilisés pour enfreindre les lois sur le droit d’auteur. 2003, c’est l’année où on estime aux États-Unis que 57 millions de personnes échangent de la musique pour un total de 2 milliards de fichiers téléchargés chaque mois. La réaction de l’industrie est davantage sujette de moqueries et de polémiques que de craintes. Elle tente de lancer quelques sites légaux, qui permettent de télécharger contre un forfait mensuel des poignées de chansons truffées de système anticopie. Elle se met aussi à agiter le bâton, tentant de faire peur aux contrevenants, traînant des ménagères et des étudiants au tribunal pour leur réclamer des sommes de dizaines de milliers de dollars par chansons trouvées sur les disques durs personnels. Certaines situations frisent le grotesque comme lorsque la RIAA propose des amendes forfaitaires de 3000 à 5000 dollars et exige des excuses publiques médiatiques à des gamins et des ménagères dont elle a tracé et saisi l’adresse IP. Suite à quelques procès retentissants, l’idée est désormais acquise pour un large public, y compris politique, que si les actes reprochés aux particuliers ont beau être illégaux, ils sont communs et leur illégalité dépend éventuellement de l’inadéquation des lois sur la propriété intellectuelle par rapport à la réalité digitale. Malgré de nombreux appels du pied au pouvoir et aux autorités, dont le Congrès des États- Unis, 5 ans plus tard, en 2008, rien ou presque ne semble pourtant avoir fort changé. Il existe désormais des offres légales mais la seule à rencontrer un véritable succès, iTunes, génère moins d’argent dans les caisses de l’industrie que dans les poches de son propriétaire, Steve Jobs.

Itunes & Megaupload

Lancé le 28 avril 2003, iTunes se targue 5 ans plus tard d’avoir vendu 4 milliards de chansons, ce qui représente alors 70% de la vente digitale en ligne au niveau mondial. Mais iTunes est surtout considéré comme une plateforme où trouver de quoi remplir la mémoire de son iPod. Et là, force est pour Jobs de reconnaître que seulement 3% de la musique présente dans les 141 millions d’Ipods en circulation a été achetée sur iTunes. C’est aujourd’hui évident mais en 2008, certains pontes de l’industrie tombent de haut lorsqu’ils se rendent compte que Steve Jobs est moins un partenaire qu’un concurrent, dont la politique de vente en ligne de musique a surtout généré une marge énorme pour Apple, cela sans forcément faire véritablement avancer le débat plus éthique ou s’avérer bénéfique pour l’industrie.

« La fermeture de Megaupload n’a donné à l’industrie que quelques mois de répit. Sa disparition a soufflé un véritable vent de panique sur le monde du téléchargement tout au long de l’année 2012. »

Aujourd’hui, à l’automne 2012, c’est finalement Kim Dot-Com (de son vrai nom Kim Schmitz), quelqu’un qui ne semble pourtant pas trop s’embarrasser d’éthique, qui paraît le plus apte à vraiment révolutionner le monde du téléchargement. En 2005, Schmitz fonde à Hong-Kong Megaupload, plateforme qui jusqu’à sa fermeture en janvier 2012, fut sans doute l’une des plus importantes de l’histoire du téléchargement. Si beaucoup de fichiers présents sur les serveurs (photos personnelles, thèses…) étaient parfaitement légaux, il semble évident que le gros des données déposées par les utilisateurs en vue de les partager relevait d’une utilisation illégale et à très grande échelle du système. En janvier 2011, on estimait le passage sur le site à 21 milliards de visites par an. Il est dès lors permis de penser que l’industrie a vu en DotCom un véritable Némésis, plus puissant que Shawn Fanning, moins conciliant que Steve Jobs, concurrent suffisamment incontrôlable et arrogant pour présenter un véritable danger. D’autant que quelques jours avant son arrestation en janvier 2012, le bonhomme claironnait avoir inventé Megabox, un système très ambitieux et cette fois-ci parfaitement légal qui mettrait fin au téléchargement illégal mais aussi à l’industrie du disque telle que nous la connaissons. Que l’arrestation précipitée par le FBI de ce citoyen allemand naturalisé néozélandais à Auckland en raison d’activités basées à Hong-Kong prouve un désarroi certain des lobbys américains et de ses soutiens politiques n’est que pure spéculation. Ce qui semble par contre indiscutable, c’est que la fermeture de Megaupload n’a donné à l’industrie que quelques mois de répit. Sa disparition a soufflé un véritable vent de panique sur le monde du téléchargement tout au long de l’année 2012 : certains services de partage de données ont limité leur offre technique, d’autres ont carrément disparu. Trouver un film ou des albums à télécharger est redevenu un petit peu plus fastidieux que l’année dernière. Pas beaucoup. Pas longtemps non plus, vu que fin septembre 2012, les premiers spots publicitaires et articles, éventuellement perplexes, concernant le lancement imminent de Megabox, apparaissaient sur le web ; annonçant un système visiblement très séduisant, totalement légal et gratuit, mêlant recettes éprouvées sur les réseaux sociaux de type Facebook, streaming à la Spotify et peut-être même téléchargements accompagnés de la bénédiction de certains artistes. Bref, sauf forfanterie, ce qui est toujours possible vu le pedigree du personnage et le flou total autour du business model de l’affaire, qui annonce entendre reverser 90 % des gains aux artistes, Megabox sera peut-être bien capable de révolutionner notre rapport à la consommation culturelle. Tout en présentant une vision du contrôle des flux suffisamment démocratique et fédératrice, même si un poil canaille, pour que cette fois, personne n’y trouve juridiquement à redire.